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Auteur René Boylesve
Œuvre Le Parfum des îles Borromées
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3LE PARFUM
DES ÎLES BORROMÉES



5I


La Reine-Marguerite, beau vapeur blanc du lac Majeur, alluma ses feux en quittant Pallanza, et s’engagea dans l’anse magnifique qui contient les îles Borromées. La chaleur ayant été accablante, les passagers se félicitaient de ressentir la première fraîcheur du soir. Les uns prenaient plaisir à discerner, sur la gauche, les contours opulents de l’Isola Madre, l’Île Mère, tachant l’ombre de sa grosse masse obscure; les autres, à regarder naître au long des contours capricieux du lac les mille lumières des embarcadères, des hôtels et des villas. Mais un charme très spécial, et nouveau pour la plupart d’entre eux, venu du lac que la nuit flattait, ou bien des rives fleuries de lauriers-roses, enveloppait et pénétrait jusqu’aux natures les plus insensibles.
À ce moment, le poète anglais Dante-Léonard-William Lee monta vivement l’escalier de la passerelle, et, se dirigeant avec un empressement inaccoutumé vers un grand jeune homme à longue moustache blonde qui semblait fort absorbé par le spectacle de la nuit, il lui dit du ton le plus sérieux:
6– Mon cher ami, une Sirène vient, sous mes yeux, d’abandonner l’humide séjour de ces eaux pour prendre place à notre bord, et il vous est loisible de la voir, comme je l’ai vue, sur le banc des premières. Sa beauté est remarquable.
Gabriel Dompierre sourit à l’étrange communication qui lui était faite. Il avait eu lieu déjà plusieurs fois de se méfier des affirmations du poète, car il savait son pouvoir visionnaire développé à l’excès. Mais, ce soir-là, soit que le paysage fût par trop assombri pour le retenir sur la passerelle, soit que l’heure délicieuse rendît possibles les miracles, il quitta sa place et descendit avec Dante-Léonard-William, s’assurer de la présence d’une Sirène à bord de la Reine-Marguerite.
Ils virent une jeune femme assise au milieu d’un nombreux bagage, en compagnie d’une fillette de sept à huit ans, et d’une femme de chambre. À cause de la mauvaise lumière, on n’apercevait de son visage, à travers la voilette et au-dessous d’une touffe épaisse de cheveux noirs, que la ligne fine et fière d’un nez droit. Elle se sentit observée et leva les yeux, franchement, mais pour les rabaisser avec prestesse sur la fillette dont elle caressa les boucles brunes et redressa le chapeau.
Les deux amis s’éloignèrent par discrétion; mais cette courte entrevue avait suffi pour que Gabriel Dompierre ne doutât pas que le poète n’eût eu toutes bonnes raisons de voir en cette femme évidemment belle une divinité du lac. En effet, Dante-Léonard-William idéalisait en même temps qu’il voyait.
L’heure et le lieu, d’ailleurs, étaient favorables aux enchantements. L’air était tendre, et tiède au point que certains souffles espacés, en frôlant soudain les nuques, inquiétaient, faisaient retourner la tête, donnaient à quelques-uns l’illusion d’une caresse humaine. Des femmes qui avaient mis de légers châles et des foulards à l’approche du soir, les enlevaient, se dégageaient le cou, du mouvement onduleux et câlin des chattes, enfin tendaient aux baisers aériens leurs joues, leurs lèvres peut-être.
À l’approche de la station de Baveno, l’odeur pesante des lauriers fut heurtée comme une nuée réelle avant que l’on ne pût apercevoir, à la lueur des feux, leurs grosses fleurs qui font pencher les branches. Le bateau stoppa. Aussitôt apparurent, derrière l’écran troué et frissonnant des feuillages, d’innombrables gens élégants, nonchalants, allongés sur des sièges de jonc, assis, prenant des rafraîchissements, ou se mêlant ici et là en des allées et venues paresseuses. La sourde rumeur de la causerie d’après dîner était relevée de musique et de chants. Tout à coup, tranchant sur la quiétude générale, un mouvement vif: une jeune fille passe, svelte, et lance un mot anglais; un bras nu est levé; des cheveux blonds scintillent… Mais le bateau s’ébranle à grand bruit de roues; il semble que l’on quitte un lieu de féerie; les regards demeurent fixés sur l’ombre magique des arbres piqués de points lumineux que l’on peut confondre déjà avec les étoiles naissantes.
Les cloches du soir commençaient à tinter; d’une rive à l’autre, les campaniles échangeaient gracieusement leurs angéliques salutations. La clochette du bateau, à l’annonce des stations, couvrait le concert lointain de son battement plus viril et que renforçait la voix du matelot prêt à jeter le câble d’abordage. Rien d’émouvant, dans la nuit, comme l’éclat soudain de ces syllabes sonores évoquant des endroits renommés par leur beauté. Un Italien fin et joli, à qui souriaient toutes les filles en cheveux assises à l’avant, lança, d’un timbre admirable, le nom d’Isola Bella. Et on eût dit qu’il avait la conscience de la merveille de marbre, de fleurs, de fruits, de soleil et d’artifice dont il évoquait l’image, avec une sorte d’impudeur triomphante. «Isola Bella!» répéta-t-il, faisant frissonner certains voyageurs en quête de volupté.
