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Auteur Honoré de Balzac
Œuvre Le Colonel Chabert (1832-1844)
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  82. ¶ FIN DU TOME XII.¶
  1. .¶ ¶ I
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  82. III.¶ ¶
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  3. Elle → elle
  4. … → ….
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  9. il → Il
  10. , → !
  11. nouveau- → nouveaux
  12. Il → il
  13. sakerlotte → saquerlotte
  14. un → ¶ Un
  15. dan sun → dans un
  16. ame → âme
  17. déjeune → déjeûne
  18. grace → grâce
  19. M. → monsieur
  20. M. → monsieur
  21. M. → Monsieur
  22. tribunal, → tribunal,
  23. ). → .)
  24. M. → monsieur
  25. M. → Monsieur
  26. les défenses → les défenses
  27. M. → monsieur
  28. poètes → poëtes
  29. l’intérieur → le fond
  30. apercût → aperçût
  31. enfui → enfuie
  32. . → ?
  33. M. → Monsieur
  34. Empereur → empereur
  35. ? → !
  36. de mes → des
  37. ! → .
  38. grace → grâce
  39. long-temps → longtemps
  40. les dires → le dire
  41. , → ;
  42. méancolique → mélancolique
  43. … → .
  44. lenr → leur
  45. débarasser → débarrasser
  46. ? → ,
  47. pénétrante → pénétran’e
  48. . → ,
  49. requiem → Requiem
  50. Esquimau → Esquimeau
  51. Moi → moi
  52. pénétrer → penétrer
  53. , → !
  54. bienheureux → bien heureux
  55. prmeettre → permettre
  56. le → les
  57. Je → je
  58. M. → monsieur
  59. jeune → heune
  60. au → un
  61. à → -à-
  62. , → ;
  63. Eh → eh
  64. , → !
  65. , → ?
  66. costume → coutume
  67. M. → monsieur
  68. , → !
  69. , → ;
  70. St → Saint
  71. boulevart → boulevard
  72. M. → monsieur
  73. gueule → gueules
  74. salpêtrés → salpêtres
  75. donne → donnent
  76. égyptien…. → Égyptien…
  77. un égyptien → ! un Égyptien
  78. !.. → …
  79. lèze → lèse
  80. , → ;
  81. M. → monsieur
  82. ! → ?
  83. rentes. → rente?
  84. . → ?
  85. , → ;
  86. légion d’honneur → Légion d’Honneur
  87. légion → Légion
  88. les → Les
  89. ! → ,
  90. . Ha → , ha
  91. , → ;
  92. , → ;
  93. siège → siége
  94. , → ;
  95. ? → !
  96. . → ?
  97. mioches, → mioches,
  98. ? → !
  99. . Malheureusement → : malhereusement
  100. long-temps → longt-emps
  101. vexé! → vexés.
  102. , → !
  103. par → pas
  104. ? → !
  105. ! → ,
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  107. . → !
  108. ? → !
  109. . → ?
  110. M. → monsieur
  111. M. → Monsieur
  112. St → Saint
  113. M. → monsieur
  114. M. → Monsieur
  115. St → Saint
  116. St → Saint
  117. St → Saint
  118. restauration → Restauration
  119. , → ;
  120. M. → monsieur
  121. M. → monsieur
  122. ame → âme
  123. restauration → Restauration
  124. M. → monsieur
  125. M. → monsieur
  126. . → ?
  127. déjeunait → déjeûnait
  128. chien-dent → chiendent
  129. M. → monsieur
  130. M. → monsieur
  131. ame → âme
  132. accordée → accordés
  133. piège → piége
  134. M. → monsieur
  135. , il → il
  136. M. → monsieur
  137. M. → monsieur
  138. ; → ,
  139. M. → Monsieur
  140. Ferrand → Ferraud
  141. M. → Monsieur
  142. M. → monsieur
  143. légion d’honneur → Légion-d’Honneur,
  144. ! assez! → , assez,
  145. ! → ,
  146. , → ;
  147. légion d’honneur → Légion-d’Honneur
  148. déjeunait → déjeûnait
  149. – → -
  150. M. → monsieur
  151. M. → monsieur
  152. « M. → Monsieur
  153. Chabert, → Chabert,
  154. légion d’honneur → Légion-d’Honneur
  155. M. → monsieur
  156. M. → monsieur
  157. , → ?
  158. à → -à-
  159. , → !
  160. à → -à-
  161. , → ;
  162. . → ?
  163. ! → .
  164. piège → piége
  165. Monsieur → monsieur
  166. marche-pied → marchepied
  167. Madame → madame
  168. ame → âme
  169. , → ;
  170. , → ;
  171. . → ?
  172. . → ?
  173. , → ;
  174. mécGnnaissable → méconnaissable
  175. M. → monsieur
  176. ? dites. → , dites?
  177. , → ;
  178. Monsieur → monsieur
  179. . → ?
  180. . → ?
  181. . → ?
  182. ? → .
  183. ? → .
  184. M. → monsieur
  185. ? → !
  186. ame → âme
  187. ame → âme
  188. empire → Empire
  189. M. → monsieur
  190. M. → monsieur
  191. M. → monsieur
  192. Elle → elle
  193. ; → ,
  194. ? → !
  195. , → ;
  196. jusques- → jusque
  197. . → ?
  198. unfaussaire → un faussaire
  199. , → ?
  200. piège → piége
  201. perpectives → perspectives
  202. . → !
  203. M. → monsieur
  204. . → !
  205. , → !
  206. . → !
  207. fut → fût
  208. philanthropes → philantropes
  209. poète → poëte
  210. détoner → détonner
  211. philanthrope → philantrope
  212. Saint → Sainte
  213. Quant → Quand
  214. des → de
  215. l’Hospice → l’Hospice
  216. poème → poëme
  217. ? → !
Table des matières
253LA COMTESSE À DEUX MARIS.

257UNE ÉTUDE D’AVOUÉ.

– Allons! voilà encore notre vieux carrick!
Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux qu’on appelle dans les études des saute-ruisseaux. Ce petit clerc, qui mordait en ce moment de fort bon appétit dans un morceau de pain, en arracha un peu de mie, en fit une boulette
et la lança railleusement par le vasistas d’une fenêtre sur laquelle il était appuyé. Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la hau258teur de la croisée, après avoir frappé le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour d’une maison située rue Vivienne, où demeurait maître Derville, avoué.
– Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux cliens, ou je vous mets à la porte. Quelque pauvre que soit un client, c’est toujours un homme, que diable
! dit le premier clerc en interrompant l’addition d’un mémoire de frais.
Le saute-ruisseau est généralement
comme était Simonnin, un garçon de treize à quatorze ans, qui, dans toutes les études, se trouve sous la domination spéciale du principal clerc dont il fait les commissions, dont il porte les billets doux. Il tient au gamin de Paris par ses mœurs, et à la Chicane par sa ruse. Il est presque toujours sans pitié, sans frein, indisciplinable. Aussi le petit clerc dit-il avec l’air de l’écolier qui prend son maître en faute: – Si c’est un homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick?
Puis il se remit à manger son pain et son fromage
, en accottant son l’épaule sur le montant de la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de coucous, l’une de ses jambes 259relevée et appuyée contre l’autre, sur le bout du soulier.
– Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là? dit à voix basse le troisième clerc, en s’arrêtant au milieu d’un raisonnement dont il engrossait une requête que grossoyait le quatrième clerc, et dont deux néophytes venus de province faisaient les copies. Puis
, il continua son improvisation: ….. Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé! monsieur qui faites la Grosse!), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit (Qu’est-ce qu’il comprit?) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence!… (Point admiratif et six points.) et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles serviteurs tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissemens 260publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est l’esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en….
– Attendez, dit le grossoyeur aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli deux pages. – Eh bien
, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbré, eh bien! vous voulez lui faire une farce? Il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses cliens qu’entre deux et trois heures du matin. Nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur!
Le troisième clerc reprit la phrase commencée:
Rendue en Y êtes vous?
– Oui, crièrent les trois copistes.
Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration.
Rendue en….
. Hein, papa Boucard? quelle est la date de l’ordonnance? il faut mettre les points sur les i, saquerlotte! Cela fait des pages.
Saquerlotte! répéta l’un des copistes.
– Comment
, vous avez écrit saquerlotte? s’écria le troisième clerc en regardant l’un 261des nouveau-venus d’un air à la fois sévère et goguenard.
– Mais oui, dit le quatrième clerc en se penchant sur la copie de son voisin, il a écrit:
Il faut mettre les points sur les i, et sakerlotte par un k.
Tous les clercs partirent d’un grand éclat de rire.
Comment, monsieur Godeschal, vous prenez saquerlotte pour un terme de Droit, et vous dites que vous êtes de Mortagne? s’écria le petit clerc.
– Effacez donc ça! dit le premier clerc. Si le juge chargé de taxer le dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu’on se moque de la barbouillée!
Vous causeriez des désagrémens au patron. Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Godeschal! un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C’est le:Portez arme! de la Basoche.
Rendue en…
en, demanda le troisième clerc, dites donc, Boucard?
– Juin 1814, répondit le premier clerc sans quitter son travail.
Un coup frappé à la porte de l’étude in262terrompit la phrase de la prolixe requête. Cinq clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié brusquement d’une voix de chantre: – Entrez. Le premier clerc resta la face ensevelie
dan sun monceau d’actes, nommés broutille en style de Palais, et continua de dresser le mémoire de frais auquel il travaillait.
L’étude était une grande pièce ornée du poêle classique dont tous les antres de la chicane sont garnis. Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre, et rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des angles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du maître-clerc. L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que celui d’un renard n’y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. Près de la fenêtre
se trouvait le secrétaire à cylindre du principal, et auquel 263était adossée la petite table destinée au second clerc. Le second faisait en ce moment le palais. Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L’étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des études! Derrière le maître clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et dont chaque compartiment était bourré de liasses d’où pendaient un nombre infini d’étiquettes et de bouts de ce fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux dossiers de procédure. Les rangs inférieurs du casier étaient occupés par des cartons jaunis par l’usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros cliens dont les affaires juteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. D’ailleurs, au mois de février, il existe à Paris très-peu d’études où l’on puisse écrire sans le secours d’une lampe, avant dix heures; car elles sont toutes l’objet d’une négligence assez concevable. Tout le monde y va, personne n’y reste. Au264cun intérêt personnel ne s’attache à ce qui est aussi banal. Ni l’avoué, ni les plaideurs, ni les clercs ne tiennent à l’élégance d’un endroit qui pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. Le mobilier crasseux se transmet d’avoués en avoués avec un scrupule si religieux que certaines études possèdent encore des boîtes à résidus, des moules à tirets, des sacs provenant des procureurs au Chlet, abréviation du mot CHATELET, juridiction qui représentait dans l’ancien ordre de choses le tribunal de première instance. Cette étude obscure et grasse de poussière avait donc, comme toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs, et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes. Certes, si les sacristies humides où les prières se pèsent et se paient comme des épices, si les magasins de revendeuses où flottent des guenilles qui flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où en aboutissent les fêtes, si ces deux cloaques de nos poésies n’existaient pas, une étude d’avoué serait de toutes les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi de la maison 265de jeu, du tribunal, du bureau de loterie. Pourquoi? Peut-être dans ces endroits, le drame en se jouant dans l’ame de l’homme, lui en rend-il les choses accessoires indifférentes.
– Où est mon canif?
– Je
déjeune!
– Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête!
– Chît! messieurs.
Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le vieux plaideur ferma la porte avec cette sorte d’humilité qui dénature les mouvemens de l’homme malheureux. Il essaya de sourire; mais les muscles de son visage se détendirent quand il eut vainement cherché quelques symptômes d’aménité sur les visages inexorablement indifférens des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes, il s’adressa fort poliment au saute-ruisseau, en espérant que ce souffre-douleur lui répondrait avec douceur.
– Monsieur, votre patron est-il visible?
Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de la main gauche de petits coups ré266pétés sur l’oreille, comme pour dire: – Je suis sourd.
– Que souhaitez-vous, monsieur? demanda le quatrième clerc qui, tout en faisant cette question, avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la hauteur de son œil celui de ses pieds qui se trouvait en l’air.
– Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je souhaite parler à monsieur Derville.
– Est-ce pour une affaire?
– Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur…
– Le patron dort. Si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il ne travaille sérieusement qu’à minuit. Mais, si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous…
L’inconnu resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un chien qui, en se glissant dans une cuisine, craint d’y recevoir des coups. Par une
grace de leur état, les clercs n’ont jamais peur des voleurs, ils ne soupçonnèrent donc point 267l’homme au carrick, et le laissèrent observer le local où il cherchait vainement un siège pour se reposer: il était visiblement fatigué. Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs études. Le client vulgaire, lassé d’attendre sur ses jambes, s’en va grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d’un vieux procureur, n’est pas admis en taxe.
– Monsieur, répondit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous prévenir que je ne pouvais expliquer mon affaire qu’à
M. Derville. Je vais attendre son lever.
Le principal clerc, qui avait fini son addition, sentit l’odeur de son chocolat. Il quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le carrick et fit une grimace indescriptible. Il pensa probablement que, de quelque manière que l’on tordît ce client, il serait impossible d’en tirer un centime; et alors, il intervint par une parole brève, dans l’intention de débarrasser l’étude d’une aussi mauvaise pratique.
– Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la nuit. Si 268votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du matin.
Le plaideur regarda le maître-clerc d’un air stupide, et demeura pendant un moment immobile. Habitués à tous les changemens de physionomie et aux singuliers caprices produits par l’indécision ou par la rêverie qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que doivent en faire des chevaux au râtelier, et ne s’inquiétèrent plus du vieillard.
– Monsieur, je viendrai ce soir, dit enfin le vieux qui, par une ténacité particulière aux gens malheureux, voulait prendre en défaut l’humanité.
La seule épigramme permise à la Misère est d’obliger la Justice et la Bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la société de mensonge, ils se rejettent plus vivement dans le sein de Dieu.
– Ne voilà-t-il pas un fameux crâne? dit le petit clerc sans attendre que le vieillard eût fermé la porte.
– Il a l’air d’un déterré, reprit le dernier clerc.
269– C’est quelque colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc.
– Non, c’est un ancien concierge, dit le troisième clerc.
– Parions qu’il est noble, s’écria le maître-clerc.
– Je parie qu’il a été portier, répliqua le troisième clerc. Les portiers sont seuls doués par la nature de carricks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme! Vous n’avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l’eau, ni sa cravate qui lui sert de chemise? Il a couché sous les ponts.
– Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc, ça s’est vu!
– Non, reprit le principal clerc au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la république.
– Ah! je parie un spectacle pour tout le monde qu’il n’a pas été soldat, dit le troisième clerc.
– Cela va, fit le principal.
– Monsieur! monsieur! cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.
270 Que fais-tu, Simonnin! demanda
M. Boucard.
– Je l’appelle pour lui demander s’il est colonel ou portier. Il doit le savoir, lui.
Tous les clercs se mirent à rire.
Le vieillard remontait.
– Qu’allons-nous lui dire? s’écria le troisième clerc.
– Laissez-moi faire! répondit le principal.

– Monsieur, dit-il au pauvre homme quand celui-ci rentra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d’avidité les comestibles, monsieur, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si…
– Chabert.
– Est-ce le colonel mort à Eylau? demanda Godeschal, n’ayant encore rien dit, et jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.
– Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira.
– Chouit!
– Dégommé!
271– Puff!
– Oh!
– Ah!
– Bâoud!
– Ah, le vieux drôle!
– Trin la, la, trin, trin!
– Enfoncé!
M. Godeschal, vous irez au spectacle sans payer, dit le quatrième clerc au nouveau-venu, en lui donnant sur l’épaule une tape à tuer un rhinocéros.
Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations, à la peinture desquelles on userait toutes les onomatopées de la langue.
– À quel théâtre irons-nous?
– À l’Opéra, s’écria le principal.
– D’abord, reprit le troisième clerc, le théâtre n’a pas été désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez madame Saqui.
– Madame Saqui n’est pas un spectacle.
– Qu’est-ce qu’un spectacle? reprit le troisième clerc. Établissons d’abord le point de fait. Qu’ai-je parié, messieurs? Un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle? une chose qu’on voit….
– Mais dans ce système-là, vous vous ac272quitteriez donc en nous menant voir l’eau couler sous le Pont-Neuf! s’écria le petit clerc en interrompant.
– Pour de l’argent, disait le troisième clerc en continuant.
– Mais on voit pour de l’argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La définition n’est pas exacte, dit Godeschal.
– Mais écoutez-moi donc!
– Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard.
– Curtius est-il un spectacle? dit le troisième clerc.
– Non, répondit le premier clerc, c’est un cabinet de figures.
– Je parie cent francs contre un sou, reprit le troisième clerc, que le cabinet de Curtius constitue un spectacle.
Les clercs haussèrent les épaules.
– D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous, dit le troisième clerc, qui cessa son argumentation. En conscience, le colonel Chabert est bien mort. Sa femme est remariée au comte Ferraud, conseiller d’état. Madame Ferraud est une des clientes de l’étude!
273– La cause est remise à demain, dit le premier clerc. À l’ouvrage, messieurs! Sac à papier! l’on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête, elle doit être signifiée avant l’audience de la quatrième chambre. L’affaire se juge aujourd’hui. Allons, à cheval.
– Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonnin quand il a fait le sourd? dit le quatrième clerc en regardant cette observation comme plus concluante que celle du troisième clerc.
– Puisque rien n’est décidé, reprit le principal, convenons d’aller aux premières loges des Français voir Talma, dans Néron. Simonnin ira au parterre.
Là-dessus
, le premier clerc s’assit à son bureau. Chacun l’imita.
Rendue en juin mil huit cent quatorze
, (en toutes lettres) dit le clerc, y êtes-vous?
– Oui, répondirent les deux copistes et le grossoyeur, dont les plumes recommencèrent à crier sur le papier timbré.
Et nous espérons que Messieurs composant le
tribunal, dit l’improvisateur. (Halte! il faut que je relise ma phrase; je ne me com274prends plus moi-même). Nous espérons que Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l’est l’auguste auteur de l’ordonnance, et qu’ils feront justice des misérables prétentions de l’administration des hospices en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici. (Ouf!)
– Voulez-vous un verre d’eau? dit le petit clerc.
– Ce farceur de Simonnin! dit Boucard. Tiens, tu vas valser jusqu’aux Invalides.
Cette scène représente un des mille plaisirs qui, plus tard, nous font dire en pensant à notre jeunesse: – C’était le bon temps!
Vers une heure du matin, le prétendu colonel Chabert vint frapper à la porte de maître Derville, avoué près le tribunal de première instance du département de la Seine. Le portier lui répondit que
M. Derville n’était pas rentré. Le vieillard ayant allégué le rendez-vous donné, monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa jeunesse, passait pour être une des plus fortes têtes du Palais. Après avoir sonné, le défiant solliciteur ne fut pas médiocrement étonné de voir le premier clerc occupé à ranger sur la table de la salle 275à manger de son patron les nombreux dossiers des affaires qui venaient le lendemain en ordre utile. Le clerc, non moins étonné, salua le colonel en le priant de s’asseoir, ce que fit le plaideur.
– Ma foi, monsieur, j’ai cru que vous plaisantiez hier en m’indiquant une heure aussi matinale pour une consultation, dit le vieillard avec une fausse gaieté, la gaieté d’un homme ruiné qui s’efforce de sourire.
– Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le principal en continuant son travail.
M. Derville a choisi cette heure pour examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite, en disposer les défenses. Sa prodigieuse intelligence ne peut se déployer qu’en ce moment, le seul où il obtienne le silence nécessaire aux grandes conceptions. Vous êtes, depuis six ans, le troisième exemple d’une consultation donnée à cette heure nocturne. Après être rentré, le patron discutera chaque affaire, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à sa besogne; puis, il me sonnera et m’expliquera ses intentions. Le matin, de dix heures à deux heures, il écoute 276ses cliens, puis il emploie le reste de la journée à ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses relations. Il n’a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller les arsenaux du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause; il a l’amour de son art. Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute espèce d’affaire. Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d’argent.
En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre figure prit une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, après l’avoir regardé, ne s’occupa plus de lui. Quelques instans après,
M. Derville rentra, mis en costume de bal. Son maître-clerc lui ouvrit la porte, et se remit à achever le classement des dossiers. Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où le troisième clerc avait voulu mener ses camarades. Cette im277mobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. Le vieux soldat était sec et maigre. Son front volontairement caché sous les cheveux de sa perruque lisse lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie transparente; vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pâle, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre. Les bords du chapeau dont le front du vieillard était couvert projetaient un sillon noir sur le haut du visage; effet bizarre, quoique naturel, qui par la brusquerie du contraste faisait ressortir les rides blanches, les sinuosités froides, les sentimens décolorés de 278cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradans symptômes par lesquels se caractérise l’idiotie, et qui faisaient de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé, les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis. En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable à celui qui échappe aux poètes, quand un bruit inattendu vient les détourner d’une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se découvrit promptement, et se 279leva pour saluer le jeune homme. Le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en apercût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir. La première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci: – Par là s’est enfui l’intelligence!
– Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier! pensa le principal clerc.
– Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler
.
– Au colonel Chabert.
– Lequel?
– Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, le 280clerc et l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait: – C’est un fou!
– Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier qu’à vous le secret de ma situation.
Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. Soit l’habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment de la protection que les lois leur accordent, soit confiance en leur ministère, ils entrent partout sans rien craindre, comme les prêtres et les médecins.
M. Derville fit un signe à Boucard, qui disparut.
– Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon temps; mais au milieu de la nuit les minutes me sont précieuses. Ainsi
, soyez bref et concis. Allez au fait sans digression. Je vous demanderai moi-même les éclaircissemens qui me sembleront nécessaires. Parlez.
Après avoir fait rasseoir son singulier client, le jeune homme s’assit lui-même devant la table; et, tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
281 Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géans, m’attaquèrent à la fois. L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours. Il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu! Ma mort fut annoncée à l’
Empereur, qui, par prudence (il m’aimait un peu, le patron!), voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque 282chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il avait de l’ouvrage: – Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore? Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux régimens, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j’étais bien mort. L’acte de mon décès fut donc probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire…
En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite, et raconter des faits aussi vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers, posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le colonel fixement.
– Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l’interrompant, que je suis l’avoué de la comtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert?
– Ma femme! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui m’ont tous pris pour un fou, me 283suis-je déterminé à venir vous trouver. Je vous parlerai
de mes malheurs plus tard. Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer, que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, la catalepsie. Autrement comment concevoir que j’aie été suivant l’usage de la guerre, dépouillé de mes vêtemens, et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d’enterrer les morts? Ici, permettez-moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort. J’ai rencontré, en 1814, à Stuttgard un ancien maréchal-des-logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et dont je vous parlerai tout à l’heure, m’expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. 284La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j’avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m’empêcha d’être écrasé par les chevaux, ou atteint par les boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous entretenant jusqu’à demain. L’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j’étais, il n’y avait pas d’air, et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissemens poussés par le monde de cadavres au milieu desquels je gisais. Quoique la mémoire de ces momens soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je 285devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont j’ignorais la cause. Il paraît, grace à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondemens de son frêle château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais! Mais avec une rage bien conditionnée, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivans! 286J’y allai ferme, monsieur, car me voici! Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j’avais trois bras! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je! m’avait, en se coagulant, comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m’évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d’une petite ouverture par laquelle je criai aussi long-temps que je le pus. Mais alors le soleil se levait, j’avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs? Je me haussais en faisant de mes 287pieds un ressort dont le point d’appui était sur les amis qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n’était pas le moment de leur dire: – Respect au courage malheureux! Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant long-temps, oh! oui, long-temps! ces sacrés Allemands se sauver en entendant une voix là où ils n’apercevaient point d’homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il paraît que j’eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état dont je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère; en sorte que, quinze 288mois après, quand un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison, je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s’était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts; le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différens procès-verbaux une description de ma personne. Eh bien! monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événemens de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je 289racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins au Français malade, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il prétendait être le colonel Chabert. Pendant long-temps ces rires, ces doutes, me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgard. À la vérité, vous pouvez juger d’après mon récit qu’il y avait des raisons assez suffisantes pour faire coffrer un homme! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après avoir entendu mille fois mes gardiens disant: – «Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert!» à des gens qui répondaient: «Le pauvre homme!» je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh! monsieur, revoir Paris! c’était un délire que je ne…
À cette phrase inachevée, le colonel Cha290bert tomba dans une rêverie profonde dont Derville respecta les mystères.
– Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément sur toutes sortes de sujets
et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd’hui, par momens, mon nom m’est désagréable. Je voudrais n’être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux! J’eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait? je serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.
– Monsieur, dit l’avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment.
– Vous êtes, dit le colonel d’un air
méancolique, la première personne qui m’ait si patiemment écouté. Aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix napoléons afin de faire venir d’Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès
291 Quel procès? dit l’avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le récit de ses misères passées.
– Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n’est-elle pas ma femme? elle possède trente mille livres de rente qui m’appartiennent, et ne veut pas me donner deux liards. Quand je dis cela à des avoués, à des hommes de bon sens; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse; quand je m’élève, moi mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m’éconduisent, suivant
lenr caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous débarasser d’un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J’ai été enterré sous des morts; mais maintenant, je suis enterré sous des vivans, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre!
– Monsieur, veuillez poursuivre maintenant
? dit l’avoué.
Veuillez, s’écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme, 292voilà le premier mot de politesse que j’entends depuis…
Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette
pénétrante et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement.
– Écoutez, monsieur, dit-il à son client, j’ai gagné ce soir trois cents francs au jeu, je puis bien employer la moitié de cette somme à faire le bonheur d’un homme. Je commencerai les poursuites et diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous me parlez, et jusqu’à leur arrivée
, je vous remettrai cent sous par jour. Si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez pardonner la modicité du prêt à un jeune homme qui a sa fortune à faire. Poursuivez.
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait. Son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. S’il courait après son illustration militaire, après sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes, et auquel nous devons les recher293ches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique, tout ce qui pousse l’homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées. L’ego, dans sa pensée, n’était plus qu’un objet secondaire, de même que la vanité du triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l’est l’objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création entière. Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si long-temps
, par tant de personnes et de tant de manières! Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, crut avoir changé de maladie le jour où elle fut guérie. Il est des félicités auxquelles on ne croit plus. Elles arrivent, c’est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive pour qu’il pût l’exprimer. Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.
– Où en étais-je? dit le colonel avec la 294naïveté d’un enfant, ou d’un soldat, car il y a souvent de l’enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l’enfant, surtout en France.
– À Stuttgard! vous sortiez de prison
. répondit l’avoué.
– Vous connaissez ma femme? demanda le colonel.
– Oui, répliqua Derville en inclinant la tête.
– Comment est-elle?
– Toujours ravissante!
Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur, avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés dans le sang et le feu des champs de bataille.
– Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté, car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige
, moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l’air comme s’il quittait un cachot. Monsieur, dit-il, si j’avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcis295sent leurs phrases du mot amour. Alors, elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît. Comment aurais-je pu intéresser une femme? j’avais une face de requiem, j’étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu’à un Français, moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799! Moi, Chabert, comte de l’Empire! Enfin, le jour même où l’on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal-des-logis dont je vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses que j’aie jamais vue. Je l’aperçus à la promenade. Si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j’étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret. Là, quand je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui crève. Sa gaieté, monsieur, me causa l’un de mes plus vifs chagrins! Elle me révélait sans fard tous les changemens qui étaient survenus en moi! J’étais donc méconnaissable, même pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de 296mes amis! Jadis j’avais sauvé la vie à Boutin, mais c’était une revanche que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. La scène eut lieu en Italie, à Ravennes; la maison où il m’empêcha d’être poignardé n’était pas une maison fort décente. À cette époque, je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des détails qui ne pouvaient être connus que de nous seuls; et, quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua. Puis je lui contai les accidens de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma voix fussent, me dit-il, singulièrement altérés, que je n’eusse plus ni cheveux, ni dents, ni sourcils, que je fusse blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis victorieusement. Alors il me raconta ses aventures. Elles n’étaient pas moins extraordinaires que les miennes. Il revenait des confins de la Chine, où il avait voulu pénétrer, après s’être échappé de la Sibérie. Il m’apprit les désastres de la campagne de Russie, et la première abdication de Napoléon. Cette nouvelle est une 297des choses qui m’ont fait le plus de mal! Nous étions deux débris curieux, après avoir ainsi roulé sur le globe, comme roulent dans l’Océan les cailloux emportés d’un rivage à l’autre par les tempêtes. À nous deux, nous avions vu l’Égypte, la Syrie, l’Espagne, la Russie, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, la Dalmatie, l’Angleterre, la Chine, la Tartarie, la Sibérie; il ne nous manquait que d’avoir été dans les Indes et en Amérique! Enfin, plus ingambe que je ne l’étais, Boutin se chargea d’aller à Paris le plus lestement possible, afin d’instruire ma femme de l’état dans lequel je me trouvais. J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée. C’était la quatrième, monsieur! Si j’avais eu des parens, tout cela ne serait peut-être pas arrivé; mais, il faut vous l’avouer, je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui, pour patrimoine, avait son courage; pour famille, tout le monde; pour patrie, la France; pour tout protecteur, le bon Dieu. Je me trompe! j’avais un père, l’empereur! Ha, s’il était debout, le cher homme! et qu’il vît son Chabert, comme il me nommait, dans l’état où je suis, mais il se mettrait en colère. Que voulez-vous? notre 298soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant. Après tout, les événemens politiques pouvaient justifier le silence de ma femme! Boutin partit. Il était bienheureux, lui! Il avait deux ours blancs, supérieurement dressés, qui le faisaient vivre. Je ne pouvais l’accompagner, mes douleurs ne me permettaient pas de faire de longues étapes. Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes, après avoir marché aussi long-temps que mon état put me le prmeettre en compagnie de ses ours et de lui. À Carlsruhe, j’eus un accès de névralgie à la tête, et restai six semaines sur la paille, dans une auberge! Je ne finirais pas, monsieur, s’il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les souffrances morales, auprès desquelles pâlissent les douleurs physiques, excitent cependant moins de pitié, parce qu’on ne le voit point. Je me souviens d’avoir pleuré devant un hôtel de Strasbourg où j’avais donné jadis une fête, et où je n’obtins rien, pas même un morceau de pain. Ayant déterminé de concert avec Boutin l’itinéraire que je devais suivre, j’allais à chaque bureau de poste demander 299s’il y avait une lettre et de l’argent pour moi; Je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. Combien de désespoirs ne m’a-t-il pas fallu dévorer! – Boutin sera mort, me disais-je. En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J’appris sa mort plus tard et par hasard. Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. Enfin, j’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. Pour moi, c’était douleur sur douleur. En voyant les Russes en France, je ne pensais plus que je n’avais ni souliers aux pieds, ni argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes vêtemens étaient en lambeaux. La veille de mon arrivée, je fus forcé de bivouaquer dans les bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute un accès de je ne sais quelle maladie qui me prit quand je traversai le faubourg Saint-Martin. Je tombai presque évanoui, à la porte d’un marchand de fer. Quand je me réveillai, j’étais dans un lit à l’Hôtel-Dieu. Là, je restai pendant un mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé. J’étais sans argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris.
Avec quelle joie et quelle promptitude j’allai 300rue du Mont-Blanc où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi! Bah! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée d’Antin. Je n’y vis plus mon hôtel, il avait été vendu, démoli. Des spéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes jardins. Ignorant que ma femme fût mariée à M. Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin je me rendis chez un vieil avocat qui jadis était chargé de mes affaires. Le bonhomme était mort après avoir cédé sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m’apprit, à mon grand étonnement, l’ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme et la naissance de ses deux enfans. Quand je lui dis être le colonel Chabert, il se mit à rire si franchement que je le quittai sans lui faire la moindre observation. Ma détention de Stuttgard me fit songer à Charenton, et je résolus d’agir avec prudence. Alors, monsieur, sachant où demeurait ma femme, je m’acheminai vers son hôtel, le cœur plein d’espoir. Eh bien! dit le colonel avec un mouvement de rage concentrée, je n’ai pas été reçu lorsque je me fis annoncer sous un nom d’emprunt, et le jour où je pris le mien 301je fus consigné à sa porte. Pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin, je suis resté pendant des nuits entières, collé contre la borne de sa porte cochère. Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l’éclair, et où j’entrevoyais à peine cette femme qui est mienne et qui n’est plus à moi! Oh! dès ce jour, j’ai vécu pour la vengeance, s’écria le vieillard d’une voix sourde en se dressant tout à coup devant Derville. Elle sait que j’existe, elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi-même. Elle ne m’aime plus! Moi, j’ignore si je l’aime ou si je la déteste! je la désire et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son bonheur, Eh bien! elle ne m’a pas seulement fait parvenir le plus léger secours! Par momens je ne sais plus que devenir!
À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. Derville resta silencieux, occupé à contempler son client.
– L’affaire est grave, dit-il enfin machinalement. Même en admettant l’authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg, il ne m’est pas prouvé que nous puissions 302triompher tout d’abord. Le procès ira successivement devant trois tribunaux. Il faut réfléchir à tête reposée sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle.
– Oh
, répondit froidement le colonel, en relevant la tête par un mouvement de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais en compagnie.
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux de l’homme énergique brillaient rallumés aux feux du désir et de la vengeance.
– Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué.
– Transiger
, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant?
– Monsieur, reprit l’avoué
vous suivrez, je l’espère, mes conseils. Votre cause sera ma cause. Vous vous apercevrez bientôt de l’intérêt que je prends à votre situation, presque sans exemple dans les fastes judiciaires. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire, qui vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours. Il ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous êtes le colonel Chabert, vous ne devez être à la merci de personne. Je donnerai à ces 303avances la forme d’un prêt. Vous avez des biens à recouvrer, vous êtes riche.
Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva brusquement, car il n’était peut-être pas de
costume qu’un avoué parût s’émouvoir, il passa dans son cabinet d’où il revint avec une lettre non cachetée qu’il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre homme la tint entre ses doigts, il sentit deux pièces d’or à travers le papier.
– Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume? dit l’avoué.
Le comte dicta les renseignemens en vérifiant l’orthographe des noms de lieu; puis
, il prit son chapeau d’une main, regarda Derville, lui tendit l’autre main, une main calleuse, et lui dit d’une voix simple: – Ma foi, monsieur, après l’empereur, vous êtes l’homme auquel je devrai le plus! Vous êtes un brave.
L’avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l’escalier, et l’éclaira.
– Boucard, dit Derville à son premier clerc, je viens d’entendre une histoire qui 304me coûtera peut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent, j’aurai vu le plus habile comédien de notre époque.
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il retira de la lettre les deux pièces de vingt francs que l’avoué lui avait données, et les regarda pendant un moment à la lumière. Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans.
– Je vais donc fumer des cigares, se dit-il.