Cependant Gabriel Dompierre demeurait attaché à la figure de la «Sirène», et semblait épier un mouvement qui lui fît 7distinguer plus nettement ses traits. Lorsque la cloche annonça la station de Stresa, où il descendait avec son ami, il eut la satisfaction de voir la jeune femme se lever et donner des ordres à la domestique au sujet des bagages. Stresa n’ayant qu’un grand hôtel, à moins que la «Sirène» ne fût logée dans quelque villa particulière, il avait donc chance de pouvoir la retrouver.
Dans le tumulte du débarquement, il la vit un instant debout sous la lumière crue d’un bec de gaz. Il ne put maîtriser un vif mouvement, et poussa du côté de son compagnon cette exclamation naïve:
– C’est elle!
L’Anglais, que les questions de personnalité ne touchaient point, ne manifesta même pas d’un signe qu’il prenait part à l’émotion subite du jeune homme. Cette femme lui avait paru belle, et il l’avait divinisée aussitôt dans son esprit: il n’eût pas fait un pas pour savoir son nom.
8Mais Gabriel, sans douter un instant que quelqu’un pût être insensible à la découverte qui le remuait si profondément, empoignait le bras de Dante-Léonard-William, et le renseignait avec une abondance superflue:
– Vous ne le croyez pas? Je vous affirme que c’est elle. Telle que je l’ai vue là tout à l’heure, elle était, il y a un an, debout contre la balustrade des jardins du Pincio, le regard suspendu au-dessus de Rome, hors du monde, comme il arrive aux femmes lorsqu’elles écoutent la musique qui leur plaît. Je l’ai vue là, trois matins. Le second, je montais au Pincio pour le plaisir de la voir; le troisième
c’était déjà pour souffrir de sa vue, car elle avait fait sur moi une impression extraordinaire, ineffaçable…
– Je reprends moi-même la suite, – dit l’Anglais, sans perdre un pouce de sa gravité. – Cette jeune femme paraissait attendre; et vous trembliez déjà de connaître l’homme qui avait le bonheur d’être le mari ou l’amant. Mais elle quittait les jardins, au moment où sonnait midi à la villa Médicis. Le troisième jour, comme vous vous prépariez à la suivre afin de savoir au moins qui elle était, vous étiez cloué sur place par l’arrivée de l’heureux mortel attendu. Il avait une silhouette élégante…
– Vous vous moquez de moi!
– Non pas! Je veux vous prouver seulement que je me suis acquitté convenablement du rôle que vous étiez en droit d’exiger de moi, en qualité de compagnon de voyage: je vous ai écouté.
Les bagages de ces messieurs étant chargés, l’omnibus s’ébranla. Gabriel Dompierre, assis vis-à-vis de Lee, revoyait, malgré toutes les préoccupations de l’arrivée, ce triste matin auquel l’Anglais faisait allusion, avec la cruauté de son orgueilleux égoïsme: la longue et vaine attente de l’inconnue, la recherche maladroite au Corso et à la villa Borghèse, dans tous les endroits mondains de la ville, et les quinze matinées suivantes passées là-haut, sur cette même terrasse garnie de nourrices, de fillettes avec leurs gouvernantes, et de jeunes séminaristes oisifs, en costumes multicolores… Et pour le moment, il croyait encore l’avoir perdue. Elle avait disparu dans l’encombrement du quai mal éclairé, dans l’affluence des inutiles badauds, dans la mêlée bruyante des facchini et des employés galonnés d’hôtels.
La quantité des voyageurs dans ces splendides journées de septembre valut aux deux nouveaux arrivés d’être logés dans une dépendance de l’Hôtel des Îles
-Borromées, située au fond du jardin. Là, on leur donna deux chambres petites 9et propres ayant chacune un balcon sur des pelouses où un jet d’eau égrenait avec monotonie son chapelet de perles dans une vasque. On leur assura que la vue était belle, quoiqu’ils n’en pussent rien distinguer actuellement si ce n’était un rideau d’arbres plus noirs que la nuit, et, entre les pointes de cyprès, une ligne horizontale, un fil d’argent tendu pour quelque acrobate nocturne: un rayon lumineux sur le lac. Des églantiers devaient ramper le long de la muraille, car un parfum de roses montait jusque dans les appartements.
Ils étaient assis depuis quelques minutes à la table d’hôte et achevaient avec indifférence un potage aux pâtes nationales, en compagnie d’une vingtaine de personnes que l’heure d’arrivée des bateaux réunissait à ce souper attardé, quand la porte du salon fut ouverte, avec une ostentation tout italienne, par un domestique en habit, qui se courba au passage d’une jeune femme et d’une enfant. L’apparition fut si charmante, qu’il se fit un silence général suivi presque aussitôt de légers chuchotements qui coururent d’un bout de la table à l’autre. 10Enfin, le mot de «beauté» en quatre ou cinq langues fut prononcé.