307LA TRANSACTION.

Environ trois mois après la consultation nuitamment faite par le colonel Chabert chez Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l’avoué faisait à son singulier client vint le voir pour conférer sur une affaire grave, et commença par lui réclamer six cents francs donnés au vieux militaire.
– Tu t’amuses donc à entretenir l’ancienne armée? lui dit en riant ce notaire
nommé Crottat, jeune homme qui venait d’acheter 308l’étude où il était maître-clerc, et dont le patron venait de prendre la fuite en faisant une épouvantable faillite.
– Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler cette affaire-là. Ma philanthropie n’ira pas au-delà de vingt-cinq louis, et je commence déjà même à craindre d’être la dupe de mon patriotisme.
Au moment où Derville achevait cette phrase, il vit sur son bureau les paquets que son maître-clerc y avait mis. Ses yeux furent frappés à l’aspect des timbres oblongs, carrés, triangulaires, rouges, bleus, apposés sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne, bavaroise et française.
– Ha, dit-il en riant, voici le dénoûment de la comédie, nous allons savoir si je suis attrapé.
Il prit la lettre et l’ouvrit, mais il n’y put rien lire, elle était écrite en allemand.
– Boucard, allez vous-même faire traduire cette lettre, et revenez promptement, dit Derville en entr’ouvrant la porte de son cabinet, et tendant la lettre à son maître-clerc.
Le notaire de Berlin auquel s’était adressé 309l’avoué, lui annonçait que les actes dont il avait demandé les expéditions lui parviendraient quelques jours après cette lettre d’avis. Les pièces étaient, disait-il, parfaitement en règle, et revêtues des légalisations nécessaires pour faire foi en justice. En outre, il lui mandait que presque tous les témoins des faits consacrés par les procès-verbaux existaient à Prussich-Eylau, et que la femme à laquelle
M. le comte Chabert devait la vie, vivait encore dans un des faubourgs d’Heilsberg.
– Ceci devient sérieux
, s’écria Derville, quand Boucard eut fini de lui donner la substance de la lettre. – Mais, dis donc, mon petit, reprit-il en s’adressant au notaire, je vais avoir besoin de renseignemens qui doivent être dans ton étude. N’est-ce pas chez ce vieux fripon de Roguin…
– Nous disons l’infortuné, le malheureux Roguin, reprit maître Alexandre Crottat en riant, et interrompant Derville.
– N’est-ce pas chez cet infortuné qui vient d’emporter huit cent mille francs à ses cliens et de réduire plusieurs familles au désespoir, que s’est faite la liquidation de la succession 310Chabert? Il me semble que j’ai vu cela dans nos pièces Ferraud.
– Oui, répondit Crottat, j’étais alors troisième clerc
, je l’ai copiée et bien étudiée cette liquidation. Rose Chapotel, épouse et veuve de Hyacinthe, dit Chabert, comte de l’empire, grand-officier de la Légion-d’Honneur; ils s’étaient mariés sans contrat, ils étaient donc communs en biens. Autant que je puis m’en souvenir, l’actif s’élevait à six cent mille francs. Avant son mariage, le comte Chabert avait fait un testament en faveur des hospices de Paris, par lequel il leur attribuait le quart de la fortune qu’il posséderait au moment de son décès. Le domaine héritait de l’autre quart. Il y a eu licitation, vente, et partage, parce que les avoués ont été bon train. Lors de la liquidation, le monstre qui gouvernait alors la France a rendu par un décret la portion du fisc à la veuve du colonel.
– Ainsi la fortune personnelle du comte Chabert ne se monterait donc qu’à trois cent mille francs.
– Par conséquent, mon vieux! répondit Crottat. Vous avez parfois l’esprit juste, vous 311autres avoués, quoiqu’on vous accuse de vous le fausser en plaidant aussi bien le Pour que le Contre.
Le comte Chabert, dont Derville trouva l’adresse au bas de la première quittance que lui avait remise le notaire, demeurait dans le faubourg
St-Marceau, rue du Petit-Banquier, chez un nourrisseur nommé Vergniaud. Arrivé là, Derville fut forcé d’aller à pied à la recherche de son client, car son cocher refusa de s’engager dans une rue non pavée et dont les ornières étaient un peu trop profondes pour les roues d’un cabriolet. En regardant de tous les côtés, l’avoué finit par trouver, dans la partie de cette rue qui avoisine le boulevart, entre deux murs bâtis avec des ossemens et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons, que le passage des voitures avait ébréchés, malgré deux morceaux de bois placés en forme de bornes. Ces pilastres soutenaient une poutre couverte d’un chaperon en tuiles, sur laquelle ces mots étaient écrits en rouge: VERGNIAUD, NOURICEURE. À droite de ce nom se trouvaient des œufs, et à gauche une vache, le tout peint en blanc. La porte était ouverte et restait sans doute ainsi 312pendant toute la journée. Au fond d’une cour assez spacieuse, s’élevait, en face de la porte, une maison, si toutefois ce nom convient à l’une de ces masures bâties dans les faubourgs de Paris, et qui ne sont comparables à rien, pas même aux plus chétives habitations de la campagne, dont elles ont la misère sans en avoir la poésie. En effet, au milieu des champs, les cabanes ont encore une grâce que leur donnent la pureté de l’air, la verdure, l’aspect des champs, une colline, un chemin tortueux, des vignes, une haie vive, la mousse des champs, et les ustensiles champêtres; mais à Paris, la misère ne se grandit que par son horreur.
Quoique récemment construite, cette maison semblait près de tomber en ruine. Aucun des matériaux n’y avait eu sa vraie destination, ils provenaient tous des démolitions qui se font journellement dans Paris. Derville lut sur un volet fait avec les planches d’une enseigne: Magasin de nouveautés. Les fenêtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient bizarrement placées. Le rez-de-chaussée, qui paraissait être la partie habitable, était exhaussé d’un côté, tandis que 313de l’autre les chambres étaient enterrées par une éminence. Entre la porte et la maison, s’étendait une mare pleine de fumier où coulaient les eaux pluviales et ménagères. Le mur sur lequel s’appuyait ce chétif logis, et qui paraissait être plus solide que les autres, était garni de cabanes grillagées, où de vrais lapins faisaient leurs nombreuses familles. À droite de la porte cochère
, se trouvait la vacherie surmontée d’un grenier à fourrages, et qui communiquait à la maison par une laiterie. À gauche, était une basse-cour, une écurie et un toit à cochons qui avait été fini, comme celui de la maison, en mauvaises planches de bois blanc clouées les unes sur les autres, et mal recouvertes avec du jonc.
Comme presque tous les endroits où se cuisinent les élémens du grand repas que Paris dévore quotidiennement, la cour dans laquelle Derville mit le pied offrait les traces de la précipitation voulue par la nécessité d’arriver à heure fixe. Ces grands vases de fer-blanc bossués dans lesquels se transporte le lait, et les pots qui contiennent la crème
, étaient jetés pêle-mêle devant la laiterie, avec 314leurs bouchons de linge. Les loques trouées qui servaient à les essuyer flottaient au soleil étendues sur des ficelles attachées à des piquets. Ce cheval pacifique dont la race ne se trouve que chez les laitières, avait fait quelques pas en avant de sa charrette, et restait devant l’écurie dont la porte était fermée. Une chèvre broutait le pampre de la vigne grêle et poudreuse qui garnissait le mur jaune et lézardé de la maison. Un chat était accroupi sur les pots à crème et les léchait. Les poules effarouchées à l’approche de Derville, s’envolèrent en criant, et le chien de garde aboya.
– L’homme qui a décidé le gain de la bataille d’Eylau
, serait là! se dit Derville en saisissant d’un seul coup d’œil l’ensemble de ce spectacle ignoble.
La maison était restée sous la protection de trois gamins. L’un, grimpé sur le faîte d’une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu’elles y tomberaient dans la marmite. L’autre essayait d’amener un cochon sur le plancher de la charrette qui touchait à terre, tandis que 315le troisième
pendu à l’autre bout attendait que le cochon y fût placé pour l’enlever en faisant faire la bascule à la charrette. Quand Derville leur demanda si c’était bien là que demeurait M. Chabert, aucun d’eux ne répondit, et tous trois le regardèrent avec une stupidité spirituelle, s’il est permis d’allier ces deux mots. Derville réitéra ses questions sans succès par l’air narquois des trois drôles. Impatienté, il leur dit de ces injures plaisantes que les jeunes gens se croient le droit d’adresser aux enfans, et les gamins rompirent le silence par un rire brutal. Derville se fâcha. Le colonel qui l’entendit, sortit d’une petite chambre basse située près de la laiterie et apparut sur le seuil de sa porte avec un flegme militaire inexprimable. Il avait à la bouche une de ces pipes notablement culottées (expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre blanche nommées des brûle-gueule. Il leva la visière d’une casquette horriblement crasseuse, aperçut Derville et traversa le fumier, pour venir plus promptement à son bienfaiteur en criant d’une voix amicale aux gamins: – Silence dans les rangs! Les en316fans gardèrent aussitôt un silence respectueux qui annonçait l’empire exercé sur eux par le vieux soldat.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit? dit-il à Derville. Allez le long de la vacherie! Tenez, là, le chemin est pavé, s’écria-t-il en remarquant l’indécision de l’avoué qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier.
En sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par où le colonel était sorti. Chabert parut désagréablement affecté d’être obligé de le recevoir dans la chambre qu’il occupait. En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. Le lit du colonel consistait en quelques bottes de paille sur lesquelles son hôtesse avait étendu deux ou trois lambeaux de ces vieilles tapisseries
, ramassées je ne sais où, dont se servent les laitières pour garnir les bancs de leurs charrettes. Le plancher était tout simplement en terre battue. Comme les murs salpêtrés, verdâtres et fendus répandaient une forte humidité, le mur contre lequel couchait le colonel était tapissé d’une natte en jonc. Le fameux carrick pendait à un clou. Deux mauvaises pai317res de bottes gisaient dans un coin. Nul vestige de linge. Sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande-Armée réimprimés par Plancher étaient ouverts et paraissaient être la lecture du colonel, dont la physionomie était calme et sereine au milieu de cette misère. Sa visite chez Derville, semblait avoir changé le caractère de ses traits, où l’avoué trouva les traces d’une pensée heureuse, une lueur particulière qu’y avait jetée l’espérance.
– La fumée de la pipe vous incommode-t-elle? dit-il en tendant à son avoué la chaise à moitié dépaillée.
– Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici!
Cette phrase fut arrachée à Derville par la défiance naturelle aux avoués, et par la déplorable expérience que leur
donne de bonne heure les épouvantables drames inconnus auxquels ils assistent.
– Voilà, se dit-il, un homme qui aura certainement employé mon argent à satisfaire les trois vertus théologales du troupier: le jeu, le vin et les femmes!
– C’est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. C’est un bivouac tem318péré par l’amitié, mais…
Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi. Mais, je n’ai fait de tort à personne, je n’ai jamais repoussé personne, et je dors tranquille.
L’avoué songea qu’il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son client des sommes qu’il lui avait avancées, et il se contenta de lui dire: – Pourquoi n’avez-vous donc pas voulu venir dans Paris
où vous auriez pu vivre aussi peu chèrement que vous vivez ici, mais où vous auriez été mieux?
– Mais, répondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m’avaient recueilli, nourri gratis depuis un an! Comment les quitter au moment où j’avais un peu d’argent? Puis le père de ces trois gamins est un vieux
égyptien….
– Comment
un égyptien?
– Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l’expédition d’Égypte, dont j’ai fait partie; mais tous ceux qui en sont revenus sont un peu frères. Enfin, je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots.
– Il aurait bien pu vous mieux loger
, pour votre argent, lui!
– Bah! dit le colonel, ses enfans cou319chent comme moi sur la paille! Sa femme et lui n’ont pas un lit meilleur. Ils sont bien pauvres, voyez-vous! Ils ont pris un établissement au-dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma fortune
!.. Enfin, suffit!
– Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. Votre libératrice vit encore!
– Sacré argent! Dire que je n’en ai pas, s’écria-t-il en jetant par terre sa pipe, une pipe culottée, une pipe précieuse! mais ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné ce crime de
lèze-tabac. Les anges en auraient peut-être ramassé les morceaux.
– Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville en sortant de la chambre pour s’aller promener au soleil le long de la maison.
– Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. L’on m’a cru mort, me voilà! Rendez-moi ma femme et ma fortune; donnez-moi le grade de général auquel j’ai droit. J’ai passé colonel dans la garde impériale, la veille de la bataille d’Eylau!
320– Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. Écoutez-moi. Vous êtes le comte
Chabert, je le veux bien, mais il s’agit de le prouver judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à nier votre existence. Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion entraînera dix ou douze questions préliminaires qui toutes iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême, et constitueront autant de procès coûteux, qui traîneront en longueur quelle que soit l’activité que j’y mette. Vos adversaires demanderont une enquête à laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera peut-être une commission rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux; admettons qu’il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel Chabert: savons-nous comment sera jugée la question soulevée par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud? Dans votre cause, le point de droit est en dehors du code, et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n’avez 321pas eu d’enfans de votre mariage, et M. le comte Ferraud en a deux du sien. Les juges peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne foi chez les contractans. Serez-vous dans une position morale bien belle, en voulant mordicus avoir à votre âge et dans les circonstances où vous vous trouvez, une femme qui ne vous aime plus? Vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. Le procès a donc des élémens de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisans.
– Et ma fortune
!
– Vous vous croyez donc une grande fortune?
– N’avais-je pas trente mille livres de
rentes.
– Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre mariage, un testament qui léguait le quart de vos biens aux hospices.
– C’est vrai.
– Eh bien, vous censé mort, n’a-t-il pas 322fallu procéder à un inventaire, à une liquidation afin de donner ce quart aux hospices
. Votre femme ne s’est pas fait scrupule de tromper les pauvres. L’inventaire, où sans doute elle s’est bien gardée de mentionner l’argent comptant, les pierreries, où elle aura produit peu d’argenterie, et où le mobilier a été estimé à deux tiers au-dessous du prix réel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de droits au fisc, et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs estimations, l’inventaire ainsi fait a établi six cent mille francs de valeurs. Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. Tout a été vendu, racheté par elle, elle a bénéficié sur tout, et les hospices ont eu leurs soixante-quinze mille francs. Puis, comme le fisc héritait de vous, attendu que vous n’aviez pas fait mention de votre femme dans votre testament, l’empereur a rendu par un décret à votre veuve la portion qui revenait au domaine public. Maintenant, à quoi avez-vous droit? à trois cent mille francs seulement, moins les frais.
– Et vous appelez cela la justice? dit le colonel ébahi.
323– Mais, certainement…

– Elle est belle.
– Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile
, ne l’est pas. Madame Ferraud peut même vouloir garder la portion qui lui a été donnée par l’empereur.
– Mais elle n’était pas ma veuve, le décret est nul…

– D’accord. Mais tout
se plaide. Écoutez-moi. Dans ces circonstances, je crois qu’une transaction serait, et pour vous et pour elle, le meilleur dénouement du procès. Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle à laquelle vous auriez droit.
– Ce serait vendre ma femme!
– Avec vingt-quatre mille francs de rente vous aurez, dans la position où vous vous trouvez, des femmes qui vous conviendront mieux que la vôtre, et qui vous rendront plus heureux. Je compte aller voir aujourd’hui même madame la comtesse Ferraud afin de sonder le terrain; mais je n’ai pas voulu faire cette démarche sans vous en prévenir.
– Allons ensemble chez elle…

324 Fait comme vous êtes? dit l’avoué. Non, non, colonel, non. Vous pourriez y perdre tout-à-fait votre procès…

– Mais mon procès est-il gagnable?
– Sur tous les chefs, répondit Derville. Mais
mon cher colonel Chabert, vous ne faites pas attention à une chose. Je ne suis pas riche, ma charge n’est pas entièrement payée. Si les tribunaux vous accordent une provision, c’est-à-dire une somme à prendre par avance sur votre fortune, ils ne l’accorderont qu’après avoir reconnu vos qualités de comte Chabert, grand officier de la légion d’honneur.
– Tiens, je suis grand
officier de la légion! Je n’y pensais plus, dit-il naïvement.
– Eh bien! jusque-là, reprit Derville, ne faut-il pas plaider, payer des avocats, lever et solder les jugemens, faire marcher des huissiers
, et vivre? les frais des instances préparatoires se monteront, à vue de nez, à plus de douze ou quinze mille francs. Je ne les ai pas, moi qui suis écrasé par les intérêts énormes que je paie à celui qui m’a prêté l’argent de ma charge. Et vous! où les trouverez-vous?
325De grosses larmes tombèrent des yeux flétris du pauvre soldat
et roulèrent sur ses joues ridées. À l’aspect de ces difficultés, il fut découragé. Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine, comme un cauchemar.
– J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là:
– «Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau!» Le bronze, lui! me reconnaîtra.
– Et l’on vous mettra sans doute à Charenton.

À ce nom redouté, l’exaltation du militaire tomba.
– N’y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère de la guerre?
– Les bureaux! dit Derville
. Ha! n’y allez qu’avec un jugement bien en règle qui déclare nul, votre acte de décès. Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire.
Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir, abîmé dans un désespoir sans bornes. La justice mi326litaire est franche, rapide
, elle décide à la turque, et juge presque toujours bien. Cette justice était la seule que connût Chabert. Or, en apercevant le dédale de difficultés où il fallait s’engager, et en voyant combien il fallait d’argent pour y voyager, il reçut un coup mortel dans son intelligence et dans cette puissance particulière à l’homme que l’on nomme la volonté. Il lui parut impossible de vivre en plaidant, il fut pour lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s’engager comme cavalier si quelque régiment voulait de lui. Ses souffrances physiques et morales lui avaient déjà vicié le corps dans quelques-uns des organes les plus importans. Il touchait à l’une de ces maladies pour lesquelles la médecine n’a pas de nom, dont le siège est en quelque sorte mobile comme l’appareil nerveux qui paraît le plus attaqué, parmi tous ceux de notre machine, affection qu’il faudrait nommer le spleen du malheur. Quelque grave que fût déjà ce mal invisible, mais réel, il était encore guérissable par une heureuse conclusion. Pour ébranler tout-à-fait cette vigoureuse organisation, il suffirait d’un obstacle nouveau, de quelque fait 327imprévu qui en romprait les ressorts affaiblis et produirait ces hésitations, ces actes incompris, incomplets que les physiologistes observent chez les êtres ruinés par les chagrins. Derville, qui reconnut alors les symptômes d’un profond abattement chez son client, lui dit: – Prenez courage, la solution de cette affaire ne peut que vous être favorable. Seulement, examinez si vous pouvez me donner toute votre confiance, et accepter aveuglément le résultat que je croirai le meilleur pour vous.
– Faites comme vous voudrez, dit Chabert.
– Oui, mais vous vous abandonnez à moi
, comme un homme qui marche à la mort?
– Mais
, ne vais-je pas rester sans état, sans nom? Est-ce tolérable?
– Je ne l’entends pas ainsi, dit l’avoué
, il sera stipulé que nous poursuivrons à l’amiable un jugement pour annuler votre acte de décès et votre mariage, afin que vous repreniez vos droits. Vous serez même, par l’influence du comte Ferraud, porté sur les cadres de l’armée comme général, et vous obtiendrez sans doute une pension.
328– Allez donc! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous.
– Eh bien, je vous enverrai une procuration à signer, dit Derville. Adieu, bon courage! S’il vous faut de l’argent, comptez sur moi.
Chabert serra chaleureusement la main de Derville, et resta le dos appuyé contre la muraille, sans avoir la force de le suivre autrement que des yeux. Comme tous les gens qui comprennent peu les affaires judiciaires, il s’effrayait de cette lutte nouvelle qu’il n’avait jamais prévue.
Pendant que Derville parlait au colonel, il s’était
, à plusieurs reprises, avancé hors d’un pilastre de la porte cochère, la figure d’un homme posté dans la rue qui semblait occupé à guetter la sortie de Derville, et qui, en effet, l’accosta quand il sortit. C’était un vieux homme vêtu d’une veste bleue, d’une cotte blanche plissée semblable à celle des brasseurs, et qui portait sur la tête une casquette de loutre. Sa figure était brune, creusée, ridée, mais rougie sur les pommettes par l’excès du travail et hâlée par le grand air.
329 Excusez, monsieur, dit-il à Derville en l’arrêtant par le bras, si je prends la liberté de vous parler, mais je me suis douté en vous voyant
, que vous étiez l’ami de notre général.
– Eh bien
? dit Derville, en quoi vous intéressez-vous…. Mais, qui êtes-vous?
– Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d’abord. Et j’aurais deux mots à vous dire.
– Et c’est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l’est
.
– Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle chambre. J’aurais couché dans l’écurie et je lui aurais donné la mienne, si je n’en avais eu qu’une. Un homme qui a souffert comme lui, qui apprend à lire à mes
mioches, un général, et un égyptien! Ha bien, faudrait voir? Du tout, il est le mieux logé. J’ai partagé avec lui ce que j’avais. Malheureusement ce n’était pas grand’chose, du pain, du lait, des œufs, enfin à la guerre comme à la guerre! C’était de bon cœur. Mais il nous a vexés….
– Lui?
– Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelle en plein. J’ai pris un établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. Ça 330vous le contrariait. Il pansait le cheval! je lui dis: – Mais, mon général!… – Bah! qui dit, je ne veux pas être comme un fainéant, et il y a
long-temps que je sais brosser le lapin. J’avais donc fait des billets pour le prix de ma vacherie à un nommé Grados….. Le connaissez-vous, monsieur?
– Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de vous écouter. Seulement, dites-moi comment le colonel vous a
vexé!
– Il nous a vexés, monsieur, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud
et que ma femme en a pleuré. Il a su par les voisins, que nous n’avions pas le premier sou de notre billet. Le vieux grognard, sans rien dire, a amassé tout ce que vous lui donniez, a guetté le billet et l’a payé. C’te malice! Que ma femme et moi sachant qu’il n’avait pas de tabac, ce pauvre vieux, et qu’il s’en passait! Oh, maintenant tous les matins, il a ses cigares! je me vendrais plutôt… non! Nous sommes vexés. Donc, je voudrais vous proposer de nous prêter, vu qu’il nous a dit que vous étiez un brave homme, une centaine d’écus sur notre établissement, afin que nous lui fassions faire des habits, que nous lui meu331blions sa chambre. Il a cru nous acquitter, par vrai? Eh bien, au contraire, voyez-vous, l’ancien nous a endettés… et vexés! Il ne devait pas nous faire cette avanie-là. Il nous a vexés! Des amis? Foi d’honnête homme, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud, je m’engagerais plutôt que de ne pas vous rendre cet argent-là…
Derville regarda le nourrisseur, et fit quelques pas en arrière pour revoir la maison, la cour, les fumiers, l’étable, les lapins, les enfans.
– Par ma foi, je crois qu’un des caractères de la vertu est de ne pas être propriétaire, se dit-il. Va, tu auras tes cent écus! et plus même… Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai. Le colonel sera bien assez riche pour t’aider, et je ne veux pas lui en ôter le plaisir.
– Cela sera-t-il bientôt?
.
– Mais oui…

– Ah
! mon Dieu, que mon épouse va-z-être contente.
Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir.
– Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez notre ad332versaire. Ne laissons pas voir notre jeu, tâchons de connaître le sien, et gagnons la partie d’un seul coup. Il faudrait l’effrayer
? Elle est femme, de quoi s’effraient le plus les femmes? Mais les femmes ne s’effraient que de…
Il se mit à étudier la position de la comtesse, et tomba dans une de ces méditations auxquelles se livrent les grands politiques en concevant leurs plans, en tâchant de deviner le secret des cabinets ennemis: les avoués ne sont-ils pas en quelque sorte des hommes d’état chargés des affaires privées
. Un coup d’œil jeté sur la situation de M. le comte Ferraud et de sa femme est ici nécessaire pour faire comprendre le génie de l’avoué.
M. le comte Ferraud était le fils d’un ancien conseiller au parlement de Paris, qui avait émigré pendant le temps de la terreur. S’il sauva sa tête, il perdit sa fortune. Il rentra sous le consulat et resta constamment fidèle aux intérêts de Louis XVIII dans les entours duquel était son père avant la révolution. Il appartenait donc à cette partie du faubourg St-Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon. La réputation de capa333cité que se fit le jeune comte, alors simplement appelé M. Ferraud, le rendit l’objet des coquetteries de l’empereur, qui souvent était aussi heureux de ses conquêtes sur l’aristocratie que du gain d’une bataille. On promit au comte la restitution de son titre, celle de ses biens non vendus, et on lui montra dans le lointain un ministère, une sénatorerie. L’empereur échoua. M. Ferraud était, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, doué de formes agréables, qui avait des succès et que le faubourg St-Germain avait adopté comme une de ses gloires. Il était sans fortune. Madame la comtesse Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu’elle possédait, après dix-huit mois de veuvage, environ quarante mille livres de rente. Quant à son mariage avec le jeune comte, il ne fut pas accepté comme une nouvelle, par les coteries du faubourg St-Germain. Heureux de ce mariage qui répondait à ses idées de fusion, Napoléon rendit à madame Chabert la portion dont héritait le fisc dans la succession du colonel. Mais l’espérance de Napoléon fut encore trompée. Madame Ferraud n’aimait pas 334seulement son amant dans le jeune homme, elle avait été séduite aussi par l’idée d’entrer dans cette société dédaigneuse qui, malgré son abaissement, dominait la cour impériale. Toutes ses vanités étaient flattées autant que ses passions dans ce mariage. Elle allait devenir une femme comme il faut. Quand le faubourg St-Germain sut que le mariage du jeune comte n’était pas une défection, les salons s’ouvrirent à sa femme. La restauration vint. La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis XVIII, et il était du nombre des initiés qui attendaient que l’abîme des révolutions fût fermé, car cette phrase royale, dont les libéraux se moquèrent tant, cachait un sens politique. Néanmoins, l’ordonnance citée dans la longue phrase cléricale qui commence cette histoire lui avait rendu deux forêts et une terre dont la valeur avait considérablement augmenté pendant le séquestre. En ce moment, quoique le comte Ferraud fût conseiller d’état, directeur général, il ne considérait sa position que comme le début de sa fortune politique.
335Préoccupé par les soins d’une ambition dévorante,
M. le comte Ferraud s’était attaché comme secrétaire un ancien avoué ruiné nommé Delbecq, homme plus qu’habile, qui connaissait admirablement les ressources de la chicane, et auquel il laissait la conduite de ses affaires privées. Le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte, pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place élevée par le crédit de son patron, dont il gérait sagement la fortune. Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure qu’il passait pour un homme calomnié. Avec le tact et la finesse dont toutes les femmes sont plus ou moins douées, la comtesse, qui avait deviné son intendant, le surveillait adroitement, et savait si bien le manier, qu’elle en avait déjà tiré un très-bon parti pour l’augmentation de sa fortune particulière. Elle avait su persuader à Delbecq qu’elle gouvernait M. Ferraud, et lui avait promis de le faire nommer président d’un tribunal de première instance dans l’une des plus importantes villes de France, s’il se dévouait entièrement à ses intérêts. La promesse d’une place 336inamovible qui lui permettrait de se marier avantageusement et de conquérir plus tard une haute position dans la carrière politique en devenant député, fit de Delbecq l’ame damnée de la comtesse. Il ne lui avait laissé manquer aucune des chances favorables que les mouvemens de Bourse et la hausse des propriétés présentèrent dans Paris aux gens habiles pendant les trois premières années de la Restauration. Il avait quadruplé les capitaux de sa protectrice, avec d’autant plus de facilité que tous les moyens avaient paru bons à la comtesse afin de rendre promptement sa fortune énorme. Elle employait les émolumens des places occupées par le comte, aux dépenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser ses revenus, et Delbecq se prêtait aux calculs de cette avarice sans chercher à s’en expliquer les motifs. Ces sortes de gens ne s’inquiètent que des secrets dont la découverte est nécessaire à leurs intérêts. D’ailleurs il en trouvait si naturellement la raison dans cette soif d’or dont sont atteintes la plupart des Parisiennes, et il fallait une si grande fortune pour appuyer les prétentions du comte Ferraud, que l’intendant croyait parfois entre337voir dans l’avidité de la comtesse un effet de son dévouement pour l’homme dont elle était toujours éprise. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son cœur, car c’étaient des secrets de vie et de mort pour elle, et le nœud de cette histoire était précisément là.
Quand, au commencement de l’année 1817, la
restauration fut assise sur des bases en apparence inébranlables et que ses doctrines gouvernementales, comprises par les esprits élevés, leur parurent devoir amener pour la France une ère de prospérité nouvelle, la société parisienne changea de face. Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d’amour, de fortune et d’ambition. Encore jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d’une femme à la mode, et vécut dans l’atmosphère de la cour. Jamais personne ne fut plus heureuse. Elle appartenait à l’aristocratie, elle était riche par elle-même, et riche par son mari qui, prôné comme un des hommes les plus capables du parti royaliste et l’ami du roi, semblait promis à quelque ministère. Au milieu de ce triomphe elle fut atteinte d’un cancer 338moral. Il est de ces sentimens que les femmes devinent malgré le soin avec lequel les hommes mettent à les enfouir dans leurs cœurs. Dès le premier retour du roi, le comte Ferraud avait conçu quelques regrets de son mariage avec la veuve du colonel Chabert. Elle ne l’avait allié à personne, il était seul et sans appui pour se diriger dans une carrière pleine d’écueils et pleine d’ennemis. Puis, peut-être, quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu chez elle quelques vices d’éducation qui la rendaient impropre à le seconder dans ses projets. Un mot dit par lui à propos du mariage de M. de Talleyrand, éclaira la comtesse, à laquelle il fut prouvé que si son mariage était à faire, jamais elle ne serait madame Ferraud. Ce regret, quelle femme le pardonnerait? Ne contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en germe? Mais quelle plaie ne devait pas faire ce mot dans le cœur de la comtesse, si l’on vient à supposer qu’elle craignait de voir revenir son premier mari! Elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé. Puis, pendant le temps où elle n’en avait plus entendu parler, elle s’était 339plu à le croire mort à Waterloo avec les aigles impériales en compagnie de Boutin. Néanmoins elle conçut d’attacher le comte à elle par le plus fort des liens, par la chaîne d’or, et voulut être si riche que sa fortune rendît son second mariage indissoluble, si par hasard le comte Chabert reparaissait encore. Et il avait reparu, sans qu’elle s’expliquât pourquoi la lutte qu’elle redoutait n’avait pas déjà commencé. Les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme. Peut-être était-il à moitié fou; Charenton pouvait encore lui en faire raison. Elle n’avait pas voulu mettre Delbecq ni la police dans sa confidence, de peur de se donner un maître, ou de précipiter la catastrophe. Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme; elles se font un calus à l’endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s’amuser.
– Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de
M. le comte Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où son cabriolet s’arrêtait rue de Varennes, à la porte de l’hôtel Ferraud. Com340ment, lui si riche, aimé du roi, n’est-il pas encore pair de France? Il est vrai qu’il entre peut-être dans la politique du roi, comme me le disait madame de Grandlieu, de donner une haute importance à la pairie en ne la prodiguant pas. D’ailleurs, le fils d’un conseiller au parlement n’est ni un Crillon, ni un Rohan. Le comte Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. Mais, si son mariage était cassé, ne pourrait-il pas se faire passer sur sa tête, à la grande satisfaction du roi, la pairie d’un de ces vieux sénateurs qui n’ont que des filles. Voilà certes une bonne bourde à mettre en avant pour effrayer notre comtesse, se dit-il en montant le perron.
Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé la main dans le cancer qui dévorait madame Ferraud. Il fut reçu par elle dans une jolie salle à manger d’hiver, où elle
déjeunait en jouant avec un singe attaché par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons en fer. Elle était enveloppée dans un élégant peignoir; les boucles de ses cheveux, négligemment rattachés, s’échappaient d’un bonnet 341qui lui donnait un air mutin. Elle était fraîche et rieuse. L’argent, le vermeil, la nacre étincelaient sur la table, et il y avait autour d’elle des fleurs curieuses plantées dans de magnifiques vases en porcelaine. En voyant la femme du comte Chabert, riche de ses dépouilles, au sein du luxe, au faîte de la société, tandis que le malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux, l’avoué se dit: – La morale de ceci est qu’une jolie femme ne voudra jamais reconnaître son mari, ni même son amant dans un homme en vieux carrick, en perruque de chien-dent et en bottes percées.
Un sourire malicieux et mordant excité par cette pensée, exprima les idées moitié philosophiques, moitié railleuses qui devaient venir à un homme si bien placé pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels la plupart des familles parisiennes cachent leur existence.
– Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe.
– Madame, dit-il brusquement, car il se choqua du ton léger avec lequel la comtesse lui avait dit
– Bonjour, monsieur Derville, 342je viens causer avec vous d’une affaire assez grave.
– J’en suis désespérée,
M. Ferraud est absent…
– J’en suis enchanté, moi, madame. Il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence. D’ailleurs, je sais par Delbecq que vous aimez à faire vos affaires vous-même sans en ennuyer
M. le comte.
– Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle.

– Il vous serait inutile, quelle que soit son habileté, reprit Derville. Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. Le comte Chabert existe…
– Est-ce en disant de semblables bouffonneries que vous voulez me rendre sérieuse? dit-elle en partant d’un éclat de rire.
Mais la comtesse fut tout à coup domptée par l’étrange lucidité du regard fixe par lequel Derville l’interrogeait en paraissant lire au fond de son
ame.
– Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante, vous ignorez l’étendue des dangers qui vous menacent. Je ne vous parlerai pas de l’incontestable authenticité des 343pièces, ni de la certitude des preuves qui attestent l’existence du comte Chabert. Je ne suis pas homme à me charger d’une mauvaise cause, vous le savez. Si vous vous opposez à notre inscription en faux contre l’acte de décès, vous perdrez ce premier procès, et cette question résolue en notre faveur nous fait gagner toutes les autres.
– De quoi prétendez
vous donc me parler?
– Ni du colonel, ni de vous. Je ne vous parlerai pas non plus des mémoires que pourraient faire des avocats spirituels, armés des faits curieux de cette cause, et du parti qu’ils tireraient des lettres que vous avez reçues de votre premier mari avant la célébration de votre mariage avec votre second…
– Cela est faux! dit-elle avec toute la violence d’une petite maîtresse. Je n’ai jamais reçu de lettres du comte Chabert, et si quelqu’un se dit être le colonel, ce ne peut être qu’un intrigant, quelque forçat libéré, comme Cogniard peut-être. Le frisson prend rien que d’y penser. Le colonel peut-il ressusciter, monsieur? Bonaparte m’a fait complimenter sur sa mort par un aide-de-camp, et je touche encore aujourd’hui trois mille 344francs de pension
accordée à sa veuve par les Chambres. J’ai eu mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront.
– Heureusement nous sommes seuls, madame. Nous pouvons mentir à notre aise, dit-il froidement en s’amusant à aiguillonner la colère qui agitait la comtesse, afin de lui arracher quelques indiscrétions, par une manœuvre familière aux avoués, habitués à rester calmes quand leurs adversaires ou leurs cliens s’emportent.
– Hé bien donc, à nous deux, se dit-il à lui-même en imaginant à l’instant un
piège pour lui démontrer sa faiblesse. – La preuve de la remise de la première lettre existe, madame, reprit-il à haute voix, elle contenait des valeurs…
– Oh! pour des valeurs, elle n’en contenait pas.
– Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville en souriant. Vous êtes déjà prise dans le premier piège que vous tend un avocat, et vous croyez pouvoir lutter avec la justice…