Cet hommage général et spontané accrut l’émotion qu’éprouvait Gabriel à se retrouver tout à coup en présence de l’inconnue du Pincio. Il pâlit, et l’une de ses mains froissa la serviette comme s’il l’eût voulu déchirer, pendant que l’autre errait sur la nappe, touchant le pain, la fourchette, le verre.
Accoutumée à l’infaillible effet de sa beauté, la nouvelle venue s’avança très aise au milieu des discrètes exclamations. La fillette, seule, parut les remarquer, et, se tournant vers sa mère, elle lui sourit avec intelligence.
La petite était presque plus belle que sa mère. Celle-ci, malgré l’heure avancée, avait fait un peu de toilette. Un point de Venise ancien agrémentait son corsage autour du cou dégagé, et se relevait aux bords de la manche courte, à la hauteur du coude, laissant libre l’avant-bras de forme pleine et pure. De magnifiques cheveux noirs, moirés, abondants, largement ondulés et relevés sur un front droit, un peu court, enveloppaient de leur ombre épaisse le beau ton d’ivoire de son teint. Elle parlait en italien avec la fillette et employait parfois des expressions et même des phrases françaises prononcées sans aucun accent.
L’Anglais, que la vue de la «Sirène» n’empêchait point de faire honneur au repas, se penchait vers Gabriel, et, sans souci d’augmenter son trouble, il lui dit tout bas, avec une pointe de méchanceté:
– Il ne faudrait retenir de la table d’hôte, qui est à la fois la pire chose du monde et la plus exquise, que ces moments délicats où, dans l’atmosphère d’une soirée d’été, on peut admirer vis-à-vis de soi une inconnue, et prolonger à plaisir, mais non pas indéfiniment, le temps qui précède la minute où il devient inévitable d’engager la conversation. On ignore ce qui jaillira de ce premier choc; les regards interrogent et sondent; l’imagination hardie et libre construit ses faciles châteaux: le premier mot prononcé peut en couronner le faîte, comme il peut faire écrouler tout l’échafaudage; le moment, l’unique moment favorable approche, on le sent venir; il y aura un instant où il sera passé: tout sera gagné ou perdu; parler auparavant serait trop de hâte; ne parler qu’après serait maladresse; il ne faut pas avoir l’air d’un timide, mais encore moins d’un fat; l’air empressé est détestable, mais marquer de la négligence ne vous serait pas pardonné; n’oubliez pas que la gaucherie d’un seul mot peut vous compromettre à jamais, et qu’en revanche une expression heureuse peut vous tenir lieu d’une cour assidue…
Ce jeu impertinent, qui peignait trop bien l’état d’esprit du malheureux jeune homme, l’exaspérait en avivant les causes de son hésitation. Pour répondre au poète, qui semblait décidément nourrir contre l’amour une sorte de ressentiment farouche, il affecta un ton dégagé et gouailleur fort éloigné de sa pensée.
Lee voulait évidemment user de tous les moyens pour le retenir dans l’obscur chemin d’une intrigue dont le seul aspect de la future héroïne faisait pressentir le danger. Il changea de ton:
– Mon ami, dit-il, il arrive qu’en face de l’amour qui va naître, la nature de l’homme s’arrête subitement, pareille au cheval qui flaire la mort. Elle hésite d’abord; puis se retourne avec horreur; elle se cabre et bondit en arrière… À ce moment, il est temps encore de fuir…
Mais Gabriel l’interrompit, pour adresser la parole à la jeune femme.




II


– À présent, dit Lee en allumant son cigare, que vous savez qu’elle s’appelle madame Belvidera, que son mari est un député florentin qui peut venir la rejoindre d’un jour à l’autre et interrompre toute idylle en sa fleur, que c’est une femme non dépourvue d’intelligence et même d’esprit, un de ces êtres à qui le 11ciel et la terre sourient et dont le tranquille bonheur a l’étonnante vertu de faire épanouir les gens et les choses autour d’eux, – vous voilà bien avancé, n’est-ce pas? On dirait que vous avez déjà commencé de nous flétrir tout cela, car je vous vois aussi fier que si vous veniez de gagner une bataille!
– Mais!…
– Je vous tiens pour vulgaire!
– Mon ami, prêcheriez-vous l’abstention de l’amour?
– Il y aura toujours un assez grand nombre de gens à donner à l’amour ce caractère d’accouplement qui vaut aux races fortes de penser à leur avenir avec sérénité. Mais je ne vois de supérieur qu’un certain culte intérieur et souvent secret, qu’une âme noble voue à une forme admirable ou à quelque être d’élite dont la perfection l’enchanta. C’est en silence qu’on adore. C’est à distance qu’on aime Dieu. Toute parole, comme toute communion sous des espèces quelconques, apporte un élément de sensualité néfaste à ce sentiment spécial et sans nom à quoi sont dus les plus vifs ravissements de l’homme.
– Mon cher ami, avez-vous jamais aimé?
Ils furent interrompus par un chant qui venait d’une barque filant au loin sur le lac paisible, et dont le charme musical était tel que l’on ne pouvait continuer de parler.