La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure 345dans les mains. Puis, elle secoua sa honte, et reprit avec ce sang-froid dont les femmes seules sont capables:
– Puisque vous êtes l’avoué du prétendu Chabert faites-moi le plaisir de…
– Madame, dit Derville en l’interrompant, je suis encore en ce moment votre avoué comme celui du colonel. Croyez-vous que je veuille perdre une clientelle aussi précieuse que l’est la vôtre? Mais vous ne m’écoutez pas…
– Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement.
– Votre fortune vous venait de
M. le comte Chabert, et vous l’avez repoussé. Votre fortune est colossale, et vous le laissez mendier. Madame, les avocats sont bien éloquens lorsque les causes sont éloquentes par elles-mêmes, et, il se rencontre ici des circonstances capables de soulever contre vous l’opinion publique.
– Mais, monsieur, dit la comtesse impatientée de la manière dont Derville la tournait et retournait sur le gril, en admettant que votre
M. Chabert existe, les tribunaux maintiendront mon second mariage à cause des en346fans, et j’en serai quitte pour rendre deux cent vingt-cinq mille francs à M. Chabert.
– Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront la question sentimentale. Si, d’une part, nous avons une mère et ses enfans
; nous avons de l’autre un homme accablé de malheurs, vieilli par vous, par vos refus. Où trouvera-t-il une femme? Puis, les juges peuvent-ils heurter la loi? Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. Mais si vous êtes représentée sous d’odieuses couleurs, vous pourriez avoir un adversaire auquel vous ne vous attendez pas. Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver.
– Un nouvel adversaire! dit-elle, qui?
M.le comte Ferrand, madame.
M. Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et pour la mère de ses enfans, un trop grand respect…
– Ne parlez pas de ces niaiseries-là, dit Derville en l’interrompant, à des avoués habitués à lire au fond des cœurs. En ce moment
M. Ferraud n’a pas la moindre envie de rompre votre mariage et je suis persuadé qu’il vous adore; mais si quelqu’un venait lui dire 347que son mariage peut être annulé, que sa femme sera traduite en criminelle au banc de l’opinion publique….
– Il me défendrait! monsieur.
– Non, madame.
– Quelle raison aurait-il de m’abandonner, monsieur?
– Mais, celle d’épouser la fille unique d’un pair de France, dont la pairie lui serait transmise par une ordonnance du roi…
La comtesse pâlit.
– Nous y sommes! se dit en lui-même Derville. Bien, je te tiens, l’affaire du pauvre colonel est gagnée. – D’ailleurs, madame, reprit-il à haute voix, il aurait d’autant moins de remords, qu’un homme couvert de gloire, général, comte, grand-officier de la
légion d’honneur ne serait pas un pis-aller; et si cet homme lui redemande sa femme….
– Assez
! assez! monsieur, dit-elle. Je n’aurai jamais que vous pour avoué. Que faire?
– Transiger
! dit Derville.
– M’aime-t-il encore? dit-elle.
– Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement.
348À ce mot, la comtesse dressa la tête. Un éclair d’espérance brilla dans ses yeux; elle comptait peut-être spéculer sur la tendresse de son premier mari pour gagner son procès par quelque ruse de femme.
– J’attendrai vos ordres, madame, pour savoir s’il faut vous signifier nos actes, ou si vous voulez venir chez moi pour arrêter les bases d’une transaction, dit Derville en saluant la comtesse.
Huit jours après les deux visites que Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux, désunis par un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’étude de leur avoué commun.
Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert, lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Il arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie
, il était habillé de drap bleu, avait du linge blanc et portait à son col le sautoir rouge des grands-officiers de la légion d’honneur. En reprenant les habitudes de 349l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignait le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie, et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée. À le voir, les passans eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.
Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. À peine son cabriolet avait-il retourné
, qu’un joli coupé tout armorié arriva. Madame la comtesse Ferraud en sortit dans une toilette simple, mais habilement calculée pour montrer la jeunesse de sa taille. 350Elle avait une jolie capote doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et la ravivait.
Si les cliens s’étaient rajeunis, l’étude était restée semblable à elle-même, et offrait alors le tableau par la description duquel cette histoire a commencé. Simonin
déjeunait, l’épaule appuyée sur la fenêtre qui alors était ouverte, et il regardait le bleu du ciel par l’ouverture de cette cour entourée de quatre corps de logis noirs.
Ha! dit le petit clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est général, et cordon rouge?
– Le patron est un fameux sorcier! dit Godeschal.
– Il n’y a donc pas de tour à lui jouer cette fois? dit le troisième clerc.
– C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud! dit Boucard.
– Allons, dit le troisième clerc, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux…
– La voilà! dit Simonin.
En ce moment, le colonel entra et demanda doucement Derville.
351– Il y est, monsieur le comte, répondit Simonin.
– Tu n’es donc pas sourd, petit drôle! dit Chabert en prenant le saute-ruisseau par l’oreille et la lui tortillant, à la satisfaction des clercs qui se mirent à rire, et regardèrent le colonel avec la curieuse considération due à ce singulier personnage.
Le comte Chabert était chez Derville au moment où sa femme entra par la porte de l’étude.
– Dites donc, Boucard, il va se passer une singulière scène dans le cabinet du patron! Voilà une femme qui peut aller les jours pairs chez le comte Ferraud
et les jours impairs chez le comte Chabert.
– Dans les années bissextiles, dit Godeschal, le compte y sera.
– Taisez-vous donc! messieurs, l’on peut entendre, dit sévèrement Boucard, je n’ai jamais vu d’étude où l’on plaisantât, comme vous le faites, sur les cliens.
Derville avait consigné le colonel dans sa chambre à coucher
, quand la comtesse se présenta.
– Madame, lui dit-il, ne sachant pas s’il 352vous serait agréable de voir
M. le comte Chabert, je vous ai séparés. Si cependant vous désiriez…
– Monsieur, c’est une attention dont je vous remercie.
– J’ai préparé la minute d’un acte dont les conditions pourront être discutées par vous et par
M. Chabert, séance tenante. J’irai alternativement de vous à lui, pour vous présenter, à l’un et à l’autre, vos raisons respectives.
– Voyons, monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience.
Derville lut.
Entre les soussignés,
« M. Hyacinthe dit Chabert, comte, maréchal-de-camp et grand-officier de la légion d’honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier, d’une part;
Et la dame Rose Chapotel, épouse de
M. le comte Chabert, ci-dessus nommé, née…»
– Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions.
– Madame, dit l’avoué, le préambule explique succinctement la position dans laquelle vous vous trouvez l’un et l’autre. Puis, par 353l’article premier, vous reconnaissez, en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j’ai confié sous le secret votre affaire, et qui garderont le plus profond silence; vous reconnaissez, dis-je, que l’individu désigné dans les actes joints au sous-seing, mais dont l’état est d’ailleurs établi par un acte de notoriété préparé chez Alexandre Crottat, votre notaire, est le comte Chabert, votre premier époux.
Par l’article second, le comte Chabert, dans l’intérêt de votre bonheur, s’engage à ne faire usage de ses droits que dans les cas prévus par l’acte lui-même…
– Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention secrète.
– De son côté, reprit-il, M. Chabert consent à poursuivre de gré à gré avec vous un jugement qui annulera son acte de décès et prononcera la dissolution de son mariage.
– Ça ne me convient pas du tout, dit la comtesse étonnée, je ne veux pas de procès. Vous savez pourquoi.
354– Par l’article trois, dit l’avoué, en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe, comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort…
– Mais c’est beaucoup trop cher, dit la comtesse.
– Pouvez-vous transiger à meilleur marché?
– Peut-être.
– Que voulez-vous donc, madame?
– Je veux, je ne veux pas de procès, je veux…
.
– Qu’il reste mort
, dit vivement Derville en l’interrompant.
– Monsieur, dit la comtesse, s’il faut vingt-quatre mille livres de rentes, nous plaiderons…
– Oui, nous plaiderons, s’écria d’une voix sourde le colonel, qui ouvrit la porte et apparut tout
à coup devant sa femme, en tenant une main dans son gilet et l’autre étendue vers le parquet, geste auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible énergie.
355 C’est lui
, se dit en elle-même la comtesse.
– Trop cher! reprit le vieux soldat. Je vous ai donné près d’un million, et vous marchandez mon malheur! Hé bien, je vous veux maintenant
vous et votre fortune. Nous sommes communs en biens, notre mariage n’a pas cessé…
– Mais, monsieur n’est pas le colonel Chabert, s’écria la comtesse, en feignant la surprise.
– Ah! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves? je vous ai prise au Palais-Royal…
La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta; mais il en reçut un regard si venimeux qu’il reprit tout
à coup: – Vous étiez chez la…
– De grâce, monsieur, dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place. Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs.
Elle se leva et sortit. Derville s’élança dans l’étude. La comtesse avait trouvé des ailes, et 356s’était comme envolée. En revenant dans son cabinet, l’avoué trouva le colonel dans un violent accès de rage, et se promenant à grands pas.
– Dans ce temps-là
chacun prenait sa femme où il voulait, disait-il, mais j’ai eu tort de la mal choisir, de me fier à des apparences. Elle n’a pas de cœur.
– Eh bien! colonel, n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir
. Je suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, la comtesse a fait un mouvement dont la pensée n’était pas équivoque. Mais vous avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable!
– Je la tuerai…
– Folie! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. D’ailleurs
peut-être manquerez-vous votre coup! ce serait impardonnable, on ne doit jamais manquer sa femme, quand on veut la tuer. Laissez-moi réparer vos sottises, grand enfant! Allez vous-en. Prenez garde à vous, elle serait capable de vous faire tomber dans quelque piège et de vous enfermer à Charenton. Je vais lui signi357fier nos actes afin de vous garantir de toute surprise.
Le pauvre colonel obéit à son jeune bienfaiteur, et sortit en lui balbutiant des excuses. Il descendait lentement les marches de l’escalier noir, perdu dans de sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu’il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’il entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d’une robe, et sa femme apparut.
– Venez,
Monsieur, lui dit-elle, en lui prenant le bras par un mouvement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois.
L’action de la comtesse, l’accent de sa voix redevenue gracieuse, suffirent pour calmer la colère du colonel qui se laissa mener jusqu’à la voiture.
– Eh bien! montez donc! lui dit la comtesse, lorsque le valet eut achevé de déplier le
marche-pied.
Et il se trouva, comme par enchantement, assis près de sa femme dans le coupé.
– Où va
Madame? demanda le valet.
358 À Groslay, dit-elle.
Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris.
– Monsieur, dit la comtesse au colonel d’un son de voix qui révélait une de ces émotions rares dans la vie, et dans lesquelles tout en nous est agité. En ces momens, cœur, fibres, nerfs, physionomie,
ame et corps, tout, chaque pore même tressaille. La vie semble ne plus être en nous; elle en sort et jaillit, elle se communique comme une contagion, se transmet par le regard, par l’accent de la voix, par le geste, en imposant notre vouloir aux autres. Le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible: – Monsieur!» Mais aussi était-ce tout à la fois un reproche, une prière, un pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse. Ce mot comprenait tout. Il fallait être comédienne pour jeter tant d’éloquence, tant de sentiment dans un mot. Le vrai n’est pas si complet dans son expression, il ne met pas tout en dehors, il laisse voir tout ce qui est au dedans. Le colonel eut mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et 359baissa les yeux pour ne pas laisser deviner son trouble.
– Monsieur, reprit la comtesse
, après une pause imperceptible, je vous ai bien reconnu.
– Rosine, dit le vieux soldat, ce mot contient le seul baume qui pût me faire oublier mes malheurs.
Deux grosses larmes roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme, qu’il pressa pour exprimer une tendresse paternelle.
– Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vous pas deviné qu’il me coûtait horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse que l’est la mienne
. Si j’ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu’en famille. Ce secret ne devait-il pas rester enseveli dans nos cœurs. Vous m’absoudrez, j’espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d’un Chabert à l’existence duquel je ne devais pas croire. J’ai reçu vos lettres, dit-elle vivement, en lisant sur les traits de son mari l’objection qui s’y exprimait; mais elles me parvinrent treize mois après la bataille d’Eylau; elles étaient ouvertes, salies, l’écriture en était 360mécGnnaissable, et j’ai dû croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de mariage, qu’un adroit intrigant voulait se jouer de moi. Pour ne pas troubler le repos de M. Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai donc dû prendre des précautions contre un faux Chabert. N’avais-je pas raison? dites.
– Oui, tu as eu raison
, c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux calculer les conséquences d’une situation semblable. Mais où allons-nous? dit le colonel en se voyant à la barrière de la Chapelle.
– À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. Là,
Monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je connais mes devoirs. Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris. N’instruisons pas le public de cette situation qui pour moi présente un côté ridicule, et sachons garder notre dignité. Vous m’aimez encore, reprit-elle, en jetant sur le colonel un regard triste et doux; mais moi, n’ai-je pas été autori361sée à former d’autres liens. En cette singulière position, une voix secrète me dit d’espérer en votre bonté qui m’est si connue. Aurais-je donc tort en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon sort. Soyez juge et partie? Je me confie à la noblesse de votre caractère? Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l’avouerai donc, j’aime M. Ferraud. Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne rougis pas de cet aveu devant vous; s’il vous offense, il ne nous déshonore point. Je ne puis vous cacher les faits. Quand le hasard m’a laissée veuve, je n’étais pas mère…
Le colonel fit un signe de main à sa femme
, pour lui imposer silence, et ils restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfans devant lui.
– Rosine!
– Monsieur
?
– Les morts ont donc bien tort de revenir?
– Oh! monsieur, non, non! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé 362une épouse. S’il n’est plus en mon pouvoir de vous aimer
, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections d’une fille.
– Rosine, reprit le vieillard d’une voix douce, je n’ai plus aucun ressentiment contre toi. Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grâce est toujours le reflet d’une belle
ame. Je ne suis pas assez peu délicat pour exiger les semblans de l’amour chez une femme qui n’aime plus.
La comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance, que le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau. Certains hommes ont une
ame assez forte pour de tels dévouemens, dont ils trouvent la récompense dans la certitude d’avoir fait le bonheur d’une personne aimée.
– Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à cœur reposé, dit la comtesse.
La conversation prit un autre cours, car il était impossible de la continuer long-temps sur ce sujet. Quoique les deux époux revinssent souvent à leur situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les événe363mens de leur union passée et les choses de l’
empire. La comtesse sut imprimer un charme doux à ces souvenirs, et répandit dans la conversation une teinte de mélancolie nécessaire pour y maintenir la gravité. Elle faisait revivre l’amour sans exciter aucun désir, et laissait entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu’elle avait acquises, en tâchant de l’accoutumer à l’idée de restreindre son bonheur aux seules jouissances que goûte un père près d’une fille chérie. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il retrouvait la comtesse de la Restauration. Ils arrivèrent par un chemin de traverse à un grand parc situé dans la petite vallée qui sépare les hauteurs de Margency du joli village de Groslay. La comtesse possédait là une délicieuse maison où, le colonel vit, en arrivant, tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui de sa femme. Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive; il augmente la défiance et la méchanceté chez certains hommes, comme il grandit la bonté de ceux qui ont un cœur excellent; l’infortune avait rendu le colonel encore plus secou364rable et meilleur qu’il ne l’avait été. Il savait alors s’initier au secret des souffrances féminines qui sont inconnues à la plupart des hommes. Cependant, malgré son peu de défiance, il ne put s’empêcher de dire à sa femme: – Vous étiez donc bien sûre de m’emmener ici?
– Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur.
L’air de vérité qu’elle sut mettre dans cette réponse dissipa les légers soupçons que le colonel se blâma d’avoir conçus. Pendant trois jours la comtesse fut admirable
près de son premier mari. Par de tendres soins et sa constante douceur, elle semblait vouloir effacer le souvenir des souffrances qu’il avait endurées, se faire pardonner les malheurs que, suivant ses aveux, elle avait innocemment causés. Elle se plaisait à déployer pour lui, tout en lui faisant apercevoir une sorte de mélancolie, les charmes auxquels elle le savait faible; car nous sommes plus particulièrement accessibles à certaines façons, à des grâces de cœur ou d’esprit auxquelles nous ne résistons pas. Elle voulait l’intéresser à sa situation, et l’attendrir assez pour s’em365parer de son esprit et disposer souverainement de lui. Décidée à tout pour arriver à ses fins, elle ne savait pas encore ce qu’elle devait faire de lui, mais certes elle voulait l’anéantir socialement.
Le soir du troisième jour elle sentit que, malgré ses efforts, elle ne pouvait cacher les inquiétudes que lui causait le résultat de ses manœuvres. Pour se trouver un moment à l’aise, elle monta chez elle, s’assit à son secrétaire, déposa le masque de tranquillité qu’elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi-morte et laisse dans la salle une image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus. Elle se mit à finir une lettre commencée qu’elle écrivait à Delbecq, à qui elle disait d’aller, en son nom, demander chez Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, de les copier et de venir aussitôt la trouver à Groslay.
À peine avait-elle achevé qu’elle entendit dans le corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la retrouver.
– Hélas! dit-elle à haute voix, je vou366drais être morte! Ma situation est intolérable…
– Eh bien, qu’avez-vous donc? demanda le bonhomme.
– Rien, rien, dit-elle.
Elle se leva, laissa le comte et descendit pour parler sans témoins à sa femme de chambre
qu’elle fit partir pour Paris, en lui recommandant de remettre elle-même à M. Delbecq la lettre qu’elle venait d’écrire, et de la lui rapporter aussitôt qu’il l’aurait lue. Puis la comtesse alla s’asseoir sur un banc où elle était assez en vue pour que le colonel vînt l’y trouver aussitôt qu’il le voudrait. Le comte, qui déjà la cherchait, accourut et s’assit près d’elle.
– Rosine, lui dit-il, qu’avez-vous?
Elle ne répondit pas. La soirée était une de ces soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité dans les couchers du soleil. L’air était pur et le silence profond, en sorte que l’on pouvait entendre dans le lointain du parc les voix de quelques enfans qui ajoutèrent une sorte de mélodie aux sublimités du paysage.
367 Vous ne me répondez pas? demanda le colonel à sa femme.
– Mon mari…, dit la comtesse qui s’arrêta, fit un mouvement et s’interrompit pour lui demander en rougissant: – Comment dirai-je en parlant de
M. Ferraud?
– Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant, répondit le colonel avec un délicieux accent de bonté. N’est-ce pas le père de tes enfans?
– Eh bien! reprit-elle, si
M. Ferraud me demande ce que je suis venue faire ici, s’il apprend que je m’y suis enfermée avec un inconnu, que lui dirai-je? Écoutez, monsieur, reprit-elle, en prenant une attitude pleine de dignité, décidez de mon sort, je suis résignée à tout…
– Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur…
– Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique…
– Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas?
368Le mot authentique tomba sur le cœur du vieillard et y réveilla des défiances involontaires. Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir:
Elle baissa les yeux. Le colonel avait peur de se trouver obligé de la mépriser. La comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont elle connaissait le caractère généreux les vertus primitives. Quoique ces idées eussent répandu quelques nuages sur leurs fronts, la bonne harmonie se rétablit aussitôt entre eux. Un cri d’enfant retentit au loin.
– Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria la comtesse.
– Quoi! vos enfans sont ici? dit le colonel.
– Oui
; mais je leur ai défendu de vous importuner.
Le vieux soldat comprit la délicatesse, le tact de femme renfermé dans ce procédé si gracieux, et prit la main de la comtesse pour la baiser.
– Qu’ils viennent donc, dit-il.
La petite fille accourait pour se plaindre de son frère.
369– Maman!
– Maman!
– C’est lui qui…
– C’est elle…
Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux!
– Pauvres enfans, s’écria la comtesse en ne retenant plus ses larmes, il faudra les quitter
? à qui le jugement les donnera-t-il? On ne partage pas un cœur de mère, je les veux, moi!
– Est-ce vous qui faites pleurer maman? dit Jules en jetant un regard de colère au colonel.
– Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un air impérieux.
Les deux enfans restèrent debout et silencieux, examinant leur mère et l’étranger avec une curiosité qu’il est impossible d’exprimer par des paroles.
– Oh! oui, reprit-elle, si l’on me sépare de monsieur Ferraud, qu’on me laisse les enfans, et je serai soumise à tout…
Ce fut un mot décisif qui obtint tout le succès qu’elle en avait espéré.
370– Oui, s’écria le colonel comme s’il achevait une phrase mentalement commencée, je dois rentrer sous terre. Je me le suis déjà dit.
– Puis-je accepter un tel sacrifice? répondit la comtesse. Si quelques hommes sont morts pour sauver l’honneur de leur maîtresse, ils n’ont donné leur vie qu’une fois. Mais ici vous donneriez votre vie tous les jours! Non, non, cela est impossible. S’il ne s’agissait que de votre existence, ce ne serait rien; mais signer que vous n’êtes pas le colonel Chabert, reconnaître que vous êtes un imposteur, donner votre honneur, commettre un mensonge à toute heure du jour, le dévouement humain ne saurait aller
jusques-là. Songez donc! Non. Sans mes pauvres enfans, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde…
– Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme un de vos parens
. Je suis usé comme un canon de rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et le Constitutionnel.
La comtesse fondit en larmes. Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert 371un combat de générosité dont le soldat sortit vainqueur. Un soir, en voyant cette mère au milieu de ses enfans, il fut séduit par les touchantes grâces d’un tableau de famille, à la campagne, dans l’ombre et le silence, il prit la résolution de rester mort, et, ne s’effrayant plus de l’authenticité d’un acte, il demanda comment il fallait s’y prendre pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille.
– Faites comme vous voudrez! lui répondit la comtesse, je vous déclare que je ne me mêlerai en rien de cette affaire. Je ne le dois pas.
Delbecq était arrivé depuis quelques jours, et, suivant les instructions verbales de la comtesse, l’intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin donc le colonel Chabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un acte conçu en termes si crus, que le colonel sortit brusquement de l’étude après en avoir entendu la lecture.
– Mille tonnerres! je serais un joli coco! 372Mais je passerais pour
unfaussaire, s’écria-t-il.
– Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite. À votre place je tirerais au moins trente mille livres de rentes de ce procès-là, car madame les donnerait.
Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l’honnête homme indigné, le colonel s’enfuit emporté par mille sentimens contraires. Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour à tour. Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brêche d’un mur, et vint à pas lents se reposer et réfléchir à son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu. L’allée étant sablée avec cette espèce de terre jaunâtre par laquelle on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas marcher le colonel. Le visage tourné vers l’allée qui menait à Saint-Leu, elle regardait sur la route, elle était trop préoccupée du succès de son affaire pour prêter la moindre attention au léger bruit que fit son mari du 373côté opposé. Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon.
– Eh bien! monsieur Delbecq, a-t-il signé
, demanda la comtesse à son intendant qu’elle vit seul sur le chemin, par-dessus la haie d’un saut de loup.
– Non, madame. Je ne sais même pas ce qu’il est devenu. Le vieux cheval s’est cabré.
– Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons.
Le colonel, qui retrouva l’élasticité de la jeunesse pour franchir le saut de loup, fut en un clin d’œil devant l’intendant, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de procureur.
– Ajoute que les vieux chevaux savent ruer, lui dit-il.
Sa colère dissipée, le colonel ne se sentit plus la force de sauter le fossé. La vérité s’était montrée dans sa nudité. Le mot de la comtesse et la réponse de Delbecq avaient dévoilé le complot dont il allait être la victime. Les soins qui lui avaient été prodigués étaient 374une amorce pour le prendre dans un
piège. Ce mot fut comme une goutte de quelque poison subtil qui détermina chez le vieux soldat le retour de ses douleurs et physiques et morales. Il revint vers le kiosque par la porte du parc, en marchant lentement comme un homme affaissé. Donc, ni paix, ni trêve pour lui! Dès ce moment il fallait commencer avec cette femme la guerre odieuse dont lui avait parlé Derville, entrer dans une vie de procès, se nourrir de fiel, boire chaque matin un calice d’amertume. Puis, pensée affreuse, où trouver l’argent nécessaire pour payer les frais des premières instances? Il lui prit un si grand dégoût de la vie, que s’il y avait eu de l’eau près de lui, il s’y serait jeté, que s’il avait eu des pistolets, il se serait brûlé la cervelle. Puis il retomba dans l’incertitude d’idées, qui, depuis sa conversation avec Derville chez le nourrisseur, avait changé son moral. Enfin, arrivé devant le kiosque, il monta dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offraient la vue de chacune des ravissantes perpectives de la vallée, et où il trouva la comtesse assise sur une chaise. Elle examinait le paysage et 375gardait une contenance pleine de calme en montrant cette impénétrable physionomie que savent prendre les femmes déterminées à tout. Elle s’essuya les yeux comme si elle eût versé des pleurs, et joua par un geste distrait avec le long ruban rose de sa ceinture. Néanmoins, malgré son assurance apparente, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle son vénérable bienfaiteur, debout, les bras croisés, la figure pâle, le front sévère.
– Madame, dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment
, et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous méprise. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. Je ne sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole, elle vaut mieux que le griffonnage de tous les notaires de Paris. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil. Adieu…
La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains; 376mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant: – Ne me touchez pas
.
La comtesse fit un geste intraduisible lorsqu’elle entendit le bruit des pas de son mari. Puis, avec la profonde perspicacité que donne une haute scélératesse ou le féroce égoïsme du monde, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse et le mépris de ce loyal soldat.
Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit faillite et se mit cocher de cabriolet. Peut-être le colonel s’adonna-t-il à quelque industrie du même genre. Peut-être, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, alla-t-il, de cascade en cascade, s’abîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris.

379L’HOSPICE DE LA VIEILLESSE.

Six mois après cet événement, Derville, qui n’entendait plus parler ni du colonel Chabert
ni de la comtesse Ferraud, pensa qu’il était survenu sans doute entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre étude. Alors, un matin, il supputa les sommes avancées audit Chabert, y ajouta ses frais, et pria la comtesse Ferraud de réclamer à M. le comte Chabert le montant de ce mémoire, en pré380sumant qu’elle savait où se trouvait son premier mari.
Le lendemain même
l’intendant du comte Ferraud, récemment nommé président du tribunal de première instance dans une ville importante, écrivit à Derville ce mot désolant:

Monsieur,


Madame la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre client avait complètement abusé de votre confiance, et que l’individu qui disait être le comte Chabert a reconnu avoir induement pris de fausses qualités.
Agréez, etc.


DELBECQ.

– On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d’honneur, par trop bêtes
. Ils ont volé le baptême, s’écria Derville. Soyez donc humain, généreux, philantrope et avoué, vous vous faites enfoncer! Nom d’un tonnerre! voilà une affaire qui me coûte plus de deux billets de mille francs.
Deux ans après la réception de cette lettre, Derville cherchait au Palais un avocat auquel il voulait parler, et qui plaidait à la police correctionnelle. Le hasard voulut que Der381ville entrât à la sixième chambre au moment où le président condamnait
comme vagabond, le nommé Hyacinthe à deux mois de prison, et ordonnait qu’il fut ensuite conduit au dépôt de mendicité de Saint-Denis, sentence qui, d’après la jurisprudence des préfets de police, équivaut à une détention perpétuelle.
Au nom d’Hyacinthe, Derville regarda le délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus, et reconnut, dans la personne du condamné, son faux colonel Chabert. Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait. Malgré ses haillons, malgré la misère empreinte sur sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté. Son regard avait une expression de stoïcisme qu’un magistrat n’aurait pas dû méconnaître; mais, dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il n’est plus qu’un être moral, une question de droit ou de fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un chiffre.
Quand le soldat fut reconduit au greffe pour être emmené plus tard avec la fournée de vagabonds que l’on jugeait en ce moment, Derville usa du droit qu’ont les avoués d’entrer partout au Palais, l’accompagna au 382greffe et l’y contempla pendant quelques instans, ainsi que les mendians curieux parmi lesquels il se trouvait. L’antichambre du greffe offrait alors un de ces spectacles que malheureusement ni les législateurs, ni les
philanthropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. Comme tous les laboratoires de chicane, cette antichambre est une pièce obscure et puante, dont les murs sont garnis d’une banquette en bois noirci par le séjour perpétuel des malheureux qui viennent à ce rendez-vous de toutes les misères sociales, et auquel pas un d’eux ne manque. Un poète dirait que le jour a honte d’éclairer ce terrible égout par lequel passent tant d’infortunes! Il n’est pas une seule place où ne se soit assis quelque crime en germe ou consommé; pas un seul endroit où ne se soit rencontré quelque homme qui, désespéré par la légère flétrissure que la justice avait imprimée à sa première faute, n’ait commencé une existence au bout de laquelle devait se dresser la guillotine, ou détoner le pistolet du suicide. Tous ceux qui tombent sur le pavé de Paris rebondissent contre ces murailles jaunâtres, sur lesquelles un philanthrope qui 383ne serait pas un spéculateur pourrait déchiffrer la justification des nombreux suicides dont se plaignent des écrivains hypocrites, incapables de faire un pas pour les prévenir, et qui se trouve écrite dans cette antichambre, espèce de préface pour les drames de la Morgue ou pour ceux de la place de Grève.
En ce moment
le colonel Chabert s’assit au milieu de ces hommes à faces énergiques, vêtus des horribles livrées de la misère, silencieux par intervalles, ou causant à voix basse, car trois gendarmes de faction se promenaient en faisant retentir leurs sabres sur le plancher.
– Me reconnaissez-vous? dit Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui.
– Oui, monsieur, répondit Chabert en se levant.
– Si vous êtes un honnête homme, reprit Derville à voix basse, comment avez-vous pu rester mon débiteur?
Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par sa mère d’un amour clandestin.
– Quoi! madame Ferraud ne vous a pas payé? s’écria-t-il à haute voix.
384– Payé! dit Derville. Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant.
Le colonel leva les yeux par un sublime mouvement d’horreur et d’imprécation, comme pour en appeler au ciel de cette tromperie nouvelle.
– Monsieur, dit-il d’une voix calme à force d’altération, obtenez des gendarmes la faveur de me laisser entrer au greffe, je vais vous signer un mandat qui sera certainement acquitté.
Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le greffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignes adressées à la comtesse Ferraud.
– Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursé de vos frais et de vos avances. Croyez, monsieur, que si je ne vous ai pas témoigné la reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n’en est pas moins là, dit-il en se mettant la main sur le cœur. Oui, elle est là, pleine et entière. Mais que peuvent les malheureux? Ils aiment, voilà tout.
– Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente?
385– Ne me parlez pas de cela! répondit le vieux militaire. Vous ne pouvez pas savoir jusqu’où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la plupart des hommes. J’ai subitement été pris d’une maladie, le dégoût de l’humanité. Quand je pense que Napoléon est à
Saint-Hélène, tout ici-bas m’est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d’enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentimens que sur ses habits, je ne crains le mépris de personne.
Et le colonel alla se remettre sur son banc. Derville sortit.
Quant il revint à son étude, il envoya son maître clerc chez la comtesse Ferraud, qui, à la lecture du billet, fit immédiatement payer la somme due à l’avoué du comte Chabert.
En 1832, vers la fin du mois de juin, un jeune avoué allait à Ris, en compagnie de son prédécesseur. Lorsqu’ils parvinrent à l’avenue qui conduit de la grande route à Bicêtre, ils aperçurent sous un des ormes du chemin, un
des ces vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des men386dians, en vivant à Bicêtre comme les femmes indigentes vivent à la Salpêtrière. Cet homme, l’un des deux mille malheureux logés dans l’Hospice de la Vieillesse, était assis sur une borne et paraissait concentrer toute son intelligence dans une opération bien connue des invalides, et qui consiste à faire sécher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour éviter de les blanchir, peut-être. Ce vieillard avait une physionomie attachante. Il était vêtu de cette robe de drap rougeâtre que l’hospice accorde à ses hôtes, espèce de livrée horrible.
– Tenez, Derville, dit le jeune homme à son compagnon de voyage, voyez donc ce vieux. Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne. Et cela vit, et cela est heureux, peut-être!
Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, laissa échapper un mouvement de surprise et dit:
– Ce vieux-là, c’est tout un poème, ou comme disent les romantiques, un drame. As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud?
– Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable; mais un peu trop dévote.
– Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, 387le comte Chabert, l’ancien colonel. Elle l’aura sans doute fait placer là. S’il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, c’est uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud qu’il l’avait prise, comme un fiacre, sur la place. Je me souviens encore du regard de tigre qu’elle lui jeta dans ce moment-là.
Ce début ayant excité la curiosité du jeune homme, auquel Derville avait récemment vendu sa charge, l’ancien avoué lui raconta l’histoire qui précède.
Deux jours après, le lundi matin, en revenant à Paris, les deux amis jetèrent un coup
d’œil sur Bicêtre, et Derville proposa d’aller voir le colonel Chabert. À moitié chemin de l’avenue, les deux gens de loi trouvèrent assis sur la souche d’un arbre abattu, le vieillard qui tenait à la main un bâton et s’amusait à tracer des raies sur le sable. En le regardant attentivement, ils s’aperçurent qu’il venait de déjeuner autre part qu’à l’établissement.
– Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville.
– Pas Chabert, pas Chabert! je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, sep388tième salle, ajouta-t-il en regardant Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard et d’enfant. – Vous allez voir le condamné à mort, dit-il après un moment de silence. Il n’est pas marié, lui! Il est bien heureux.
– Pauvre homme, dit Derville. Voulez-vous de l’argent pour acheter du tabac?
Le colonel tendit avidement la main avec toute la naïveté d’un gamin de Paris, à chacun des deux inconnus qui lui donnèrent une pièce de vingt francs. Il les remercia par un regard stupide, en disant: – Braves troupiers! Il se mit au port d’armes, feignit de les coucher en joue, et s’écria en souriant: – Feu des deux pièces, vive Napoléon! Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire.
– Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville.
– Lui, en enfance, s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. Ah! il y a des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied. C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination. Mais aujourd’hui, que voulez-vous? il a fait le lundi. Monsieur, 389en 1819, il était déjà ici. Pour lors, un officier prussien, dont la calèche montait la côte de Villejuif, vint à passer à pied. Nous étions nous deux, Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en marchant avec un autre, avec un Russe, ou quelque animal de la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien, le Prussien, histoire de blaguer, lui dit: – Voilà un vieux voltigeur qui devait être à Rosbach.
– J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il, mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna. Pour lors, le Prussien a filé, sans faire d’autres questions.
– Quelle destinée! s’écria Derville. Sorti de l’hospice des
Enfans trouvés, il revient mourir à l’Hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe. – Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu’il existe dans notre société trois hommes, le prêtre, le médecin et l’homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde. Ils ont des robes noires, peut-être parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Combien de choses n’ai-je pas apprises pendant le temps que j’ai été avoué? 390J’ai vu mourir un père dans un grenier, sans sou ni maille, abandonné par ses deux filles à chacune desquelles il avait donné quarante mille livres de rente! J’ai vu brûler des testamens. J’ai vu des mères dépouiller leurs enfans, des maris voler leurs femmes, des femmes tuer leurs maris en se servant de l’amour qu’elles leur inspiraient pour les rendre fous ou imbécilles, afin de vivre en paix avec un amant. J’ai vu des femmes donner à l’enfant d’un premier lit des goûts qui devaient amener sa mort, afin d’enrichir le leur. Je ne puis pas vous dire tout ce que j’ai vu, car j’ai vu bien des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les romanciers croient inventer, sont toujours au-dessous de la vérité. Vous verrez ces jolies choses-là, vous? Quant à moi, je vais aller vivre à la campagne avec ma femme. Paris me fait horreur.