Les deux amis étaient parvenus à l’extrémité des jardins qui descendent jusqu’au bord de l’eau. Le ciel était brillant d’étoiles, et la lune, cachée encore derrière le cône d’une des montagnes de Luino, blanchissait une partie du lac. Ils s’assirent sur une sorte de petit promontoire avancé dont les eaux battaient doucement le pied, et se laissèrent aller, l’un avec son instinct poétique, l’autre avec ses dispositions amoureuses, au seul plaisir d’entendre cette voix par qui toute la tranquillité du soir et du paysage s’exaltait.
C’était une voix de femme pure et fraîche, avec des intonations d’enfant, parfois, et tout à coup des accents de passion si chaleureux que les auditeurs en étaient soulevés et haletants. Gabriel Dompierre se sentait une irrésistible envie de distinguer la chanteuse. Mais l’embarcation semblait grosse à peine comme une noix; elle entra promptement dans l’ombre que formait la montagne, et s’y évanouit.
12Lorsque le silence retomba, et qu’il n’y eut plus de sensible que les petits soupirs étouffés des vaguelettes mourantes au choc du sable ou des barques amarrées, le jeune homme se pencha vers des bateliers qui somnolaient en attendant l’heure des promenades en barque, au lever de la lune.
– Qui donc chante là-bas? demanda-t-il.
Mais Dante-Léonard-William sourit, et, levant les épaules avant que les bateliers ne se fussent décidés à répondre:
– Vous en êtes encore là! dit-il, et parce qu’une harmonie vous ravit, vous voulez qu’en réalité quelqu’un chante, et
, de plus, savoir le nom de ce quelqu’un. C’est la même manie, toujours, d’atteindre et d’envelopper un objet déterminé. Vous faites à tout propos le geste de l’enfant qui étend la main pour saisir tout ce qu’il voit: son hochet ou la lune! En effet, l’homme naît positiviste; l’enfant n’admet pas que quelque chose demeure inexpliqué. Ce n’est qu’en grandissant qu’il conçoit l’inexplicable, et accepte l’existence du mystère…
Pendant que le poète parlait, un des bateliers répondait à Gabriel:
– Celle qui chante, signore, c’est la Carlotta, d’Isola Bella, la marchande de fleurs.
– Carlotta! répéta Dompierre.
Des cris d’enfant couvrirent la voix du batelier, et Gabriel n’avait pas eu le temps de se retourner qu’il recevait dans les jambes, lancée à toute force, la gracieuse fillette de madame Belvidera.
– Luisa! Luisa! criait la maman.
– Mademoiselle Luisa, bien vous a pris de venir buter contre moi, car autrement, vous seriez, à l’heure qu’il est, dans ce beau lac qui ravit volontiers à leurs mamans les jeunes filles imprudentes!…
La mère entendit ces mots, et, comprenant, au premier aspect de l’endroit, le danger qu’avait couru la petite Luisa, elle remercia le jeune Français avec chaleur d’avoir joué si heureusement le rôle de balustrade. Elle voulut se pencher elle-même sur l’eau, à l’endroit où l’enfant se fût précipitée dans sa course échevelée, et ne put se retenir de pousser un cri. Elle s’anima par suite de sa peur rétrospective, gronda la fillette, puis l’embrassa.
Le chant reprit dans le lointain, juste au moment où la lune, se levant au-dessus des montagnes de Luino, découvrait d’un coup la magnificence du lac Majeur sous le ciel clair. La branche septentrionale s’allongeait en face, dans un infini comparable à celui de la mer; tous les monts bleuâtres découvrirent leur pur dessin, et l’anse des Borromées montra ses trois îles: Isola Madre, Isola Bella, matrones opulentes, et derrière celle-ci, la modeste île des Pêcheurs, leur fille pauvre.
La fillette battit des mains à cette féerie soudain découverte comme par le lever
d’un rideau, et sa mère jeta cette exclamation ardente et presque goulue par laquelle les bouches italiennes semblent mordre à même l’objet admiré:
Che bellezza!
– Quelle beauté!
Le chant s’enflait à mesure que s’élargissait la lumière. Certaines paroles en devenaient nettement distinctes, et lorsque la voix chantait, comme finale de refrain, ce mot amore dont le sens est amour, et dont la consonance pour nos oreilles françaises évoque en même temps l’idée de mort, – beau et sombre mélange! – on eût juré que la chanteuse était tout près, là, quoique invisible.
«Qui sait? pensait Dompierre en souriant à demi, peut-être mon poète a-t-il raison, et il est possible qu’il n’y ait point de chanteuse là-bas dans une barque, à l’ombre de la montagne, et que nos âmes elles-mêmes soient rendues harmonieuses en face de la splendeur de la nuit!»
Cependant madame Belvidera éprouva le désir même qu’il avait eu:
– Oh! qui chante ainsi? demanda-t-elle.
Il lui dit ce qu’il avait appris de Carlotta, d’Isola Bella. Bientôt, la barque étant sortie de l’ombre, on put la discerner 14à quelque deux cents mètres de la rive… La chanteuse y était seule, et elle manœuvrait les avirons avec force et en cadence régulière. Parfois, elle suspendait tout mouvement et se laissait glisser sur l’eau unie.