Paris, février–mars 1832.


FIN DU TOME XII.
1SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE.

LA
COMTESSE À DEUX MARIS.

I
.

UNE ÉTUDE D’AVOUÉ.

– Allons! voilà encore notre vieux carrick!
Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux qu’on appelle dans les études des saute-ruisseaux. Ce petit clerc, qui mordait en ce moment de fort bon appétit dans un morceau de pain, en arracha un peu de mie, en fit une boulette
, et la lança railleusement par le vasistas d’une fenêtre sur laquelle il était appuyé. Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la hauteur de la croisée, après avoir frappé le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour d’une maison située rue Vivienne, où demeurait maître Derville, avoué.
– Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux cliens, ou je vous mets à la porte. Quelque pau2vre que soit un client, c’est toujours un homme, que diable
, dit le premier clerc en interrompant l’addition d’un mémoire de frais.
Le saute-ruisseau est généralement
, comme était Simonnin, un garçon de treize à quatorze ans, qui, dans toutes les études, se trouve sous la domination spéciale du principal clerc, dont il fait les commissions, dont il porte les billets doux. Il tient au gamin de Paris par ses mœurs, et à la Chicane par sa ruse. Il est presque toujours sans pitié, sans frein, indisciplinable. Aussi le petit clerc dit-il avec l’air de l’écolier qui prend son maître en faute: – Si c’est un homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick?
Puis il se remit à manger son pain et son fromage
en accottant son épaule sur le montant de la fenêtre; car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de coucous, l’une de ses jambes relevée et appuyée contre l’autre, sur le bout du soulier.
– Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là? dit à voix basse le troisième clerc, en s’arrêtant au milieu d’un raisonnement dont il engrossait une requête que grossoyait le quatrième clerc, et dont deux néophytes venus de province faisaient les copies. Puis
il continua son improvisation:….. Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé! monsieur qui faites la Grosse!), au moment où elle reprit les rênes de son royaume, comprit…. (Qu’est-ce qu’il comprit?) la haute mission à laquelle Elle 3était appelée par la divine Providence!….. (Point admiratif et six points.), et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles serviteurs tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissemens publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est l’esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en….
– Attendez, dit le grossoyeur aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli deux pages. – Eh bien
! reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier, afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbré, eh bien! vous voulez lui faire une farce? Il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses cliens qu’entre deux et trois heures du matin. Nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur!
Le troisième clerc reprit la phrase commencée:
- Rendue en…. Y êtes-vous?
– Oui, crièrent les trois copistes.
Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration.
Rendue en….
Hein, papa Boucard? quelle est la date de l’ordonnance? Il faut mettre les points sur les i, saquerlotte! Cela fait des pages.
4Saquerlotte! répéta l’un des copistes.
– Comment
! vous avez écrit saquerlotte? s’écria le troisième clerc en regardant l’un des nouveaux venus d’un air à la fois sévère et goguenard.
– Mais oui, dit le quatrième clerc en se penchant sur la copie de son voisin, il a écrit:
il faut mettre les points sur les i, et saquerlotte par un k.
Tous les clercs partirent d’un grand éclat de rire.
Comment, monsieur Godeschal, vous prenez saquerlotte pour un terme de Droit, et vous dites que vous êtes de Mortagne? s’écria le petit clerc.
– Effacez donc ça! dit le premier clerc. Si le juge chargé de taxer le dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu’on se moque de la barbouillée!

Vous causeriez des désagrémens au patron. Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Godeschal!
Un
Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C’est lePortez arme! de la Basoche.
Rendue en…
.en, demanda le troisième clerc, dites donc, Boucard?
– Juin 1814, répondit le premier clerc sans quitter son travail.
Un coup frappé à la porte de l’étude interrompit la phrase de la prolixe requête. Cinq clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié brusquement d’une voix de chantre: – Entrez. Le premier clerc resta la face ensevelie
dans un mon5ceau d’actes, nommés broutille en style de Palais, et continua de dresser le mémoire de frais auquel il travaillait.
L’étude était une grande pièce ornée du poêle classique dont tous les antres de la chicane sont garnis. Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre, et rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des angles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du maître-clerc. L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que celui d’un renard n’y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. Près de la fenêtre
, se trouvait le secrétaire à cylindre du principal, et auquel était adossée la petite table destinée au second clerc. Le second faisait en ce moment le palais. Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L’étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des études! Derrière le maître-clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et dont chaque compartiment était bourré de liasses d’où pendaient un nombre infini d’étiquettes et de bouts de ce fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux dossiers de procédure. 6Les rangs inférieurs du casier étaient occupés par des cartons jaunis par l’usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros cliens dont les affaires juteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. D’ailleurs, au mois de février, il existe à Paris très-peu d’études où l’on puisse écrire sans le secours d’une lampe avant dix heures; car elles sont toutes l’objet d’une négligence assez concevable. Tout le monde y va, personne n’y reste. Aucun intérêt personnel ne s’attache à ce qui est aussi banal. Ni l’avoué, ni les plaideurs, ni les clercs, ne tiennent à l’élégance d’un endroit qui pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. Le mobilier crasseux se transmet d’avoués en avoués avec un scrupule si religieux, que certaines études possèdent encore des boîtes à résidus, des moules à tirets, des sacs provenant des procureurs au Chlet, abréviation du mot CHATELET, juridiction qui représentait dans l’ancien ordre de choses le tribunal de première instance. Cette étude obscure, et grasse de poussière, avait donc, comme toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs, et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes. Certes, si les sacristies humides où les prières se pèsent et se paient comme des épices, si les magasins de revendeuses où flottent des guenilles qui flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où en aboutissent les fêtes, si ces deux cloaques de nos poésies n’exis7taient pas, une étude d’avoué serait de toutes les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi de la maison de jeu, du tribunal, du bureau de loterie. Pourquoi? Peut-être dans ces endroits le drame, en se jouant dans l’âme de l’homme, lui en rend-il les choses accessoires indifférentes.
– Où est mon canif?
– Je
déjeûne!
– Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête!
– Chît! messieurs.
Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le vieux plaideur ferma la porte avec cette sorte d’humilité qui dénature les mouvemens de l’homme malheureux. Il essaya de sourire; mais les muscles de son visage se détendirent quand il eut vainement cherché quelques symptômes d’aménité sur les visages inexorablement indifférens des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes, il s’adressa fort poliment au saute-ruisseau, en espérant que ce souffre-douleur lui répondrait avec douceur.
– Monsieur, votre patron est-il visible?
Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de la main gauche de petits coups répétés sur l’oreille, comme pour dire: – Je suis sourd.
– Que souhaitez-vous, monsieur? demanda le quatrième clerc qui, tout en faisant cette question, avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût 8pu charger une pièce de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la hauteur de son œil celui de ses pieds qui se trouvait en l’air.
– Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je souhaite parler à monsieur Derville.
– Est-ce pour une affaire?
– Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur…
– Le patron dort. Si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il ne travaille sérieusement qu’à minuit. Mais, si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous…
L’inconnu resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un chien qui, en se glissant dans une cuisine, craint d’y recevoir des coups. Par une
grâce de leur état, les clercs n’ont jamais peur des voleurs, ils ne soupçonnèrent donc point l’homme au carrick, et le laissèrent observer le local où il cherchait vainement un siège pour se reposer: il était visiblement fatigué. Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs études. Le client vulgaire, lassé d’attendre sur ses jambes, s’en va grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d’un vieux procureur, n’est pas admis en taxe.
– Monsieur, répondit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous prévenir que je ne pouvais expliquer mon 9affaire qu’à
monsieur Derville. Je vais attendre son lever.
Le principal clerc, qui avait fini son addition, sentit l’odeur de son chocolat. Il quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le carrick et fit une grimace indescriptible. Il pensa probablement que, de quelque manière que l’on tordît ce client, il serait impossible d’en tirer un centime; et alors, il intervint par une parole brève, dans l’intention de débarrasser l’étude d’une aussi mauvaise pratique.
– Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la nuit. Si votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du matin.
Le plaideur regarda le maître-clerc d’un air stupide, et demeura pendant un moment immobile. Habitués à tous les changemens de physionomie et aux singuliers caprices produits par l’indécision ou par la rêverie qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que doivent en faire des chevaux au râtelier, et ne s’inquiétèrent plus du vieillard.
– Monsieur, je viendrai ce soir, dit enfin le vieux qui, par une ténacité particulière aux gens malheureux, voulait prendre en défaut l’humanité.
La seule épigramme permise à la Misère est d’obliger la Justice et la Bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu 10la société de mensonge, ils se rejettent plus vivement dans le sein de Dieu.
– Ne voilà-t-il pas un fameux crâne? dit le petit clerc sans attendre que le vieillard eût fermé la porte.
– Il a l’air d’un déterré, reprit le dernier clerc.
– C’est quelque colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc.
– Non, c’est un ancien concierge, dit le troisième clerc.
– Parions qu’il est noble, s’écria le maître-clerc.
– Je parie qu’il a été portier, répliqua le troisième clerc. Les portiers sont seuls doués par la nature de carricks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme! Vous n’avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l’eau, ni sa cravate qui lui sert de chemise? Il a couché sous les ponts.
– Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc, ça s’est vu!
– Non, reprit le principal clerc au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la république.
– Ah! je parie un spectacle pour tout le monde qu’il n’a pas été soldat, dit le troisième clerc.
– Cela va, fit le principal.
– Monsieur! monsieur! cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.
11 Que fais-tu, Simonnin! demanda
monsieur Boucard.
– Je l’appelle pour lui demander s’il est colonel ou portier. Il doit le savoir, lui.
Tous les clercs se mirent à rire.
Le vieillard remontait.
– Qu’allons-nous lui dire? s’écria le troisième clerc.
– Laissez-moi faire! répondit le principal.
– Monsieur, dit-il au pauvre homme quand celui-ci rentra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d’avidité les comestibles, monsieur, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si…
– Chabert.
– Est-ce le colonel mort à Eylau? demanda Godeschal, n’ayant encore rien dit, et jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.
– Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira.
– Chouit!
– Dégommé!
– Puff!
– Oh!
– Ah!
– Bâoud!
– Ah, le vieux drôle!
– Trin la, la, trin, trin!
– Enfoncé!
12
Monsieur Godeschal, vous irez au spectacle sans payer, dit le quatrième clerc au nouveau-venu, en lui donnant sur l’épaule une tape à tuer un rhinocéros.
Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations, à la peinture desquelles on userait toutes les onomatopées de la langue.
– À quel théâtre irons-nous?
– À l’Opéra, s’écria le principal.
– D’abord, reprit le troisième clerc, le théâtre n’a pas été désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez madame Saqui.
– Madame Saqui n’est pas un spectacle.
– Qu’est-ce qu’un spectacle? reprit le troisième clerc. Établissons d’abord le point de fait. Qu’ai-je parié, messieurs? Un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle? une chose qu’on voit….
– Mais dans ce système-là, vous vous acquitteriez donc en nous menant voir l’eau couler sous le Pont-Neuf! s’écria le petit clerc en interrompant.
– Pour de l’argent, disait le troisième clerc en continuant.
– Mais on voit pour de l’argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La définition n’est pas exacte, dit Godeschal.
– Mais écoutez-moi donc!
– Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard.
– Curtius est-il un spectacle? dit le troisième clerc.
13– Non, répondit le premier clerc, c’est un cabinet de figures.
– Je parie cent francs contre un sou, reprit le troisième clerc, que le cabinet de Curtius constitue un spectacle.
Les clercs haussèrent les épaules.
– D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous, dit le troisième clerc, qui cessa son argumentation. En conscience, le colonel Chabert est bien mort. Sa femme est remariée au comte Ferraud, conseiller d’état. Madame Ferraud est une des clientes de l’étude!
– La cause est remise à demain, dit le premier clerc. À l’ouvrage, messieurs! Sac à papier! l’on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête, elle doit être signifiée avant l’audience de la quatrième chambre. L’affaire se juge aujourd’hui. Allons, à cheval.
– Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonnin quand il a fait le sourd? dit le quatrième clerc en regardant cette observation comme plus concluante que celle du troisième clerc.
– Puisque rien n’est décidé, reprit le principal, convenons d’aller aux premières loges des Français voir Talma, dans Néron. Simonnin ira au parterre.
Là-dessus
le premier clerc s’assit à son bureau. Chacun l’imita.
Rendue en juin mil huit cent quatorze
(en toutes lettres), dit le clerc, y êtes-vous?
14– Oui, répondirent les deux copistes et le grossoyeur, dont les plumes recommencèrent à crier sur le papier timbré.
Et nous espérons que Messieurs composant le
tribunal, dit l’improvisateur. (Halte! il faut que je relise ma phrase; je ne me comprends plus moi-même.) Nous espérons que Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l’est l’auguste auteur de l’ordonnance, et qu’ils feront justice des misérables prétentions de l’administration des hospices en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici. (Ouf!)
– Voulez-vous un verre d’eau? dit le petit clerc.
– Ce farceur de Simonnin! dit Boucard. Tiens, tu vas valser jusqu’aux Invalides.
Cette scène représente un des mille plaisirs qui, plus tard, nous font dire en pensant à notre jeunesse: – C’était le bon temps!
Vers une heure du matin, le prétendu colonel Chabert vint frapper à la porte de maître Derville, avoué près le tribunal de première instance du département de la Seine. Le portier lui répondit que
monsieur Derville n’était pas rentré. Le vieillard, ayant allégué le rendez-vous donné, monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa jeunesse, passait pour être une des plus fortes têtes du Palais. Après avoir sonné, le défiant solliciteur ne fut pas médiocrement étonné de voir le premier clerc occupé à ranger sur la table de la salle à manger de son patron les nom15breux dossiers des affaires qui venaient le lendemain en ordre utile. Le clerc, non moins étonné, salua le colonel en le priant de s’asseoir, ce que fit le plaideur.
– Ma foi, monsieur, j’ai cru que vous plaisantiez hier en m’indiquant une heure aussi matinale pour une consultation, dit le vieillard avec une fausse gaieté, la gaieté d’un homme ruiné qui s’efforce de sourire.
– Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le principal en continuant son travail.
Monsieur Derville a choisi cette heure pour examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite, en disposer les défenses. Sa prodigieuse intelligence ne peut se déployer qu’en ce moment, le seul où il obtienne le silence nécessaire aux grandes conceptions. Vous êtes, depuis six ans, le troisième exemple d’une consultation donnée à cette heure nocturne. Après être rentré, le patron discutera chaque affaire, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à sa besogne; puis, il me sonnera et m’expliquera ses intentions. Le matin, de dix heures à deux heures, il écoute ses cliens, puis il emploie le reste de la journée à ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses relations. Il n’a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller les arsenaux du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause; il a l’amour de son art. Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute es16pèce d’affaire. Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d’argent.
En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre figure prit une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, après l’avoir regardé, ne s’occupa plus de lui. Quelques instans après,
monsieur Derville rentra, mis en costume de bal. Son maître-clerc lui ouvrit la porte, et se remit à achever le classement des dossiers. Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où le troisième clerc avait voulu mener ses camarades. Cette immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. Le vieux soldat était sec et maigre. Son front, volontairement caché sous les cheveux de sa perruque lisse, lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie transparente; vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pâle, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque 17silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt sans cadre. Les bords du chapeau dont le front du vieillard était couvert projetaient un sillon noir sur le haut du visage; effet bizarre, quoique naturel, qui, par la brusquerie du contraste, faisait ressortir les rides blanches, les sinuosités froides, les sentimens décolorés de cette physionomie cadavéreuse. Enfin, l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradans symptômes par lesquels se caractérise l’idiotie, et qui faisaient de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis. En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable à celui qui échappe aux poëtes, quand un bruit inattendu vient les détourner d’une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se découvrit promptement, et se leva pour sa18luer le jeune homme. Le cuir qui garnissait le fond de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en aperçût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir. La première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci: – Par là s’est enfuie l’intelligence!
– Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier! pensa le principal clerc.
– Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler
?
– Au colonel Chabert.
– Lequel?
– Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, le clerc et l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait: – C’est un fou!
– Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier qu’à vous le secret de ma situation.
Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. Soit l’habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment de la protection que les lois leur accordent, 19soit confiance en leur ministère, ils entrent partout sans rien craindre, comme les prêtres et les médecins.
Monsieur Derville fit un signe à Boucard, qui disparut.
– Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon temps; mais au milieu de la nuit les minutes me sont précieuses. Ainsi
soyez bref et concis. Allez au fait sans digression. Je vous demanderai moi-même les éclaircissemens qui me sembleront nécessaires. Parlez.
Après avoir fait rasseoir son singulier client, le jeune homme s’assit lui-même devant la table; et, tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
– Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géans, m’attaquèrent à la fois. L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que 20j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours. Il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu! Ma mort fut annoncée à l’
empereur, qui, par prudence (il m’aimait un peu, le patron!), voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il avait de l’ouvrage: – Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore! Ces sacrés carabins qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux régimens se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j’étais bien mort. L’acte de mon décès fut donc probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire…
En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite, et raconter des faits aussi vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers, posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le colonel fixement.
– Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l’interrompant, que je suis l’avoué de la comtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert?
– Ma femme! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui 21m’ont tous pris pour un fou, me suis-je déterminé à venir vous trouver. Je vous parlerai
des malheurs plus tard. Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, la catalepsie. Autrement comment concevoir que j’aie été, suivant l’usage de la guerre, dépouillé de mes vêtemens, et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d’enterrer les morts? Ici, permettez-moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort. J’ai rencontré, en 1814, à Stuttgard un ancien maréchal-des-logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et dont je vous parlerai tout à l’heure, m’expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j’avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m’empêcha d’être écrasé par les chevaux, ou atteint par les boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère 22dont je ne vous donnerais pas une idée en vous en entretenant jusqu’à demain. L’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j’étais il n’y avait pas d’air et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissemens poussés par le monde de cadavres au milieu desquels je gisais. Quoique la mémoire de ces momens soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés. Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont j’ignorais la cause. Il paraît, grâce à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les 23fondemens de son frêle château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré je périssais! Mais avec une rage bien conditionnée, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivans! J’y allai ferme, monsieur, car me voici! Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j’avais trois bras! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je! m’avait, en se coagulant, comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m’évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d’une petite ouverture par laquelle je criai aussi longtemps que je le pus. Mais alors le soleil se levait, j’avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs? Je me haus24sais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d’appui était sur les amis qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n’était pas le moment de leur dire: – Respect au courage malheureux!
Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant long-temps, oh! oui, long-temps! ces sacrés Allemands se sauver en entendant une voix là où ils n’apercevaient point d’homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il paraît que j’eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état dont je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur le dire de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère; en sorte que, quinze mois après, quand, un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et 25s’était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts; le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différens procès-verbaux une description de ma personne. Eh bien! monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événemens de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins au Français malade, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il prétendait être le colonel Chabert. Pendant long-temps ces rires, ces doutes, me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgard. À la vérité, vous pouvez juger d’après mon récit qu’il y avait des raisons assez suffisantes pour faire coffrer un homme! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après avoir entendu 26mille fois mes gardiens disant: – «Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert!» à des gens qui répondaient: «Le pauvre homme!» je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure; je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh! monsieur, revoir Paris! c’était un délire que je ne…
À cette phrase inachevée, le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde dont Derville respecta les mystères.
– Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément sur toutes sortes de sujets
, et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd’hui, par momens, mon nom m’est désagréable. Je voudrais n’être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux! J’eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait? je serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.
– Monsieur, dit l’avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment.
– Vous êtes, dit le colonel d’un air
mélancolique, la première personne qui m’ait si patiemment écouté. Aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix napoléons afin de faire venir d’Allemagne les 27pièces nécessaires pour commencer mon procès.
– Quel procès? dit l’avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le récit de ses misères passées.
– Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n’est-elle pas ma femme? elle possède trente mille livres de rente qui m’appartiennent, et ne veut pas me donner deux liards. Quand je dis cela à des avoués, à des hommes de bon sens; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse; quand je m’élève, moi mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m’éconduisent, suivant
leur caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous débarrasser d’un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J’ai été enterré sous des morts; mais maintenant je suis enterré sous des vivans, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre!
– Monsieur, veuillez poursuivre maintenant
, dit l’avoué.
Veuillez, s’écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme, voilà le premier mot de politesse que j’entends depuis…
Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette
pénétran’e et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement.
– Écoutez, monsieur, dit-il à son client, j’ai 28gagné ce soir trois cents francs au jeu, je puis bien employer la moitié de cette somme à faire le bonheur d’un homme. Je commencerai les poursuites et diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous me parlez, et jusqu’à leur arrivée
je vous remettrai cent sous par jour. Si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez pardonner la modicité du prêt à un jeune homme qui a sa fortune à faire. Poursuivez.
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait. Son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. S’il courait après son illustration militaire, après sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes, et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique, tout ce qui pousse l’homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées. L’ego, dans sa pensée, n’était plus qu’un objet secondaire, de même que la vanité du triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l’est l’objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création entière. Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si long-temps
par tant de personnes et de tant de manières! Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, crut avoir changé de maladie 29le jour où elle fut guérie. Il est des félicités auxquelles on ne croit plus. Elles arrivent, c’est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive pour qu’il pût l’exprimer. Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.
– Où en étais-je? dit le colonel avec la naïveté d’un enfant, ou d’un soldat, car il y a souvent de l’enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l’enfant, surtout en France.
– À Stuttgard! vous sortiez de prison
, répondit l’avoué.
– Vous connaissez ma femme? demanda le colonel.
– Oui, répliqua Derville en inclinant la tête.
– Comment est-elle?
– Toujours ravissante!
Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur, avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés dans le sang et le feu des champs de bataille.
– Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté, car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige
moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l’air comme s’il quittait un cachot. Monsieur, dit-il, si j’avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcissent leurs 30phrases du mot amour. Alors elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît. Comment aurais-je pu intéresser une femme? j’avais une face de Requiem, j’étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimeau qu’à un Français, moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799! moi, Chabert, comte de l’Empire! Enfin, le jour même où l’on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal-des-logis dont je vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses que j’aie jamais vue. Je l’aperçus à la promenade. Si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j’étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret. Là, quand je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui crève. Sa gaieté, monsieur, me causa l’un de mes plus vifs chagrins! Elle me révélait sans fard tous les changemens qui étaient survenus en moi! J’étais donc méconnaissable, même pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de mes amis! Jadis j’avais sauvé la vie à Boutin, mais c’était une revanche que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. La scène eut lieu en Italie, à Ravennes; la maison où il m’empêcha d’être poignardé n’était pas une maison fort décente. À cette époque, je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des détails 31qui ne pouvaient être connus que de nous seuls; et, quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua. Puis je lui contai les accidens de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma voix, fussent, me dit-il, singulièrement altérés, que je n’eusse plus ni cheveux, ni dents, ni sourcils, que je fusse blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis victorieusement. Alors il me raconta ses aventures. Elles n’étaient pas moins extraordinaires que les miennes. Il revenait des confins de la Chine, où il avait voulu penétrer, après s’être échappé de la Sibérie. Il m’apprit les désastres de la campagne de Russie, et la première abdication de Napoléon. Cette nouvelle est une des choses qui m’ont fait le plus de mal! Nous étions deux débris curieux, après avoir ainsi roulé sur le globe, comme roulent dans l’Océan les cailloux emportés d’un rivage à l’autre par les tempêtes. À nous deux, nous avions vu l’Égypte, la Syrie, l’Espagne, la Russie, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, la Dalmatie, l’Angleterre, la Chine, la Tartarie, la Sibérie; il ne nous manquait que d’avoir été dans les Indes et en Amérique! Enfin, plus ingambe que je ne l’étais, Boutin se chargea d’aller à Paris le plus lestement possible, afin d’instruire ma femme de l’état dans lequel je me trouvais. J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée. C’était la quatrième, monsieur! Si j’avais eu des parens, tout cela ne serait peut-être pas arrivé; mais, il faut vous l’avouer, 32je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui, pour patrimoine, avait son courage; pour famille, tout le monde; pour patrie, la France; pour tout protecteur, le bon Dieu. Je me trompe! j’avais un père, l’empereur! Ha, s’il était debout, le cher homme! et qu’il vît son Chabert, comme il me nommait! dans l’état où je suis, mais il se mettrait en colère. Que voulez-vous? notre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant. Après tout, les événemens politiques pouvaient justifier le silence de ma femme! Boutin partit. Il était bien heureux, lui! Il avait deux ours blancs, supérieurement dressés, qui le faisaient vivre. Je ne pouvais l’accompagner, mes douleurs ne me permettaient pas de faire de longues étapes. Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes, après avoir marché aussi long-temps que mon état put me le permettre en compagnie de ses ours et de lui. À Carlsruhe, j’eus un accès de névralgie à la tête, et restai six semaines sur la paille, dans une auberge! Je ne finirais pas, monsieur, s’il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les souffrances morales, auprès desquelles pâlissent les douleurs physiques, excitent cependant moins de pitié, parce qu’on ne les voit point. Je me souviens d’avoir pleuré devant un hôtel de Strasbourg où j’avais donné jadis une fête, et où je n’obtins rien, pas même un morceau de pain. Ayant déterminé de concert avec Boutin l’itinéraire que je devais suivre, j’allais à chaque bureau de poste demander s’il y avait une lettre et de l’argent pour 33moi; je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. Combien de désespoirs ne m’a-t-il pas fallu dévorer! – Boutin sera mort, me disais-je. En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J’appris sa mort plus tard et par hasard. Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. Enfin, j’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. Pour moi, c’était douleur sur douleur. En voyant les Russes en France, je ne pensais plus que je n’avais ni souliers aux pieds, ni argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes vêtemens étaient en lambeaux. La veille de mon arrivée, je fus forcé de bivouaquer dans les bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute un accès de je ne sais quelle maladie qui me prit quand je traversai le faubourg Saint-Martin. Je tombai presque évanoui, à la porte d’un marchand de fer. Quand je me réveillai, j’étais dans un lit à l’Hôtel-Dieu. Là, je restai pendant un mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé. J’étais sans argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris. Avec quelle joie et quelle promptitude j’allai rue du Mont-Blanc, où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi! Bah! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée-d’Antin. Je n’y vis plus mon hôtel, il avait été vendu, démoli. Des spéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes jardins. Ignorant que ma femme fût mariée à monsieur Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin, je me rendis chez un vieil avocat qui jadis était chargé de mes affaires. Le 34bonhomme était mort après avoir cédé sa clientèle à un heune homme. Celui-ci m’apprit, à mon grand étonnement, l’ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme et la naissance de ses deux enfans. Quand je lui dis être le colonel Chabert, il se mit à rire si franchement que je le quittai sans lui faire la moindre observation. Ma détention de Stuttgard me fit songer à Charenton, et je résolus d’agir avec prudence. Alors, monsieur, sachant où demeurait ma femme, je m’acheminai vers son hôtel, le cœur plein d’espoir. Eh bien! dit le colonel avec un mouvement de rage concentrée, je n’ai pas été reçu lorsque je me fis annoncer sous un nom d’emprunt, et le jour où je pris le mien je fus consigné à sa porte. Pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, un matin, je suis resté pendant des nuits entières, collé contre la borne de sa porte cochère. Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l’éclair, et où j’entrevoyais à peine cette femme qui est mienne et qui n’est plus à moi! Oh! dès ce jour, j’ai vécu pour la vengeance, s’écria le vieillard d’une voix sourde en se dressant tout-à-coup devant Derville. Elle sait que j’existe; elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi-même. Elle ne m’aime plus! Moi, j’ignore si je l’aime ou si je la déteste! je la désire et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son bonheur, eh bien! elle ne m’a pas seulement fait parvenir le plus léger secours! Par momens je ne sais plus que devenir!
35À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. Derville resta silencieux, occupé à contempler son client.
– L’affaire est grave, dit-il enfin machinalement. Même en admettant l’authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg, il ne m’est pas prouvé que nous puissions triompher tout d’abord. Le procès ira successivement devant trois tribunaux. Il faut réfléchir à tête reposée sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle.
– Oh
! répondit froidement le colonel, en relevant la tête par un mouvement de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais en compagnie.
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux de l’homme énergique brillaient rallumés aux feux du désir et de la vengeance.
– Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué.
– Transiger
? répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant?
– Monsieur, reprit l’avoué
, vous suivrez, je l’espère, mes conseils. Votre cause sera ma cause. Vous vous apercevrez bientôt de l’intérêt que je prends à votre situation, presque sans exemple dans les fastes judiciaires. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire, qui vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours. Il ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous êtes le colonel Chabert, vous ne devez être à la merci de personne. Je 36donnerai à ces avances la forme d’un prêt. Vous avez des biens à recouvrer, vous êtes riche.
Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva brusquement, car il n’était peut-être pas de
coutume qu’un avoué parût s’émouvoir, il passa dans son cabinet d’où il revint avec une lettre non cachetée qu’il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre homme la tint entre ses doigts, il sentit deux pièces d’or à travers le papier.
– Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume? dit l’avoué.
Le comte dicta les renseignemens en vérifiant l’orthographe des noms de lieu; puis
il prit son chapeau d’une main, regarda Derville, lui tendit l’autre main, une main calleuse, et lui dit d’une voix simple: – Ma foi, monsieur, après l’empereur, vous êtes l’homme auquel je devrai le plus! Vous êtes un brave.
L’avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l’escalier, et l’éclaira.
– Boucard, dit Derville à son premier clerc, je viens d’entendre une histoire qui me coûtera peut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent, j’aurai vu le plus habile comédien de notre époque.
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il retira de la lettre les deux pièces de vingt francs que l’avoué lui avait données, et les re37garda pendant un moment à la lumière. Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans.
– Je vais donc fumer des cigares, se dit-il.