– Où va-t-elle ainsi, le soir, en chantant? demanda-t-on au
bâtelier.
– Signore, elle porte les fleurs des îles à Pallanza et à Baveno. Pour le moment, elle vient de faire sa provision à l’Isola Madre pour la vente du matin.
– Ainsi! s’écria madame Belvidera, la barque que nous apercevons est en ce moment-ci remplie de fleurs!… Oh! comme je voudrais voir cette fille!
Gabriel, qui brûlait de nouer connaissance avec la jeune femme, proposa hardiment une excursion en commun. Grâce à l’étiquette facile des réunions cosmopolites, tout le monde fut promptement d’accord, Dante-Léonard-William lui-même qui, malgré les réflexions chagrines prodiguées à son galant compagnon, fermait promptement les yeux à toutes les contingences humaines, pourvu qu’on favorisât ses rêves par des spectacles attrayants. Cinq minutes après, ils voguaient à la rencontre de la Carlotta, d’Isola Bella.
Quand ils ne furent plus qu’à une courte distance, le parfum des fleurs leur arriva en une véritable nuée épaisse qu’ils traversèrent, puis retrouvèrent à plusieurs reprises, comme si elle serpentait à la surface des eaux.
– Doucement! doucement! faisaient-ils au batelier, tant il y avait de plaisir à prolonger l’approche de la barque odoriférante.
Carlotta s’était tue, et, comprenant que l’on se dirigeait vers elle, elle laissait, elle aussi, flotter mollement les rames. On vit, à la lueur de la lune, sa figure régulière et ses beaux yeux qui paraissaient teintés par le bleu pâle des montagnes lointaines et regardaient fixement les étrangers. Elle avait le cou libre et les bras nus. À l’avant comme à l’arrière, les roses, les lourdes branches de lauriers fleuris, les camélias, les tubéreuses couvraient l’embarcation. C’était une rencontre si étonnante, si étrange, qu’ils abordèrent tous cette jolie fille presque avec respect, et eurent une certaine gêne à lui adresser la parole, comme à la présence soudaine d’un génie ou d’une fée dans un rêve.
Pourtant, ils lui firent quelques questions sur son beau métier de marchande de fleurs des Borromées. Elle leur dit de sa voix musicale le plaisir qu’elle avait à ces courses nocturnes sur le lac.
– Et vous allez, comme cela, toujours seule?
Elle répondit simplement:
– Je chante!
Ils voulaient acheter toutes les fleurs. Carlotta fit des difficultés à cause de la vente du lendemain qu’elle ne pouvait manquer.
– Qu’est-ce qui vous arriverait, Carlotta, si vous manquiez votre vente?
– Je serais battue.
– Par qui donc?
– Par Paolo!
– Paolo, dit le batelier, c’est son promis; c’est lui qui a le commerce des fleurs. Il ne la battrait pas; il l’aime trop.
– Pourquoi prétend-elle qu’il la battrait?
– Oh! fit l’homme en dodelinant de la tête, c’est parole de femme!…
Carlotta défendait sa magnifique cargaison.
– Combien d’argent tirerez-vous de tout cela, Carlotta?
– Vingt lire, signore, répondit-elle avec aplomb.
Ce nouveau mensonge enchanta tout le monde: elle triplait, au moins, la valeur de sa journée.
Dante-Léonard-William, qui avait jusque-là gardé le silence et que la rencontre nocturne semblait profondément émouvoir, s’agita tout à coup, et, tirant de sa poche trois petits billets de vingt lire chacun, il se pencha hors de la barque et les mit dans la main de Carlotta.
– Prends ceci, dit-il, non pour tes fleurs dont je ne me soucie pas, mais pour m’avoir si parfaitement donné l’image 15de la nuit sereine et charmante, semeuse de songes et de mensonges!…
Puis, quelques strophes vinrent à sa mémoire, et il entremêlait, non sans à-propos, de ses propres vers à des lambeaux superbes de Pétrarque, de Shelley et de Byron. Madame Belvidera, qui était sensible au charme de la poésie anglaise, le félicita des belles choses qu’il disait. Il lui répondit en vers, continuant d’affecter de ne pouvoir la considérer comme une réalité vivante et de ne la tenir que pour la «Sirène» apparue à la chute du jour sur le pont de la Reine-Marguerite.
La jeune femme souriait de cette originale et gracieuse manie. Mais cette idéalisation n’était en discordance ni avec la beauté de la Florentine, ni avec le romanesque de la promenade improvisée, de la rencontre de la barque de fleurs et de la majesté grandiose du paysage sous la nuit. Carlotta avait passé à leur bord toute la flore des Borromées en échange des billets du poète. Ils lui dirent adieu et revinrent à Stresa au milieu de ce parterre odorant.
Quand Gabriel toucha la main que madame Belvidera lui tendait, en lui disant au revoir avec une intonation déjà presque familière, il doutait lui aussi de la réalité. «Est-il vrai que je lui ai parlé, se demandait-il, que j’ai tenu sa main dans la mienne?»




III


L’après-midi, quand le soleil a tourné de l’autre côté du grand bâtiment de l’Hôtel des Îles-Borromées qui forme ainsi un vaste écran contre la chaleur torride, les pensionnaires avides d’air quittent leurs chambres et viennent, autour de petites tables, prendre avec nonchalance des rafraîchissements.
Madame Belvidera, avant d’avoir achevé sa toilette, regardait
par la jalousie entre-bâillée de sa fenêtre, ce monde venu de tous les points de l’Europe et de l’Amérique, jouir, quelques semaines ou quelques jours, du plaisir de ces rives de lacs dont la séduction ardente est incomparable à l’automne. Elle était prise déjà, depuis cinq ou six jours, par la magie du paysage et du climat, et, habituée à la spirituelle gravité du pays florentin ou aux jeux sévères de la lumière et de l’ombre romaines, elle s’abandonnait avec 16délices à la douceur nouvelle qui semblait s’élever de l’immense nappe d’eau avec les vapeurs du matin et du soir.
Tout en boutonnant la blouse de batiste qui faisait la toilette ordinaire de presque toutes les femmes sous le ciel embrasé de septembre, elle laissait errer ses yeux sur les figures nouvelles ou déjà connues des buveurs. Un clergyman anglais et sa femme, qui étaient ses voisins de table et avec qui, cependant, elle n’avait pas encore échangé un mot, l’amusaient par leur seul aspect. Le bonhomme, petit, sec, serré dans une redingote d’alpaga qui ne s’ouvrait que pour laisser paraître le bord étroit d’un col blanc, donnait de toute sa personne l’impression de la vertu revêche. Sa femme, impeccable, et sans cesse attachée à ses pas, était d’une parfaite laideur. Madame Belvidera ne put retenir un sourire en les apercevant tous les deux, rigides et muets à la petite table où ils savouraient un café glacé. La physionomie de Dante-Léonard-William l’intriguait beaucoup. Elle avait été charmée de l’imagination du poète, de ses beaux vers et de son excentricité; le souvenir de la marchande de fleurs sur le lac où l’Anglais s’était montré si original, lui laissait un reste d’émotion étrange. On disait que la belle Carlotta avait fait tourner la tête au poète… Qu’était-ce que cet homme? Un être grotesque? ou supérieur, comme le prétendait son ami? Et son ami? son ami, qui était-il, et que pensait-elle de lui?
À l’ombre de l’hôtel, les conversations se traînaient assez pauvrement. On n’entendait guère que le bruit monotone de la cuiller et de la glace choquant les parois des verres. À un piano éloigné, quelqu’un, d’un doigt languide, frappait trois notes, et l’on commençait une sérénade, aussitôt interrompue. Une torpeur générale paralysait les mouvements.
Au fond des jardins, le tonneau d’arrosage faisait sa lente promenade, et l’on 17percevait le crépitement du gravier sous les roues, que semblait éteindre à mesure l’ondée semi-circulaire. Vers le nord, les montagnes avaient disparu sous la brume de chaleur; le lac semblait sans bornes, et de petites voiles blanches donnaient l’illusion de la mer.
Gabriel évitait de parler de sa passion au poète ennemi de l’amour; mais tous les détours qu’il prenait pour dérober sa préoccupation devaient la mettre en évidence.
Un bruit de voix venu de la route sur laquelle ouvrait la grille du jardin, agita tout le monde. Une bande de gamins courait à toutes jambes en criant: «La Regina! la Regina!…»
D’un bond on fut debout; on se précipita vers la grille. Les persiennes de l’hôtel claquèrent; cinquante têtes parurent aux fenêtres: des hommes réveillés de la sieste en sursaut, et des femmes portant la main à leur cou, rajustant leur corsage ouvert.
– La Reine! la Reine!
Dans un simple landau à deux chevaux et au milieu d’un nuage de poussière où se perdaient les épais cheveux blancs de la duchesse de Gênes, on vit, dans le temps d’un clin d’œil, la très belle figure de S. M. la Reine Marguerite. Toutes les dames présentes firent la révérence. On resta figé.
Le bruit d’une seconde voiture suivant celle de la Reine, à une très courte distance, sollicita l’attention et l’on se pressait à nouveau vers la grille, quand la calèche tourna brusquement, et, en pénétrant dans le jardin de l’hôtel, faillit écraser Dante-Léonard-William, souvent distrait.
Il en descendit un monsieur et une dame embarrassés l’un et l’autre d’un fatras de menus colis, et vêtus avec cette élégance inconfortable. C’étaient des voyageurs français.
– Mon Dieu! mon Dieu! fit une voix aigrelette, nous avons manqué d’écraser un monsieur… Où est-il? où est-il? Hector, je vous en prie, demandez tout de suite comment il va!…
La nouvelle arrivée était une femme de petite taille, encore jeune et de physionomie chiffonnée.
Le mari qui répondait au nom d’Hector montrait un souci beaucoup plus vif de ses bagages et de la possibilité d’avoir une chambre sur le lac, que de la santé du monsieur écrasé ou non.
M. Dompierre se hâta, en qualité de compatriote de la jeune femme, de la rassurer sur le sort de son ami l’Anglais qu’il lui montra du doigt, debout, sain et sauf, et saluant flegmatiquement de sa petite calotte britannique.