II.


LA TRANSACTION.

Environ trois mois après la consultation nuitamment faite par le colonel Chabert chez Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l’avoué faisait à son singulier client vint le voir pour conférer sur une affaire grave, et commença par lui réclamer six cents francs donnés au vieux militaire.
– Tu t’amuses donc à entretenir l’ancienne armée? lui dit en riant ce notaire
, nommé Crottat, jeune homme qui venait d’acheter l’étude où il était maître-clerc, et dont le patron venait de prendre la fuite en faisant une épouvantable faillite.
– Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler cette affaire-là. Ma philanthropie n’ira pas au-delà de vingt-cinq louis, et je commence déjà même à craindre d’être la dupe de mon patriotisme.
Au moment où Derville achevait cette phrase, il vit sur son bureau les paquets que son maître-clerc y avait mis. Ses yeux furent frappés à l’aspect des timbres oblongs, carrés, triangulaires, rouges, 38bleus, apposés sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne, bavaroise et française.
– Ha, dit-il en riant, voici le dénoûment de la comédie, nous allons savoir si je suis attrapé.
Il prit la lettre et l’ouvrit, mais il n’y put rien lire, elle était écrite en allemand.
– Boucard, allez vous-même faire traduire cette lettre, et revenez promptement, dit Derville en entr’ouvrant la porte de son cabinet, et tendant la lettre à son maître-clerc.
Le notaire de Berlin auquel s’était adressé l’avoué, lui annonçait que les actes dont il avait demandé les expéditions lui parviendraient quelques jours après cette lettre d’avis. Les pièces étaient, disait-il, parfaitement en règle, et revêtues des légalisations nécessaires pour faire foi en justice. En outre, il lui mandait que presque tous les témoins des faits consacrés par les procès-verbaux existaient à Prussich-Eylau, et que la femme à laquelle
monsieur le comte Chabert devait la vie vivait encore dans un des faubourgs d’Heilsberg.
– Ceci devient sérieux
! s’écria Derville, quand Boucard eut fini de lui donner la substance de la lettre. – Mais, dis donc, mon petit, reprit-il en s’adressant au notaire, je vais avoir besoin de renseignemens qui doivent être dans ton étude. N’est-ce pas chez ce vieux fripon de Roguin…
– Nous disons l’infortuné, le malheureux Roguin, reprit maître Alexandre Crottat en riant, et interrompant Derville.
39 N’est-ce pas chez cet infortuné qui vient d’emporter huit cent mille francs à ses cliens et de réduire plusieurs familles au désespoir, que s’est faite la liquidation de la succession Chabert? Il me semble que j’ai vu cela dans nos pièces Ferraud.
– Oui, répondit Crottat, j’étais alors troisième clerc
; je l’ai copiée et bien étudiée cette liquidation. Rose Chapotel, épouse et veuve de Hyacinthe, dit Chabert, comte de l’empire, grand-officier de la Légion-d’Honneur; ils s’étaient mariés sans contrat, ils étaient donc communs en biens. Autant que je puis m’en souvenir, l’actif s’élevait à six cent mille francs. Avant son mariage, le comte Chabert avait fait un testament en faveur des hospices de Paris, par lequel il leur attribuait le quart de la fortune qu’il posséderait au moment de son décès. Le domaine héritait de l’autre quart. Il y a eu licitation, vente et partage, parce que les avoués ont été bon train. Lors de la liquidation, le monstre qui gouvernait alors la France a rendu par un décret la portion du fisc à la veuve du colonel.
– Ainsi la fortune personnelle du comte Chabert ne se monterait donc qu’à trois cent mille francs.
– Par conséquent, mon vieux! répondit Crottat. Vous avez parfois l’esprit juste, vous autres avoués, quoiqu’on vous accuse de vous le fausser en plaidant aussi bien le Pour que le Contre.
Le comte Chabert, dont Derville trouva l’adresse au bas de la première quittance que lui avait remise le notaire, demeurait dans le faubourg
Saint-40Marceau, rue du Petit-Banquier, chez un nourrisseur nommé Vergniaud. Arrivé là, Derville fut forcé d’aller à pied à la recherche de son client, car son cocher refusa de s’engager dans une rue non pavée et dont les ornières étaient un peu trop profondes pour les roues d’un cabriolet. En regardant de tous les côtés, l’avoué finit par trouver, dans la partie de cette rue qui avoisine le boulevard, entre deux murs bâtis avec des ossemens et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons que le passage des voitures avait ébréchés, malgré deux morceaux de bois placés en forme de bornes. Ces pilastres soutenaient une poutre couverte d’un chaperon en tuiles, sur laquelle ces mots étaient écrits en rouge: VERGNIAUD, NOURICEURE. À droite de ce nom se trouvaient des œufs, et à gauche une vache, le tout peint en blanc. La porte était ouverte et restait sans doute ainsi pendant toute la journée. Au fond d’une cour assez spacieuse, s’élevait, en face de la porte, une maison, si toutefois ce nom convient à l’une de ces masures bâties dans les faubourgs de Paris, et qui ne sont comparables à rien, pas même aux plus chétives habitations de la campagne, dont elles ont la misère sans en avoir la poésie. En effet, au milieu des champs, les cabanes ont encore une grâce que leur donnent la pureté de l’air, la verdure, l’aspect des champs, une colline, un chemin tortueux, des vignes, une haie vive, la mousse des champs et les ustensiles champêtres; mais à Paris, la misère ne se grandit que par son horreur.
41Quoique récemment construite, cette maison semblait près de tomber en ruine. Aucun des matériaux n’y avait eu sa vraie destination, ils provenaient tous des démolitions qui se font journellement dans Paris. Derville lut sur un volet fait avec les planches d’une enseigne: Magasin de nouveautés. Les fenêtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient bizarrement placées. Le rez-de-chaussée, qui paraissait être la partie habitable, était exhaussé d’un côté, tandis que de l’autre les chambres étaient enterrées par une éminence. Entre la porte et la maison, s’étendait une mare pleine de fumier où coulaient les eaux pluviales et ménagères. Le mur sur lequel s’appuyait ce chétif logis, et qui paraissait être plus solide que les autres, était garni de cabanes grillagées, où de vrais lapins faisaient leurs nombreuses familles. À droite de la porte cochère
se trouvait la vacherie surmontée d’un grenier à fourrages, et qui communiquait à la maison par une laiterie. À gauche était une basse-cour, une écurie et un toit à cochons qui avait été fini, comme celui de la maison, en mauvaises planches de bois blanc clouées les unes sur les autres, et mal recouvertes avec du jonc.
Comme presque tous les endroits où se cuisinent les élémens du grand repas que Paris dévore quotidiennement, la cour dans laquelle Derville mit le pied offrait les traces de la précipitation voulue par la nécessité d’arriver à heure fixe. Ces grands vases de fer-blanc bossués dans lesquels se transporte le 42lait, et les pots qui contiennent la crème
étaient jetés pêle-mêle devant la laiterie, avec leurs bouchons de linge. Les loques trouées qui servaient à les essuyer flottaient au soleil étendues sur des ficelles attachées à des piquets. Ce cheval pacifique dont la race ne se trouve que chez les laitières, avait fait quelques pas en avant de sa charrette, et restait devant l’écurie dont la porte était fermée. Une chèvre broutait le pampre de la vigne grêle et poudreuse qui garnissait le mur jaune et lézardé de la maison. Un chat était accroupi sur les pots à crème et les léchait. Les poules, effarouchées à l’approche de Derville, s’envolèrent en criant, et le chien de garde aboya.
– L’homme qui a décidé le gain de la bataille d’Eylau
serait là! se dit Derville en saisissant d’un seul coup-d’œil l’ensemble de ce spectacle ignoble.
La maison était restée sous la protection de trois gamins. L’un, grimpé sur le faîte d’une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu’elles y tomberaient dans la marmite. L’autre essayait d’amener un cochon sur le plancher de la charrette qui touchait à terre, tandis que le troisième
, pendu à l’autre bout, attendait que le cochon y fût placé pour l’enlever en faisant faire la bascule à la charrette. Quand Derville leur demanda si c’était bien là que demeurait monsieur Chabert, aucun d’eux ne répondit, et tous trois le regardèrent avec une stupidité spirituelle, s’il est permis d’allier ces 43deux mots. Derville réitéra ses questions sans succès par l’air narquois des trois drôles. Impatienté, il leur dit de ces injures plaisantes que les jeunes gens se croient le droit d’adresser aux enfans, et les gamins rompirent le silence par un rire brutal. Derville se fâcha. Le colonel, qui l’entendit, sortit d’une petite chambre basse située près de la laiterie, et apparut sur le seuil de sa porte avec un flegme militaire inexprimable. Il avait à la bouche une de ces pipes notablement culottées (expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre blanche nommées des brûle-gueules. Il leva la visière d’une casquette horriblement crasseuse, aperçut Derville et traversa le fumier pour venir plus promptement à son bienfaiteur, en criant d’une voix amicale aux gamins: – Silence dans les rangs! Les enfans gardèrent aussitôt un silence respectueux qui annonçait l’empire exercé sur eux par le vieux soldat.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit? dit-il à Derville. Allez le long de la vacherie! Tenez, là, le chemin est pavé, s’écria-t-il en remarquant l’indécision de l’avoué qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier.
En sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par où le colonel était sorti. Chabert parut désagréablement affecté d’être obligé de le recevoir dans la chambre qu’il occupait. En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. Le lit du colonel consistait en quelques bottes de paille sur lesquelles son hôtesse avait étendu deux ou trois 44lambeaux de ces vieilles tapisseries
ramassées je ne sais où, dont se servent les laitières pour garnir les bancs de leurs charrettes. Le plancher était tout simplement en terre battue. Comme les murs salpêtres, verdâtres et fendus répandaient une forte humidité, le mur contre lequel couchait le colonel était tapissé d’une natte en jonc. Le fameux carrick pendait à un clou. Deux mauvaises paires de bottes gisaient dans un coin. Nul vestige de linge. Sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande-Armée, réimprimés par Plancher, étaient ouverts et paraissaient être la lecture du colonel, dont la physionomie était calme et sereine au milieu de cette misère. Sa visite chez Derville semblait avoir changé le caractère de ses traits, où l’avoué trouva les traces d’une pensée heureuse, une lueur particulière qu’y avait jetée l’espérance.
– La fumée de la pipe vous incommode-t-elle? dit-il en tendant à son avoué la chaise à moitié dépaillée.
– Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici!
Cette phrase fut arrachée à Derville par la défiance naturelle aux avoués, et par la déplorable expérience que leur
donnent de bonne heure les épouvantables drames inconnus auxquels ils assistent.
– Voilà, se dit-il, un homme qui aura certainement employé mon argent à satisfaire les trois vertus théologales du troupier: le jeu, le vin et les femmes!
45– C’est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. C’est un bivouac tempéré par l’amitié, mais…
.. Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi. Mais je n’ai fait de tort à personne, je n’ai jamais repoussé personne, et je dors tranquille.
L’avoué songea qu’il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son client des sommes qu’il lui avait avancées, et il se contenta de lui dire: – Pourquoi n’avez-vous donc pas voulu venir dans Paris
, où vous auriez pu vivre aussi peu chèrement que vous vivez ici, mais où vous auriez été mieux?
– Mais, répondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m’avaient recueilli, nourri gratis depuis un an! Comment les quitter au moment où j’avais un peu d’argent? Puis le père de ces trois gamins est un vieux
Égyptien…
– Comment
! un Égyptien?
– Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l’expédition d’Égypte, dont j’ai fait partie; mais tous ceux qui en sont revenus sont un peu frères. Enfin, je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots.
– Il aurait bien pu vous mieux loger
pour votre argent, lui!
– Bah! dit le colonel, ses enfans couchent comme moi sur la paille! Sa femme et lui n’ont pas un lit meilleur. Ils sont bien pauvres, voyez-vous! Ils ont pris un établissement au-dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma fortune
Enfin, suffit!
46– Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. Votre libératrice vit encore!
– Sacré argent! Dire que je n’en ai pas, s’écria-t-il en jetant par terre sa pipe, une pipe culottée, une pipe précieuse! mais ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné ce crime de
lèse-tabac. Les anges en auraient peut-être ramassé les morceaux.
– Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville en sortant de la chambre pour s’aller promener au soleil le long de la maison.
– Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. L’on m’a cru mort, me voilà! Rendez-moi ma femme et ma fortune; donnez-moi le grade de général auquel j’ai droit. J’ai passé colonel dans la garde impériale, la veille de la bataille d’Eylau!
– Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. Écoutez-moi. Vous êtes le comte
de Chabert, je le veux bien; mais il s’agit de le prouver judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à nier votre existence. Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion entraînera dix ou douze questions préliminaires qui toutes iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême, et constitueront autant de procès coûteux qui traîneront en longueur quelle que soit l’activité que j’y mette. Vos adversaires demanderont une enquête à laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera peut-être une commission rogatoire en Prusse. Mais sup47posons tout au mieux; admettons qu’il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel Chabert: savons-nous comment sera jugée la question soulevée par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud? Dans votre cause, le point de droit est en dehors du code, et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n’avez pas eu d’enfans de votre mariage, et monsieur le comte Ferraud en a deux du sien. Les juges peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne foi chez les contractans. Serez-vous dans une position morale bien belle, en voulant mordicus avoir, à votre âge et dans les circonstances où vous vous trouvez, une femme qui ne vous aime plus? Vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. Le procès a donc des élémens de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisans.
– Et ma fortune
?
– Vous vous croyez donc une grande fortune?
– N’avais-je pas trente mille livres de
rente?
– Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre mariage, un testament qui léguait le quart de vos biens aux hospices.
– C’est vrai.
48 Eh bien, vous censé mort, n’a-t-il pas fallu procéder à un inventaire, à une liquidation afin de donner ce quart aux hospices
? Votre femme ne s’est pas fait scrupule de tromper les pauvres. L’inventaire, où sans doute elle s’est bien gardée de mentionner l’argent comptant, les pierreries, où elle aura produit peu d’argenterie, et où le mobilier a été estimé à deux tiers au-dessous du prix réel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de droits au fisc, et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs estimations, l’inventaire ainsi fait a établi six cent mille francs de valeurs. Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. Tout a été vendu, racheté par elle; elle a bénéficié sur tout, et les hospices ont eu leurs soixante-quinze mille francs. Puis, comme le fisc héritait de vous, attendu que vous n’aviez pas fait mention de votre femme dans votre testament, l’empereur a rendu par un décret à votre veuve la portion qui revenait au domaine public. Maintenant, à quoi avez-vous droit? à trois cent mille francs seulement, moins les frais.
– Et vous appelez cela la justice? dit le colonel ébahi.
– Mais, certainement…
.
– Elle est belle.
– Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile
ne l’est pas. Madame Ferraud peut même vouloir garder la portion qui lui a été donnée par l’empereur.
49– Mais elle n’était pas ma veuve, le décret est nul…
.
– D’accord. Mais tout
cela se plaide. Écoutez-moi. Dans ces circonstances, je crois qu’une transaction serait, et pour vous et pour elle, le meilleur dénouement du procès. Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle à laquelle vous auriez droit.
– Ce serait vendre ma femme!
– Avec vingt-quatre mille francs de rente vous aurez, dans la position où vous vous trouvez, des femmes qui vous conviendront mieux que la vôtre, et qui vous rendront plus heureux. Je compte aller voir aujourd’hui même madame la comtesse Ferraud afin de sonder le terrain; mais je n’ai pas voulu faire cette démarche sans vous en prévenir.
– Allons ensemble chez elle…
.
– Fait comme vous êtes? dit l’avoué. Non, non, colonel, non. Vous pourriez y perdre tout-à-fait votre procès…
.
– Mais mon procès est-il gagnable?
– Sur tous les chefs, répondit Derville. Mais
, mon cher colonel Chabert, vous ne faites pas attention à une chose. Je ne suis pas riche, ma charge n’est pas entièrement payée. Si les tribunaux vous accordent une provision, c’est-à-dire une somme à prendre par avance sur votre fortune, ils ne l’accorderont qu’après avoir reconnu vos qualités de comte Chabert, grand-officier de la Légion d’Honneur.
50 Tiens, je suis grand
-officier de la Légion! Je n’y pensais plus, dit-il naïvement.
– Eh bien! jusque-là, reprit Derville, ne faut-il pas plaider, payer des avocats, lever et solder les jugemens, faire marcher des huissiers
et vivre? Les frais des instances préparatoires se monteront, à vue de nez, à plus de douze ou quinze mille francs. Je ne les ai pas, moi qui suis écrasé par les intérêts énormes que je paie à celui qui m’a prêté l’argent de ma charge. Et vous! où les trouverez-vous?
De grosses larmes tombèrent des yeux flétris du pauvre soldat
, et roulèrent sur ses joues ridées. À l’aspect de ces difficultés, il fut découragé. Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine comme un cauchemar.
– J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là:
– «Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau!» Le bronze, lui, me reconnaîtra.
– Et l’on vous mettra sans doute à Charenton.