Lee et Gabriel s’en allèrent à l’ombre de jeunes arbres, de l’autre côté de la route, dans la partie du jardin qui descend jusqu’au bord du lac. Le soir tombait et un assez grand nombre de 18pensionnaires secouaient leur torpeur en faisant aussi les cent pas. Les deux amis se croisaient à intervalles réguliers avec le groupe de femmes où se trouvait madame Belvidera. Ces rencontres prévues remuaient tous les sens de Gabriel. Il affectait d’abord de ne pas la regarder, au moins chaque fois, mais bientôt il n’y tenait plus et relevait les yeux sur elle. Il la voyait venir, le visage illuminé par les reflets rougeâtres de l’ombrelle, et ses grands yeux aux cils baissés. Et, comme lui, elle les relevait doucement, progressivement, à son approche.
Voulait-elle le regarder? Non sans doute; car
, elle avait parfois, à ces rencontres, un mouvement d’impatience, brusque détour de tête ou éclat de rire venu sans doute à propos dans la conversation. Cependant ses paupières se soulevaient.
Comme il en était arrivé à s’imposer la puérile discrétion de ne la regarder qu’une fois sur deux rencontres, le jeu compris par elle, à la longue, les faisait sourire à demi tous les deux. Avec ce sourire, peu à peu, ils se familiarisèrent. À la fin, prenant leurs aises, ils se regardaient sans sourire.
Lorsque le détour de certaine allée 19permettait à Dompierre de voir la jeune femme de dos et d’embrasser des yeux sa taille splendide, ses belles hanches, et l’ampleur svelte et heureuse de toute sa personne, quelque chose de mystérieux, de puissant, lui causait des fléchissements dans la voix et des abattements soudains dans les muscles des jambes et des bras.
Il s’efforçait de parler lorsqu’elle venait à leur rencontre. Il se taisait, laissait tomber sa phrase, quand la jeune femme était passée. Dante-Léonard-William admettait le flux et le reflux de cette humeur, occupé au dedans de lui à jouer avec ses chimères.
Dompierre lui demanda à brûle-pourpoint s’il n’avait pas revu Carlotta. Le bruit s’était répandu que le poète la poursuivait et la joignait dans les îles. Mais Lee se remit aussitôt à chevaucher l’idée que lui avaient inspirée sur le lac les charmants mensonges de la marchande de fleurs. Évidemment Carlotta n’avait été pour lui qu’un objet évocateur.
– Le mensonge est d’origine divine, dit-il avec bonne humeur. Dieu en fournit aux hôtes du paradis terrestre le premier exemple, en leur disant que le mal existait, alors qu’il ne pouvait pas exister encore, car on n’imagine pas le mal hors de l’homme, et Adam était encore demi-dieu. Le Créateur voulait qu’il usât du mensonge pour son agrément, et sans nul doute il souhaitait qu’il inventât la poésie. Supposez que notre premier père eût saisi le sens de la divine facétie, quelles sornettes admirables il eût contées à sa femme Ève! quelle source de plaisirs toujours nouveaux, quel aliment fourni par l’imagination du mâle si elle eût su être mensongère!… Mais non! ce sot en laissa l’initiative à la femme, dont la duperie médiocre continue depuis lors à alimenter le monde. Croyez que si Dieu châtia si cruellement notre premier père, c’est pour avoir manqué d’esprit.
Le soleil était descendu derrière la montagne; un prompt crépuscule répandait ses parures sur le lac et sur les monts lointains. Le poète et son ami furent témoins d’un de ces spectacles charmants où la nature qui pressent la chute prochaine de la lumière, ne contient plus sa délicatesse. La surface de la terre et de l’eau y prit un aspect si fragile que l’on eût retenu son souffle de peur de froisser un si tendre épiderme; une faible brise irisait les eaux; une main invisible y sema des lilas; une autre effeuillait des roses sur la verdure des hauteurs; tout s’alanguit, s’exténua avec des dégradations lentes et exquises.
– Ah! fit l’idéaliste, on se laisserait aller; on suivrait cette lumière en son évanouissement; c’est la plus gracieuse invitation à la mort!…
Gabriel entendit derrière lui le rire clair de madame Belvidera, et, se retournant, il aperçut d’un même coup la resplendissante beauté de l’Italienne et de l’Isola Madre, au loin, la plus grasse, la plus opulente des îles, avec sa végétation surexcitée et son palais couleur de chair, qui flamboyait, par la grâce d’un dernier rayon, de toute la magnificence des couleurs de l’automne.




IV


Monsieur et madame Hector de Chandoyseau, arrivés derrière le carrosse de la Reine, et dont chacun répéta le nom tout frais inscrit sur le tableau des pensionnaires, furent aussitôt populaires par le fait du hasard qui avait marqué leur entrée à l’Hôtel des Îles-Borromées.