À ce nom redouté, l’exaltation du militaire tomba.
– N’y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère de la guerre?
– Les bureaux! dit Derville
, ha! n’y allez qu’avec un jugement bien en règle qui déclare nul votre acte de décès. Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire.
Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir, abîmé dans un déses51poir sans bornes. La justice militaire est franche, rapide
; elle décide à la turque, et juge presque toujours bien. Cette justice était la seule que connût Chabert. Or, en apercevant le dédale de difficultés où il fallait s’engager, et en voyant combien il fallait d’argent pour y voyager, il reçut un coup mortel dans son intelligence et dans cette puissance particulière à l’homme que l’on nomme la volonté. Il lui parut impossible de vivre en plaidant; il fut pour lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s’engager comme cavalier si quelque régiment voulait de lui. Ses souffrances physiques et morales lui avaient déjà vicié le corps dans quelques-uns des organes les plus importans. Il touchait à l’une de ces maladies pour lesquelles la médecine n’a pas de nom, dont le siége est en quelque sorte mobile comme l’appareil nerveux qui paraît le plus attaqué parmi tous ceux de notre machine, affection qu’il faudrait nommer le spleen du malheur. Quelque grave que fût déjà ce mal invisible, mais réel, il était encore guérissable par une heureuse conclusion. Pour ébranler tout-à-fait cette vigoureuse organisation, il suffirait d’un obstacle nouveau, de quelque fait imprévu qui en romprait les ressorts affaiblis et produirait ces hésitations, ces actes incompris, incomplets que les physiologistes observent chez les êtres ruinés par les chagrins. Derville, qui reconnut alors les symptômes d’un profond abattement chez son client, lui dit: – Prenez courage, la solution de cette affaire ne peut que vous être favorable. Seule52ment, examinez si vous pouvez me donner toute votre confiance, et accepter aveuglément le résultat que je croirai le meilleur pour vous.
– Faites comme vous voudrez, dit Chabert.
– Oui, mais vous vous abandonnez à moi
comme un homme qui marche à la mort?
– Mais
ne vais-je pas rester sans état, sans nom? Est-ce tolérable?
– Je ne l’entends pas ainsi, dit l’avoué
; il sera stipulé que nous poursuivrons à l’amiable un jugement pour annuler votre acte de décès et votre mariage, afin que vous repreniez vos droits. Vous serez même, par l’influence du comte Ferraud, porté sur les cadres de l’armée comme général, et vous obtiendrez sans doute une pension.
– Allez donc! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous.
– Eh bien, je vous enverrai une procuration à signer, dit Derville. Adieu, bon courage! S’il vous faut de l’argent, comptez sur moi.
Chabert serra chaleureusement la main de Derville, et resta le dos appuyé contre la muraille, sans avoir la force de le suivre autrement que des yeux. Comme tous les gens qui comprennent peu les affaires judiciaires, il s’effrayait de cette lutte nouvelle qu’il n’avait jamais prévue.
Pendant que Derville parlait au colonel, il s’était
à plusieurs reprises avancé, hors d’un pilastre de la porte cochère, la figure d’un homme posté dans la rue, qui semblait occupé à guetter la sortie de Der53ville, et qui, en effet, l’accosta quand il sortit. C’était un vieux homme vêtu d’une veste bleue, d’une cotte blanche plissée semblable à celle des brasseurs, et qui portait sur la tête une casquette de loutre. Sa figure était brune, creusée, ridée, mais rougie sur les pommettes par l’excès du travail, et hâlée par le grand air.
– Excusez, monsieur, dit-il à Derville en l’arrêtant par le bras, si je prends la liberté de vous parler, mais je me suis douté en vous voyant
que vous étiez l’ami de notre général.
– Eh bien
! dit Derville, en quoi vous intéressez vous….? Mais, qui êtes-vous?
– Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d’abord. Et j’aurais deux mots à vous dire.
– Et c’est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l’est
?
– Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle chambre. J’aurais couché dans l’écurie et je lui aurais donné la mienne, si je n’en avais eu qu’une. Un homme qui a souffert comme lui, qui apprend à lire à mes
mioches, un général et un égyptien! Ha bien, faudrait voir! Du tout, il est le mieux logé. J’ai partagé avec lui ce que j’avais: malhereusement ce n’était pas grand’chose, du pain, du lait, des œufs, enfin à la guerre comme à la guerre! C’était de bon cœur. Mais il nous a vexés….
– Lui?
– Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelle en 54plein. J’ai pris un établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. Ça vous le contrariait. Il pansait le cheval! je lui dis: – Mais, mon général!… – Bah! qui dit, je ne veux pas être comme un fainéant, et il y a
longt-emps que je sais brosser le lapin. J’avais donc fait des billets pour le prix de ma vacherie à un nommé Grados….. Le connaissez-vous, monsieur?
– Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de vous écouter. Seulement, dites-moi comment le colonel vous a
vexés.
– Il nous a vexés, monsieur, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud
, et que ma femme en a pleuré. Il a su par les voisins que nous n’avions pas le premier sou de notre billet. Le vieux grognard, sans rien dire, a amassé tout ce que vous lui donniez, a guetté le billet et l’a payé. C’te malice! Que ma femme et moi sachant qu’il n’avait pas de tabac, ce pauvre vieux, et qu’il s’en passait! Oh! maintenant, tous les matins il a ses cigares je me vendrais plutôt…. non! Nous sommes vexés. Donc, je voudrais vous proposer de nous prêter, vu qu’il nous a dit que vous étiez un brave homme, une centaine d’écus sur notre établissement, afin que nous lui fassions faire des habits, que nous lui meublions sa chambre. Il a cru nous acquitter, pas vrai? Eh bien, au contraire, voyez-vous, l’ancien nous a endettés… et vexés! Il ne devait pas nous faire cette avanie-là. Il nous a vexés! Des amis! Foi d’honnête homme, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud, 55je m’engagerais plutôt que de ne pas vous rendre cet argent-là…
Derville regarda le nourrisseur, et fit quelques pas en arrière pour revoir la maison, la cour, les fumiers, l’étable, les lapins, les enfans.
– Par ma foi, je crois qu’un des caractères de la vertu est de ne pas être propriétaire, se dit-il. Va, tu auras tes cent écus! et plus même… Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai. Le colonel sera bien assez riche pour t’aider, et je ne veux pas lui en ôter le plaisir.
– Cela sera-t-il bientôt?

– Mais oui…

– Ah
, mon Dieu! que mon épouse va-z-être contente!
Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir.
– Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez notre adversaire. Ne laissons pas voir notre jeu, tâchons de connaître le sien, et gagnons la partie d’un seul coup. Il faudrait l’effrayer
! Elle est femme, de quoi s’effraient le plus les femmes? Mais les femmes ne s’effraient que de…
Il se mit à étudier la position de la comtesse, et tomba dans une de ces méditations auxquelles se livrent les grands politiques en concevant leurs plans, en tâchant de deviner le secret des cabinets ennemis: les avoués ne sont-ils pas en quelque sorte des hommes d’état chargés des affaires privées
? Un coup 56d’œil jeté sur la situation de monsieur le comte Ferraud et de sa femme est ici nécessaire pour faire comprendre le génie de l’avoué.
Monsieur le comte Ferraud était le fils d’un ancien conseiller au parlement de Paris, qui avait émigré pendant le temps de la terreur. S’il sauva sa tête, il perdit sa fortune. Il rentra sous le consulat, et resta constamment fidèle aux intérêts de Louis XVIII, dans les entours duquel était son père avant la révolution. Il appartenait donc à cette partie du faubourg Saint-Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon. La réputation de capacité que se fit le jeune comte, alors simplement appelé monsieur Ferraud, le rendit l’objet des coquetteries de l’empereur, qui souvent était aussi heureux de ses conquêtes sur l’aristocratie que du gain d’une bataille. On promit au comte la restitution de son titre, celle de ses biens non vendus, et on lui montra dans le lointain un ministère, une sénatorerie. L’empereur échoua. Monsieur Ferraud était, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, doué de formes agréables, qui avait des succès et que le faubourg Saint-Germain avait adopté comme une de ses gloires. Il était sans fortune. Madame la comtesse Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu’elle possédait, après dix-huit mois de veuvage, environ quarante mille livres de rente. Quant à son mariage avec le jeune comte, il ne fut pas accepté comme une nouvelle par les coteries du faubourg Saint-Ger57main. Heureux de ce mariage qui répondait à ses idées de fusion, Napoléon rendit à madame Chabert la portion dont héritait le fisc dans la succession du colonel. Mais l’espérance de Napoléon fut encore trompée. Madame Ferraud n’aimait pas seulement son amant dans le jeune homme, elle avait été séduite aussi par l’idée d’entrer dans cette société dédaigneuse qui, malgré son abaissement, dominait la cour impériale. Toutes ses vanités étaient flattées autant que ses passions dans ce mariage. Elle allait devenir une femme comme il faut. Quand le faubourg Saint-Germain sut que le mariage du jeune comte n’était pas une défection, les salons s’ouvrirent à sa femme. La Restauration vint. La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis XVIII, et il était du nombre des initiés qui attendaient que l’abîme des révolutions fût fermé; car cette phrase royale, dont les libéraux se moquèrent tant, cachait un sens politique. Néanmoins, l’ordonnance citée dans la longue phrase cléricale qui commence cette histoire lui avait rendu deux forêts et une terre, dont la valeur avait considérablement augmenté pendant le séquestre. En ce moment, quoique le comte Ferraud fût conseiller d’état, directeur général, il ne considérait sa position que comme le début de sa fortune politique.
Préoccupé par les soins d’une ambition dévorante,
monsieur le comte Ferraud s’était attaché comme secrétaire un ancien avoué ruiné, nommé Delbecq, 58homme plus qu’habile, qui connaissait admirablement les ressources de la chicane, et auquel il laissait la conduite de ses affaires privées. Le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place élevée par le crédit de son patron, dont il gérait sagement la fortune. Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure qu’il passait pour un homme calomnié. Avec le tact et la finesse dont toutes les femmes sont plus ou moins douées, la comtesse, qui avait deviné son intendant, le surveillait adroitement, et savait si bien le manier, qu’elle en avait déjà tiré un très-bon parti pour l’augmentation de sa fortune particulière. Elle avait su persuader à Delbecq qu’elle gouvernait monsieur Ferraud, et lui avait promis de le faire nommer président d’un tribunal de première instance dans l’une des plus importantes villes de France, s’il se dévouait entièrement à ses intérêts. La promesse d’une place inamovible qui lui permettrait de se marier avantageusement et de conquérir plus tard une haute position dans la carrière politique en devenant député, fit de Delbecq l’âme damnée de la comtesse. Il ne lui avait laissé manquer aucune des chances favorables que les mouvemens de Bourse et la hausse des propriétés présentèrent dans Paris aux gens habiles pendant les trois premières années de la Restauration. Il avait quadruplé les capitaux de sa protectrice, avec d’autant plus de facilité que tous les moyens avaient paru bons à la comtesse afin 59de rendre promptement sa fortune énorme. Elle employait les émolumens des places occupées par le comte aux dépenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser ses revenus, et Delbecq se prêtait aux calculs de cette avarice sans chercher à s’en expliquer les motifs. Ces sortes de gens ne s’inquiètent que des secrets dont la découverte est nécessaire à leurs intérêts. D’ailleurs il en trouvait si naturellement la raison dans cette soif d’or dont sont atteintes la plupart des Parisiennes, et il fallait une si grande fortune pour appuyer les prétentions du comte Ferraud, que l’intendant croyait parfois entrevoir dans l’avidité de la comtesse un effet de son dévouement pour l’homme dont elle était toujours éprise. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son cœur, car c’étaient des secrets de vie et de mort pour elle, et le nœud de cette histoire était précisément là.
Quand, au commencement de l’année 1817, la
Restauration fut assise sur des bases en apparence inébranlables et que ses doctrines gouvernementales, comprises par les esprits élevés, leur parurent devoir amener pour la France une ère de prospérité nouvelle, la société parisienne changea de face. Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d’amour, de fortune et d’ambition. Encore jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d’une femme à la mode, et vécut dans l’atmosphère de la cour. Jamais personne ne fut plus heureuse. Elle appartenait à l’aris60tocratie, elle était riche par elle-même, et riche par son mari qui, prôné comme un des hommes les plus capables du parti royaliste et l’ami du roi, semblait promis à quelque ministère. Au milieu de ce triomphe elle fut atteinte d’un cancer moral. Il est de ces sentimens que les femmes devinent malgré le soin avec lequel les hommes mettent à les enfouir dans leurs cœurs. Dès le premier retour du roi, le comte Ferraud avait conçu quelques regrets de son mariage avec la veuve du colonel Chabert. Elle ne l’avait allié à personne, il était seul et sans appui pour se diriger dans une carrière pleine d’écueils et pleine d’ennemis. Puis, peut-être, quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu chez elle quelques vices d’éducation qui la rendaient impropre à le seconder dans ses projets. Un mot dit par lui à propos du mariage de monsieur de Talleyrand éclaira la comtesse, à laquelle il fut prouvé que si son mariage était à faire, jamais elle ne serait madame Ferraud. Ce regret, quelle femme le pardonnerait? Ne contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en germe? Mais quelle plaie ne devait pas faire ce mot dans le cœur de la comtesse, si l’on vient à supposer qu’elle craignait de voir revenir son premier mari! Elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé. Puis, pendant le temps où elle n’en avait plus entendu parler, elle s’était plu à le croire mort à Waterloo avec les aigles impériales en compagnie de Boutin. Néanmoins elle conçut d’attacher le comte à elle par le plus fort 61des liens, par la chaîne d’or, et voulut être si riche que sa fortune rendît son second mariage indissoluble si par hasard le comte Chabert reparaissait encore. Et il avait reparu, sans qu’elle s’expliquât pourquoi la lutte qu’elle redoutait n’avait pas déjà commencé. Les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme. Peut-être était-il à moitié fou; Charenton pouvait encore lui en faire raison. Elle n’avait pas voulu mettre Delbecq ni la police dans sa confidence, de peur de se donner un maître, ou de précipiter la catastrophe. Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme; elles se font un calus à l’endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s’amuser.
– Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de
monsieur le comte Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où son cabriolet s’arrêtait rue de Varennes, à la porte de l’hôtel Ferraud. Comment, lui si riche, aimé du roi, n’est-il pas encore pair de France? Il est vrai qu’il entre peut-être dans la politique du roi, comme me le disait madame de Grandlieu, de donner une haute importance à la pairie en ne la prodiguant pas. D’ailleurs, le fils d’un conseiller au parlement n’est ni un Crillon, ni un Rohan. Le comte Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. Mais, si son mariage était cassé, ne pourrait-il pas se faire passer sur sa tête à la grande satisfaction du roi, la pairie d’un de ces 62vieux sénateurs qui n’ont que des filles? Voilà certes une bonne bourde à mettre en avant pour effrayer notre comtesse, se dit-il en montant le perron.
Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé la main dans le cancer qui dévorait madame Ferraud. Il fut reçu par elle dans une jolie salle à manger d’hiver, où elle
déjeûnait en jouant avec un singe attaché par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons en fer. Elle était enveloppée dans un élégant peignoir; les boucles de ses cheveux, négligemment rattachés, s’échappaient d’un bonnet qui lui donnait un air mutin. Elle était fraîche et rieuse. L’argent, le vermeil, la nacre étincelaient sur la table, et il y avait autour d’elle des fleurs curieuses plantées dans de magnifiques vases en porcelaine. En voyant la femme du comte Chabert riche de ses dépouilles, au sein du luxe, au faîte de la société, tandis que le malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux, l’avoué se dit: – La morale de ceci est qu’une jolie femme ne voudra jamais reconnaître son mari, ni même son amant, dans un homme en vieux carrick, en perruque de chiendent et en bottes percées.
Un sourire malicieux et mordant excité par cette pensée, exprima les idées moitié philosophiques, moitié railleuses qui devaient venir à un homme si bien placé pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels la plupart des familles parisiennes cachent leur existence.
63 Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe.
– Madame, dit-il brusquement, car il se choqua du ton léger avec lequel la comtesse lui avait dit
:
– Bonjour, monsieur Derville, je viens causer avec vous d’une affaire assez grave.
– J’en suis désespérée,
monsieur Ferraud est absent…
– J’en suis enchanté, moi, madame. Il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence. D’ailleurs, je sais par Delbecq que vous aimez à faire vos affaires vous-même sans en ennuyer
monsieur le comte.
– Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle.

– Il vous serait inutile, quelle que soit son habileté, reprit Derville. Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. Le comte Chabert existe…
– Est-ce en disant de semblables bouffonneries que vous voulez me rendre sérieuse? dit-elle en partant d’un éclat de rire.
Mais la comtesse fut tout à coup domptée par l’étrange lucidité du regard fixe par lequel Derville l’interrogeait en paraissant lire au fond de son
âme.
– Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante, vous ignorez l’étendue des dangers qui vous menacent. Je ne vous parlerai pas de l’incontestable authenticité des pièces, ni de la certitude des preuves qui attestent l’existence du comte Chabert. Je ne suis pas homme à me charger d’une mau64vaise cause, vous le savez. Si vous vous opposez à notre inscription en faux contre l’acte de décès, vous perdrez ce premier procès, et cette question résolue en notre faveur nous fait gagner toutes les autres.
– De quoi prétendez
-vous donc me parler?
– Ni du colonel, ni de vous. Je ne vous parlerai pas non plus des mémoires que pourraient faire des avocats spirituels, armés des faits curieux de cette cause, et du parti qu’ils tireraient des lettres que vous avez reçues de votre premier mari avant la célébration de votre mariage avec votre second…
– Cela est faux! dit-elle avec toute la violence d’une petite maîtresse. Je n’ai jamais reçu de lettres du comte Chabert, et si quelqu’un se dit être le colonel, ce ne peut être qu’un intrigant, quelque forçat libéré, comme Cogniard peut-être. Le frisson prend rien que d’y penser. Le colonel peut-il ressusciter, monsieur? Bonaparte m’a fait complimenter sur sa mort par un aide-de-camp, et je touche encore aujourd’hui trois mille francs de pension
accordés à sa veuve par les Chambres. J’ai eu mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront.
– Heureusement nous sommes seuls, madame. Nous pouvons mentir à notre aise, dit-il froidement en s’amusant à aiguillonner la colère qui agitait la comtesse, afin de lui arracher quelques indiscrétions, 65par une manœuvre familière aux avoués, habitués à rester calmes quand leurs adversaires ou leurs cliens s’emportent.
– Hé bien donc, à nous deux, se dit-il à lui-même en imaginant à l’instant un
piége pour lui démontrer sa faiblesse. – La preuve de la remise de la première lettre existe madame, reprit-il à haute voix, elle contenait des valeurs…
– Oh! pour des valeurs, elle n’en contenait pas.
– Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville en souriant. Vous êtes déjà prise dans le premier piège que vous tend un avocat, et vous croyez pouvoir lutter avec la justice…
.
La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure dans les mains. Puis, elle secoua sa honte, et reprit avec ce sang-froid dont les femmes seules sont capables:

– Puisque vous êtes l’avoué du prétendu Chabert, faites-moi le plaisir de…
– Madame, dit Derville en l’interrompant, je suis encore en ce moment votre avoué comme celui du colonel. Croyez-vous que je veuille perdre une clientelle aussi précieuse que l’est la vôtre? Mais vous ne m’écoutez pas…
– Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement.
– Votre fortune vous venait de
monsieur le comte Chabert, et vous l’avez repoussé. Votre fortune est colossale, et vous le laissez mendier. Madame, les avocats sont bien éloquens lorsque les causes sont éloquentes par elles-mêmes, et il se 66rencontre ici des circonstances capables de soulever contre vous l’opinion publique.
– Mais, monsieur, dit la comtesse impatientée de la manière dont Derville la tournait et retournait sur le gril, en admettant que votre
monsieur Chabert existe, les tribunaux maintiendront mon second mariage à cause des enfans, et j’en serai quitte pour rendre deux cent vingt-cinq mille francs à monsieur Chabert.
– Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront la question sentimentale. Si, d’une part, nous avons une mère et ses enfans
, nous avons de l’autre un homme accablé de malheurs, vieilli par vous, par vos refus. Où trouvera-t-il une femme? Puis, les juges peuvent-ils heurter la loi? Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. Mais si vous êtes représentée sous d’odieuses couleurs, vous pourriez avoir un adversaire auquel vous ne vous attendez pas. Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver.
– Un nouvel adversaire! dit-elle, qui?
Monsieur le comte Ferraud, madame.
Monsieur Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et pour la mère de ses enfans un trop grand respect…
– Ne parlez pas de ces niaiseries-là, dit Derville en l’interrompant, à des avoués habitués à lire au fond des cœurs. En ce moment
monsieur Ferraud n’a pas la moindre envie de rompre votre mariage et je suis persuadé qu’il vous adore; mais si quelqu’un venait 67lui dire que son mariage peut être annulé, que sa femme sera traduite en criminelle au banc de l’opinion publique…
– Il me défendrait! monsieur.
– Non, madame.
– Quelle raison aurait-il de m’abandonner, monsieur?
– Mais, celle d’épouser la fille unique d’un pair de France, dont la pairie lui serait transmise par une ordonnance du roi…
La comtesse pâlit.
– Nous y sommes! se dit en lui-même Derville. Bien, je te tiens, l’affaire du pauvre colonel est gagnée. – D’ailleurs, madame, reprit-il à haute voix, il aurait d’autant moins de remords, qu’un homme couvert de gloire, général, comte, grand-officier de la
Légion-d’Honneur, ne serait pas un pis-aller; et si cet homme lui redemande sa femme….
– Assez
, assez, monsieur, dit-elle. Je n’aurai jamais que vous pour avoué. Que faire?
– Transiger
, dit Derville.
– M’aime-t-il encore? dit-elle.
– Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement.
À ce mot, la comtesse dressa la tête. Un éclair d’espérance brilla dans ses yeux; elle comptait peut-être spéculer sur la tendresse de son premier mari pour gagner son procès par quelque ruse de femme.
68– J’attendrai vos ordres, madame, pour savoir s’il faut vous signifier nos actes, ou si vous voulez venir chez moi pour arrêter les bases d’une transaction, dit Derville en saluant la comtesse.
Huit jours après les deux visites que Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux, désunis par un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’étude de leur avoué commun.
Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert, lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Il arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie
; il était habillé de drap bleu, avait du linge blanc, et portait à son col le sautoir rouge des grands-officiers de la Légion-d’Honneur. En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Sa figure grave et mystérieuse, où se peignait le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie, et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée. À le voir, les passans eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la re69présentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.
Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. À peine son cabriolet avait-il retourné
qu’un joli coupé tout armorié arriva. Madame la comtesse Ferraud en sortit dans une toilette simple, mais habilement calculée pour montrer la jeunesse de sa taille. Elle avait une jolie capote doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et la ravivait.
Si les cliens s’étaient rajeunis, l’étude était restée semblable à elle-même, et offrait alors le tableau par la description duquel cette histoire a commencé. Simonin
déjeûnait, l’épaule appuyée sur la fenêtre qui alors était ouverte, et il regardait le bleu du ciel par l’ouverture de cette cour entourée de quatre corps de logis noirs.
- Ha! dit le petit clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est général et cordon rouge?
– Le patron est un fameux sorcier! dit Godeschal.
– Il n’y a donc pas de tour à lui jouer cette fois? dit le troisième clerc.
– C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud! dit Boucard.
– Allons, dit le troisième clerc, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux…
70– La voilà! dit Simonin.
En ce moment, le colonel entra et demanda doucement Derville.
– Il y est, monsieur le comte, répondit Simonin.
– Tu n’es donc pas sourd, petit drôle! dit Chabert en prenant le saute-ruisseau par l’oreille et la lui tortillant, à la satisfaction des clercs qui se mirent à rire, et regardèrent le colonel avec la curieuse considération due à ce singulier personnage.
Le comte Chabert était chez Derville au moment où sa femme entra par la porte de l’étude.
– Dites donc, Boucard, il va se passer une singulière scène dans le cabinet du patron! Voilà une femme qui peut aller les jours pairs chez le comte Ferraud
, et les jours impairs chez le comte Chabert.
– Dans les années bissextiles, dit Godeschal, le compte y sera.
– Taisez-vous donc! messieurs, l’on peut entendre, dit sévèrement Boucard, je n’ai jamais vu d’étude où l’on plaisantât, comme vous le faites, sur les cliens.
Derville avait consigné le colonel dans sa chambre à coucher
quand la comtesse se présenta.
– Madame, lui dit-il, ne sachant pas s’il vous serait agréable de voir
monsieur le comte Chabert, je vous ai séparés. Si cependant vous désiriez…
– Monsieur, c’est une attention dont je vous remercie.
– J’ai préparé la minute d’un acte dont les conditions pourront être discutées par vous et par
mon71sieur Chabert, séance tenante. J’irai alternativement de vous à lui, pour vous présenter, à l’un et à l’autre, vos raisons respectives.
– Voyons, monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience.
Derville lut.
«Entre les soussignés,
Monsieur Hyacinthe dit Chabert, comte, maréchal-de-camp et grand-officier de la Légion-d’Honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier, d’une part;
Et la dame Rose Chapotel, épouse de
monsieur le comte Chabert, ci-dessus nommé, née…»
– Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions.
– Madame, dit l’avoué, le préambule explique succinctement la position dans laquelle vous vous trouvez l’un et l’autre. Puis, par l’article premier, vous reconnaissez, en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j’ai confié sous le secret votre affaire, et qui garderont le plus profond silence; vous reconnaissez, dis-je, que l’individu désigné dans les actes joints au sous-seing, mais dont l’état est d’ailleurs établi par un acte de notoriété préparé chez Alexandre Crottat, votre notaire, est le comte Chabert, votre premier époux.
Par l’article second, le comte Chabert, dans l’intérêt de votre bonheur, s’engage à ne faire usage 72de ses droits que dans les cas prévus par l’acte lui-même…
– Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention secrète.
– De son côté, reprit-il, monsieur Chabert consent à poursuivre de gré à gré avec vous un jugement qui annulera son acte de décès et prononcera la dissolution de son mariage.
– Ça ne me convient pas du tout, dit la comtesse étonnée, je ne veux pas de procès. Vous savez pourquoi.
– Par l’article trois, dit l’avoué, en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe, comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort…
– Mais c’est beaucoup trop cher, dit la comtesse.
– Pouvez-vous transiger à meilleur marché?
– Peut-être.
– Que voulez-vous donc, madame?
– Je veux, je ne veux pas de procès, je veux…

– Qu’il reste mort
? dit vivement Derville en l’interrompant.
– Monsieur, dit la comtesse, s’il faut vingt-quatre mille livres de rentes, nous plaiderons…
– Oui, nous plaiderons, s’écria d’une voix sourde le colonel, qui ouvrit la porte et apparut tout
-à-coup devant sa femme, en tenant une main dans son gilet 73et l’autre étendue vers le parquet, geste auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible énergie.
– C’est lui
! se dit en elle-même la comtesse.
– Trop cher! reprit le vieux soldat. Je vous ai donné près d’un million, et vous marchandez mon malheur! Hé bien, je vous veux maintenant
, vous et votre fortune. Nous sommes communs en biens, notre mariage n’a pas cessé…
– Mais, monsieur n’est pas le colonel Chabert, s’écria la comtesse, en feignant la surprise.
– Ah! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves? je vous ai prise au Palais-Royal…
La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta; mais il en reçut un regard si venimeux qu’il reprit tout
-à-coup: – Vous étiez chez la…
– De grâce, monsieur, dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place. Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs.
Elle se leva et sortit. Derville s’élança dans l’étude. La comtesse avait trouvé des ailes, et s’était comme envolée. En revenant dans son cabinet, l’avoué trouva le colonel dans un violent accès de rage, et se promenant à grands pas.
– Dans ce temps-là
, chacun prenait sa femme où il voulait, disait-il; mais j’ai eu tort de la mal choisir, de me fier à des apparences. Elle n’a pas de cœur.
74 Eh bien! colonel, n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir
? Je suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, la comtesse a fait un mouvement dont la pensée n’était pas équivoque. Mais vous avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable!
– Je la tuerai…
– Folie! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. D’ailleurs
, peut-être manquerez-vous votre coup! ce serait impardonnable, on ne doit jamais manquer sa femme quand on veut la tuer. Laissez-moi réparer vos sottises, grand enfant. Allez vous-en. Prenez garde à vous, elle serait capable de vous faire tomber dans quelque piége et de vous enfermer à Charenton. Je vais lui signifier nos actes afin de vous garantir de toute surprise.
Le pauvre colonel obéit à son jeune bienfaiteur, et sortit en lui balbutiant des excuses. Il descendait lentement les marches de l’escalier noir, perdu dans de sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu’il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’il entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d’une robe, et sa femme apparut.
– Venez,
monsieur, lui dit-elle, en lui prenant le bras par un mouvement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois.
L’action de la comtesse, l’accent de sa voix redevenue gracieuse, suffirent pour calmer la colère du colonel qui se laissa mener jusqu’à la voiture.
75– Eh bien! montez donc! lui dit la comtesse, lorsque le valet eut achevé de déplier le
marchepied.
Et il se trouva, comme par enchantement, assis près de sa femme dans le coupé.
– Où va
madame? demanda le valet.
– À Groslay, dit-elle.
Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris.
– Monsieur, dit la comtesse au colonel d’un son de voix qui révélait une de ces émotions rares dans la vie, et dans lesquelles tout en nous est agité. En ces momens, cœur, fibres, nerfs, physionomie,
âme et corps, tout, chaque pore même tressaille. La vie semble ne plus être en nous; elle en sort et jaillit; elle se communique comme une contagion, se transmet par le regard, par l’accent de la voix, par le geste, en imposant notre vouloir aux autres. Le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible: – Monsieur! Mais aussi était-ce tout à la fois un reproche, une prière, un pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse. Ce mot comprenait tout. Il fallait être comédienne pour jeter tant d’éloquence, tant de sentiment dans un mot. Le vrai n’est pas si complet dans son expression; il ne met pas tout en dehors, il laisse voir tout ce qui est au dedans. Le colonel eut mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et baissa les yeux pour ne pas laisser deviner son trouble.
76– Monsieur, reprit la comtesse
après une pause imperceptible, je vous ai bien reconnu.
– Rosine, dit le vieux soldat, ce mot contient le seul baume qui pût me faire oublier mes malheurs.
Deux grosses larmes roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme, qu’il pressa pour exprimer une tendresse paternelle.
– Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vous pas deviné qu’il me coûtait horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse que l’est la mienne
? Si j’ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu’en famille. Ce secret ne devait-il pas rester enseveli dans nos cœurs? Vous m’absoudrez, j’espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d’un Chabert à l’existence duquel je ne devais pas croire. J’ai reçu vos lettres, dit-elle vivement, en lisant sur les traits de son mari l’objection qui s’y exprimait; mais elles me parvinrent treize mois après la bataille d’Eylau; elles étaient ouvertes, salies; l’écriture en était méconnaissable, et j’ai dû croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de mariage, qu’un adroit intrigant voulait se jouer de moi. Pour ne pas troubler le repos de monsieur Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai donc dû prendre des précautions contre un faux Chabert. N’avais-je pas raison, dites?
– Oui, tu as eu raison
; c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux 77calculer les conséquences d’une situation semblable. Mais où allons-nous? dit le colonel en se voyant à la barrière de la Chapelle.
– À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. Là,
monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je connais mes devoirs. Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris? N’instruisons pas le public de cette situation qui, pour moi, présente un côté ridicule, et sachons garder notre dignité. Vous m’aimez encore, reprit-elle, en jetant sur le colonel un regard triste et doux; mais moi, n’ai-je pas été autorisée à former d’autres liens? En cette singulière position, une voix secrète me dit d’espérer en votre bonté qui m’est si connue. Aurais-je donc tort en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon sort? Soyez juge et partie. Je me confie à la noblesse de votre caractère. Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l’avouerai donc, j’aime monsieur Ferraud. Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne rougis pas de cet aveu devant vous; s’il vous offense, il ne nous déshonore point. Je ne puis vous cacher les faits. Quand le hasard m’a laissée veuve, je n’étais pas mère…
Le colonel fit un signe de main à sa femme
pour lui imposer silence, et ils restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfans devant lui.
78– Rosine!
– Monsieur
!
– Les morts ont donc bien tort de revenir?
– Oh! monsieur, non, non! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse. S’il n’est plus en mon pouvoir de vous aimer
je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections d’une fille.
– Rosine, reprit le vieillard d’une voix douce, je n’ai plus aucun ressentiment contre toi. Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grâce est toujours le reflet d’une belle
âme. Je ne suis pas assez peu délicat pour exiger les semblans de l’amour chez une femme qui n’aime plus.
La comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance, que le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau. Certains hommes ont une
âme assez forte pour de tels dévouemens, dont ils trouvent la récompense dans la certitude d’avoir fait le bonheur d’une personne aimée.
– Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à cœur reposé, dit la comtesse.
La conversation prit un autre cours, car il était impossible de la continuer long-temps sur ce sujet. Quoique les deux époux revinssent souvent à leur situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les événemens de leur union passée et les choses de l’
Empire. La comtesse sut imprimer un charme doux 79à ces souvenirs, et répandit dans la conversation une teinte de mélancolie nécessaire pour y maintenir la gravité. Elle faisait revivre l’amour sans exciter aucun désir, et laissait entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu’elle avait acquises, en tâchant de l’accoutumer à l’idée de restreindre son bonheur aux seules jouissances que goûte un père près d’une fille chérie. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il retrouvait la comtesse de la Restauration. Ils arrivèrent par un chemin de traverse à un grand parc situé dans la petite vallée qui sépare les hauteurs de Margency du joli village de Groslay. La comtesse possédait là une délicieuse maison où le colonel vit, en arrivant, tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui de sa femme. Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive; il augmente la défiance et la méchanceté chez certains hommes, comme il grandit la bonté de ceux qui ont un cœur excellent; l’infortune avait rendu le colonel encore plus secourable et meilleur qu’il ne l’avait été. Il savait alors s’initier au secret des souffrances féminines qui sont inconnues à la plupart des hommes. Cependant, malgré son peu de défiance, il ne put s’empêcher de dire à sa femme: – Vous étiez donc bien sûre de m’emmener ici?
– Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur.
L’air de vérité qu’elle sut mettre dans cette ré80ponse dissipa les légers soupçons que le colonel se blâma d’avoir conçus. Pendant trois jours la comtesse fut admirable
près de son premier mari. Par de tendres soins et sa constante douceur, elle semblait vouloir effacer le souvenir des souffrances qu’il avait endurées, se faire pardonner les malheurs que, suivant ses aveux, elle avait innocemment causés. Elle se plaisait à déployer pour lui, tout en lui faisant apercevoir une sorte de mélancolie, les charmes auxquels elle le savait faible; car nous sommes plus particulièrement accessibles à certaines façons, à des grâces de cœur ou d’esprit auxquelles nous ne résistons pas. Elle voulait l’intéresser à sa situation, et l’attendrir assez pour s’emparer de son esprit et disposer souverainement de lui. Décidée à tout pour arriver à ses fins, elle ne savait pas encore ce qu’elle devait faire de lui, mais certes elle voulait l’anéantir socialement.
Le soir du troisième jour elle sentit que, malgré ses efforts, elle ne pouvait cacher les inquiétudes que lui causait le résultat de ses manœuvres. Pour se trouver un moment à l’aise, elle monta chez elle, s’assit à son secrétaire, déposa le masque de tranquillité qu’elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi-morte et laisse dans la salle une image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus. Elle se mit à finir une lettre commencée qu’elle écrivait à Delbecq, à qui elle disait d’aller, en son nom, demander chez Derville communication des actes qui concernaient 81le colonel Chabert, de les copier et de venir aussitôt la trouver à Groslay.
À peine avait-elle achevé qu’elle entendit dans le corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la retrouver.
– Hélas! dit-elle à haute voix, je voudrais être morte! Ma situation est intolérable…
– Eh bien, qu’avez-vous donc? demanda le bonhomme.
– Rien, rien, dit-elle.
Elle se leva, laissa le comte et descendit pour parler sans témoins à sa femme de chambre
, qu’elle fit partir pour Paris, en lui recommandant de remettre elle-même à monsieur Delbecq la lettre qu’elle venait d’écrire, et de la lui rapporter aussitôt qu’il l’aurait lue. Puis la comtesse alla s’asseoir sur un banc où elle était assez en vue pour que le colonel vînt l’y trouver aussitôt qu’il le voudrait. Le comte, qui déjà la cherchait, accourut et s’assit près d’elle.
– Rosine, lui dit-il, qu’avez-vous?
Elle ne répondit pas. La soirée était une de ces soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité dans les couchers du soleil. L’air était pur et le silence profond, en sorte que l’on pouvait entendre dans le lointain du parc les voix de quelques enfans qui ajoutèrent une sorte de mélodie aux sublimités du paysage.
– Vous ne me répondez pas? demanda le colonel à sa femme.
82– Mon mari…, dit la comtesse qui s’arrêta, fit un mouvement et s’interrompit pour lui demander en rougissant: – Comment dirai-je en parlant de
monsieur Ferraud?
– Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant, répondit le colonel avec un délicieux accent de bonté. N’est-ce pas le père de tes enfans?
– Eh bien! reprit-elle, si
monsieur Ferraud me demande ce que je suis venue faire ici, s’il apprend que je m’y suis enfermée avec un inconnu, que lui dirai-je? Écoutez, monsieur, reprit-elle, en prenant une attitude pleine de dignité, décidez de mon sort, je suis résignée à tout…
– Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur…
– Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique…
– Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas?
Le mot authentique tomba sur le cœur du vieillard et y réveilla des défiances involontaires. Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir:
elle baissa les yeux. Le colonel avait peur de se trouver obligé de la mépriser. La comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont elle connaissait le caractère généreux, les vertus primitives. Quoique ces idées eussent ré83pandu quelques nuages sur leurs fronts, la bonne harmonie se rétablit aussitôt entre eux. Un cri d’enfant retentit au loin.
– Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria la comtesse.
– Quoi! vos enfans sont ici? dit le colonel.
– Oui
, mais je leur ai défendu de vous importuner.
Le vieux soldat comprit la délicatesse, le tact de femme renfermé dans ce procédé si gracieux, et prit la main de la comtesse pour la baiser.
– Qu’ils viennent donc, dit-il.
La petite fille accourait pour se plaindre de son frère.
– Maman!
– Maman!
– C’est lui qui…
– C’est elle…
Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux!
– Pauvres enfans, s’écria la comtesse en ne retenant plus ses larmes, il faudra les quitter
! à qui le jugement les donnera-t-il? On ne partage pas un cœur de mère; je les veux, moi!
– Est-ce vous qui faites pleurer maman? dit Jules en jetant un regard de colère au colonel.
– Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un air impérieux.
Les deux enfans restèrent debout et silencieux, 84examinant leur mère et l’étranger avec une curiosité qu’il est impossible d’exprimer par des paroles.
– Oh! oui, reprit-elle, si l’on me sépare de monsieur Ferraud, qu’on me laisse les enfans, et je serai soumise à tout…
Ce fut un mot décisif qui obtint tout le succès qu’elle en avait espéré.
– Oui, s’écria le colonel comme s’il achevait une phrase mentalement commencée, je dois rentrer sous terre. Je me le suis déjà dit.
– Puis-je accepter un tel sacrifice? répondit la comtesse. Si quelques hommes sont morts pour sauver l’honneur de leur maîtresse, ils n’ont donné leur vie qu’une fois. Mais ici vous donneriez votre vie tous les jours! Non, non, cela est impossible. S’il ne s’agissait que de votre existence, ce ne serait rien; mais signer que vous n’êtes pas le colonel Chabert, reconnaître que vous êtes un imposteur, donner votre honneur, commettre un mensonge à toute heure du jour, le dévouement humain ne saurait aller
jusque là. Songez donc! Non. Sans mes pauvres enfans, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde…
– Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme un de vos parens
? Je suis usé comme un canon de rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et le Constitutionnel.
La comtesse fondit en larmes. Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert un combat 85de générosité dont le soldat sortit vainqueur. Un soir, en voyant cette mère au milieu de ses enfans, il fut séduit par les touchantes grâces d’un tableau de famille, à la campagne, dans l’ombre et le silence, il prit la résolution de rester mort, et, ne s’effrayant plus de l’authenticité d’un acte, il demanda comment il fallait s’y prendre pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille.
– Faites comme vous voudrez! lui répondit la comtesse, je vous déclare que je ne me mêlerai en rien de cette affaire. Je ne le dois pas.
Delbecq était arrivé depuis quelques jours, et, suivant les instructions verbales de la comtesse, l’intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin donc le colonel Chabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un acte conçu en termes si crus, que le colonel sortit brusquement de l’étude après en avoir entendu la lecture.
– Mille tonnerres! je serais un joli coco! Mais je passerais pour
un faussaire, s’écria-t-il.
– Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite. À votre place je tirerais au moins trente mille livres de rentes de ce procès-là, car madame les donnerait.
Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l’honnête homme indigné, le colonel s’enfuit emporté par mille sentimens contraires. Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour 86à tour. Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brêche d’un mur, et vint à pas lents se reposer et réfléchir à son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu. L’allée étant sablée avec cette espèce de terre jaunâtre par laquelle on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas marcher le colonel. Le visage tourné vers l’allée qui menait à Saint-Leu, elle regardait sur la route, elle était trop préoccupée du succès de son affaire pour prêter la moindre attention au léger bruit que fit son mari du côté opposé. Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon.
– Eh bien! monsieur Delbecq, a-t-il signé
? demanda la comtesse à son intendant qu’elle vit seul sur le chemin, par-dessus la haie d’un saut de loup.
– Non, madame. Je ne sais même pas ce qu’il est devenu. Le vieux cheval s’est cabré.
– Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons.
Le colonel, qui retrouva l’élasticité de la jeunesse pour franchir le saut de loup, fut en un clin d’œil devant l’intendant, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de procureur.
– Ajoute que les vieux chevaux savent ruer, lui dit-il.
87Sa colère dissipée, le colonel ne se sentit plus la force de sauter le fossé. La vérité s’était montrée dans sa nudité. Le mot de la comtesse et la réponse de Delbecq avaient dévoilé le complot dont il allait être la victime. Les soins qui lui avaient été prodigués étaient une amorce pour le prendre dans un
piége. Ce mot fut comme une goutte de quelque poison subtil qui détermina chez le vieux soldat le retour de ses douleurs et physiques et morales. Il revint vers le kiosque par la porte du parc, en marchant lentement comme un homme affaissé. Donc, ni paix, ni trêve pour lui! Dès ce moment il fallait commencer avec cette femme la guerre odieuse dont lui avait parlé Derville, entrer dans une vie de procès, se nourrir de fiel, boire chaque matin un calice d’amertume. Puis, pensée affreuse, où trouver l’argent nécessaire pour payer les frais des premières instances? Il lui prit un si grand dégoût de la vie, que s’il y avait eu de l’eau près de lui, il s’y serait jeté, que s’il avait eu des pistolets, il se serait brûlé la cervelle. Puis il retomba dans l’incertitude d’idées, qui, depuis sa conversation avec Derville chez le nourrisseur, avait changé son moral. Enfin, arrivé devant le kiosque, il monta dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offraient la vue de chacune des ravissantes perspectives de la vallée, et où il trouva la comtesse assise sur une chaise. Elle examinait le paysage et gardait une contenance pleine de calme en montrant cette impénétrable physionomie que savent prendre les femmes déterminées à 88tout. Elle s’essuya les yeux comme si elle eût versé des pleurs, et joua par un geste distrait avec le long ruban rose de sa ceinture. Néanmoins, malgré son assurance apparente, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle son vénérable bienfaiteur, debout, les bras croisés, la figure pâle, le front sévère.
– Madame, dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment
et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous méprise. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. Je ne sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole, elle vaut mieux que le griffonnage de tous les notaires de Paris. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil. Adieu….
La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains; mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant: – Ne me touchez pas
!
La comtesse fit un geste intraduisible lorsqu’elle entendit le bruit des pas de son mari. Puis, avec la profonde perspicacité que donne une haute scélératesse ou le féroce égoïsme du monde, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse et le mépris de ce loyal soldat.
Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit fail89lite et se mit cocher de cabriolet. Peut-être le colonel s’adonna-t-il à quelque industrie du même genre. Peut-être, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, alla-t-il, de cascade en cascade, s’abîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris.

III.

L’HOSPICE DE LA VIEILLESSE.

Six mois après cet événement, Derville, qui n’entendait plus parler ni du colonel Chabert
, ni de la comtesse Ferraud, pensa qu’il était survenu sans doute entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre étude. Alors, un matin, il supputa les sommes avancées audit Chabert, y ajouta ses frais, et pria la comtesse Ferraud de réclamer à monsieur le comte Chabert le montant de ce mémoire, en présumant qu’elle savait où se trouvait son premier mari.
Le lendemain même
, l’intendant du comte Ferraud, récemment nommé président du tribunal de première instance dans une ville importante, écrivit à Derville ce mot désolant:

Monsieur,

Madame la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre client avait complètement abusé 90de votre confiance, et que l’individu qui disait être le comte Chabert a reconnu avoir induement pris de fausses qualités.
Agréez, etc.

DELBECQ.

– On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d’honneur, par trop bêtes
! Ils ont volé le baptême! s’écria Derville. Soyez donc humain, généreux, philantrope et avoué, vous vous faites enfoncer! Nom d’un tonnerre! voilà une affaire qui me coûte plus de deux billets de mille francs!
Deux ans après la réception de cette lettre, Derville cherchait au Palais un avocat auquel il voulait parler, et qui plaidait à la police correctionnelle. Le hasard voulut que Derville entrât à la sixième chambre au moment où le président condamnait
, comme vagabond, le nommé Hyacinthe à deux mois de prison, et ordonnait qu’il fût ensuite conduit au dépôt de mendicité de Saint-Denis, sentence qui, d’après la jurisprudence des préfets de police, équivaut à une détention perpétuelle.
Au nom d’Hyacinthe, Derville regarda le délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus, et reconnut, dans la personne du condamné, son faux colonel Chabert. Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait. Malgré ses haillons, malgré la misère empreinte sur sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté. Son regard avait une expression de stoïcisme qu’un ma91gistrat n’aurait pas dû méconnaître; mais, dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il n’est plus qu’un être moral, une question de droit ou de fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un chiffre.
Quand le soldat fut reconduit au greffe pour être emmené plus tard avec la fournée de vagabonds que l’on jugeait en ce moment, Derville usa du droit qu’ont les avoués d’entrer partout au Palais, l’accompagna au greffe et l’y contempla pendant quelques instans, ainsi que les mendians curieux parmi lesquels il se trouvait. L’antichambre du greffe offrait alors un de ces spectacles que malheureusement ni les législateurs, ni les
philantropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. Comme tous les laboratoires de chicane, cette antichambre est une pièce obscure et puante, dont les murs sont garnis d’une banquette en bois noirci par le séjour perpétuel des malheureux qui viennent à ce rendez-vous de toutes les misères sociales, et auquel pas un d’eux ne manque. Un poëte dirait que le jour a honte d’éclairer ce terrible égout par lequel passent tant d’infortunes! Il n’est pas une seule place où ne se soit assis quelque crime en germe ou consommé; pas un seul endroit où ne se soit rencontré quelque homme qui, désespéré par la légère flétrissure que la justice avait imprimée à sa première faute, n’ait commencé une existence au bout de laquelle devait se dresser la guillotine, ou détonner le pistolet du suicide. Tous ceux qui tombent sur le pavé 92de Paris rebondissent contre ces murailles jaunâtres, sur lesquelles un philantrope qui ne serait pas un spéculateur pourrait déchiffrer la justification des nombreux suicides dont se plaignent des écrivains hypocrites, incapables de faire un pas pour les prévenir, et qui se trouve écrite dans cette antichambre, espèce de préface pour les drames de la Morgue ou pour ceux de la place de Grève.
En ce moment
, le colonel Chabert s’assit au milieu de ces hommes à faces énergiques, vêtus des horribles livrées de la misère, silencieux par intervalles, ou causant à voix basse, car trois gendarmes de faction se promenaient en faisant retentir leurs sabres sur le plancher.
– Me reconnaissez-vous? dit Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui.
– Oui, monsieur, répondit Chabert en se levant.
– Si vous êtes un honnête homme, reprit Derville à voix basse, comment avez-vous pu rester mon débiteur?
Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par sa mère d’un amour clandestin.
– Quoi! madame Ferraud ne vous a pas payé? s’écria-t-il à haute voix.
– Payé! dit Derville. Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant.
Le colonel leva les yeux par un sublime mouvement d’horreur et d’imprécation, comme pour en appeler au ciel de cette tromperie nouvelle.
93 Monsieur, dit-il d’une voix calme à force d’altération, obtenez des gendarmes la faveur de me laisser entrer au greffe, je vais vous signer un mandat qui sera certainement acquitté.
Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le greffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignes adressées à la comtesse Ferraud.
– Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursé de vos frais et de vos avances. Croyez, monsieur, que si je ne vous ai pas témoigné la reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n’en est pas moins là, dit-il en se mettant la main sur le cœur. Oui, elle est là, pleine et entière. Mais que peuvent les malheureux? Ils aiment, voilà tout.
– Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente?
– Ne me parlez pas de cela! répondit le vieux militaire. Vous ne pouvez pas savoir jusqu’où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la plupart des hommes. J’ai subitement été pris d’une maladie, le dégoût de l’humanité. Quand je pense que Napoléon est à
Sainte-Hélène, tout ici-bas m’est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d’enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentimens que sur ses habits, je ne crains le mépris de personne.
Et le colonel alla se remettre sur son banc. Der94ville sortit.
Quand il revint à son étude, il envoya son maître clerc chez la comtesse Ferraud, qui, à la lecture du billet, fit immédiatement payer la somme due à l’avoué du comte Chabert.
En 1832, vers la fin du mois de juin, un jeune avoué allait à Ris, en compagnie de son prédécesseur. Lorsqu’ils parvinrent à l’avenue qui conduit de la grande route à Bicêtre, ils aperçurent sous un des ormes du chemin, un
de ces vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des mendians, en vivant à Bicêtre comme les femmes indigentes vivent à la Salpêtrière. Cet homme, l’un des deux mille malheureux logés dans l’Hospice de la Vieillesse, était assis sur une borne et paraissait concentrer toute son intelligence dans une opération bien connue des invalides, et qui consiste à faire sécher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour éviter de les blanchir, peut-être. Ce vieillard avait une physionomie attachante. Il était vêtu de cette robe de drap rougeâtre que l’hospice accorde à ses hôtes, espèce de livrée horrible.
– Tenez, Derville, dit le jeune homme à son compagnon de voyage, voyez donc ce vieux. Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne. Et cela vit, et cela est heureux, peut-être!
Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, laissa échapper un mouvement de surprise et dit:

– Ce vieux-là, c’est tout un poëme, ou comme di95sent les romantiques, un drame. As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud?
– Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable; mais un peu trop dévote.
– Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, le comte Chabert, l’ancien colonel. Elle l’aura sans doute fait placer là. S’il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, c’est uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud qu’il l’avait prise, comme un fiacre, sur la place. Je me souviens encore du regard de tigre qu’elle lui jeta dans ce moment-là.
Ce début ayant excité la curiosité du jeune homme, auquel Derville avait récemment vendu sa charge, l’ancien avoué lui raconta l’histoire qui précède.
Deux jours après, le lundi matin, en revenant à Paris, les deux amis jetèrent un coup
-d’œil sur Bicêtre, et Derville proposa d’aller voir le colonel Chabert. À moitié chemin de l’avenue, les deux gens de loi trouvèrent assis sur la souche d’un arbre abattu, le vieillard qui tenait à la main un bâton et s’amusait à tracer des raies sur le sable. En le regardant attentivement, ils s’aperçurent qu’il venait de déjeuner autre part qu’à l’établissement.
– Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville.
– Pas Chabert, pas Chabert! je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle, ajouta-t-il en regardant Derville avec une anxiété 96peureuse, avec une crainte de vieillard et d’enfant. – Vous allez voir le condamné à mort, dit-il après un moment de silence. Il n’est pas marié, lui! Il est bien heureux.
– Pauvre homme, dit Derville. Voulez-vous de l’argent pour acheter du tabac?
Le colonel tendit avidement la main avec toute la naïveté d’un gamin de Paris, à chacun des deux inconnus qui lui donnèrent une pièce de vingt francs. Il les remercia par un regard stupide, en disant: – Braves troupiers! Il se mit au port d’armes, feignit de les coucher en joue, et s’écria en souriant: – Feu des deux pièces, vive Napoléon! Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire.
– Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville.
– Lui, en enfance, s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. Ah! il y a des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied. C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination. Mais aujourd’hui, que voulez-vous? il a fait le lundi. Monsieur, en 1819, il était déjà ici. Pour lors, un officier prussien, dont la calèche montait la côte de Villejuif, vint à passer à pied. Nous étions nous deux, Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en marchant avec un autre, avec un Russe, ou quelque animal de la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien, le Prussien, histoire de blaguer, lui dit: – Voilà 97un vieux voltigeur qui devait être à Rosbach.
– J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il, mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna. Pour lors, le Prussien a filé, sans faire d’autres questions.
– Quelle destinée! s’écria Derville. Sorti de l’hospice des
 Enfans trouvés, il revient mourir à l’Hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe. – Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu’il existe dans notre société trois hommes, le prêtre, le médecin et l’homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde. Ils ont des robes noires, peut-être parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Combien de choses n’ai-je pas apprises pendant le temps que j’ai été avoué? J’ai vu mourir un père dans un grenier, sans sou ni maille, abandonné par ses deux filles à chacune desquelles il avait donné quarante mille livres de rente! J’ai vu brûler des testamens. J’ai vu des mères dépouiller leurs enfans, des maris voler leurs femmes, des femmes tuer leurs maris en se servant de l’amour qu’elles leur inspiraient pour les rendre fous ou imbécilles, afin de vivre en paix avec un amant. J’ai vu des femmes donner à l’enfant d’un premier lit des goûts qui devaient amener sa mort, afin d’enrichir le leur. Je ne puis pas vous dire tout ce que j’ai vu, car j’ai vu bien des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les ro98manciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vérité. Vous verrez ces jolies choses-là, vous! Quant à moi, je vais aller vivre à la campagne avec ma femme. Paris me fait horreur.

Paris, février–mars 1832.
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