Ils prirent place, au dîner, à une petite table située dans l’embrasure d’une fenêtre d’où la vue peut se perdre jusqu’à la corne extrême du lac. La diffusion de l’ombre rendait ce paysage plus beau; certaines personnes, pour le mieux voir, se haussaient parfois sur leurs sièges. Dans les instants de silence qui courent parfois d’une extrémité à l’autre de la table d’hôte, comme si un courant d’air chassait le son des voix, on entendait résonner sans interruption le timbre argentin de madame de Chandoyseau.
21Son mari l’écoutait avec affabilité. Il avait le front chauve, les joues grasses, la moustache courte relevée au fer, le cou fort, le buste trapu; son aspect général était celui de la prospérité. Il admirait sa femme.
Au sortir de table, madame de Chandoyseau, avant d’avoir gagné le hall vitré, s’était laissé ramasser son éventail par le clergyman, et elle était tombée en une si vive extase devant la beauté de la petite Luisa Belvidera, qu’elle obtenait de la maman la permission d’embrasser la fillette et présentait l’une à l’autre la famille anglaise et l’italienne qui n’avaient point songé jusqu’alors à se réunir. Elle ne se tint plus quand l’Anglais qu’elle avait failli écraser tantôt passa avec son ami; elle s’adressa à Dante-Léonard-William et lui parla immédiatement de son pays, par une attention de l’esprit casanier des Français qui croient que tout homme rêve à son clocher. Lee déclara qu’il ne connaissait que l’Abyssinie…
Madame Belvidera crut devoir avertir madame de Chandoyseau que le monsieur était un original.
Lee s’étant retiré, chacun fit son éloge. On demanda à Dompierre toutes sortes de renseignements sur lui.
– C’est un grand homme, dit-il simplement.
La sobriété de cette expression exalta l’enthousiasme tout préparé en faveur de cet être qui ne parlait presque point et était à peine poli. Tout le monde se retourna pour le regarder s’éloigner du côté du lac.
Madame Belvidera, qui passait sa main dans la chevelure de sa fille, se tourna vers Dompierre.
Sa figure reprit subitement ce calme sérieux qui faisait frémir Gabriel. Elle baissa les yeux, puis les releva doucement; il crut qu’elle allait lui redonner, comme à leurs rencontres dans les jardins, la caresse de son regard. Mais elle arrêta à temps la lente ascension de ses paupières, et se rapprocha en souriant de madame de Chandoyseau.
Celle-ci rappela aussitôt Dompierre d’un petit signe familier, et dans le voisinage de la Parisienne, les deux jeunes gens furent plus à l’aise. Cette petite folle répandait autour d’elle une atmosphère légère, où l’un et l’autre comprirent qu’ils auraient besoin de se réfugier souvent.
On entendit tout à coup un chant qui semblait venir du lac.
– Ah! fit madame Belvidera, c’est la belle Carlotta!
Et elle raconta, avec son enthousiasme chaud encore, l’épisode nocturne sur le lac.
– Eh bien! fit madame de Chandoyseau, allons au bord de l’eau, entendre la belle Carlotta!
M. de Chandoyseau acquiesça de la tête.
– Hector, donnez-moi le bras…
Madame Belvidera accepta celui de Gabriel, et ils descendirent vers le lac.
Le chant de Carlotta reprit au loin et leur causa un tressaillement involontaire.




23V


Un matin, étant descendu dans les jardins, Gabriel vit s’éloigner vers Isola Bella une barque portant les couleurs françaises et il y reconnut, sous le toit de coutil blanc qui l’abritait du soleil, madame Belvidera. Il héla aussitôt un batelier connu de lui et fit hisser à l’arrière de l’embarcation les couleurs italiennes.
Enfantillage amoureux!
À son arrivée au petit port d’Isola Bella, il rencontra la jeune femme attardée aux environs du débarcadère et l’alla saluer.
– J’ai bien envie, dit-elle, de visiter Isola Bella; mais les touristes et les guides, quelle engeance!…
– Qui vous a dit, fit le jeune homme, en souriant, que j’avais eu la précaution de faire demander au comte Borromée la permission de me promener dans ses domaines à loisir?… et de plus que j’avais précisément ce matin la carte du comte dans mon portefeuille?
– Oh!… ne plaisantez pas!
– Tenez, fit-il en lui tendant la carte. Prenez ce talisman, il vous suffira de le présenter au chef-jardinier qui vous laissera aller en paix… Et je ferai comme lui, madame, ajouta-t-il en s’inclinant, puisque telle est votre répugnance pour les cicerones.
– Non, dit-elle, il paraît qu’il y a beaucoup d’escaliers et de pentes: vous m’offrirez le bras!
Et elle lança son beau rire clair. L’éclat en fit retourner la tête à plusieurs hommes du port qui demeurèrent les yeux fixés sur elle.
Gabriel ne pouvait quitter de vue son visage.
– Oh! disait-elle, il ne faut pas me regarder comme cela!…
Et il était affolé par sa lèvre entr’ouverte sur la rangée des dents pures. Il se demandait: «Comment ferai-je pour ne pas lui tomber sur la bouche?…»
Et il prononçait à demi-voix, à part lui: «Je t’aime! je t’aime!»
– Quel pays! quel temps! quelle beauté! dit-elle enfin en lui arrachant son regard qu’elle promena tout autour d’elle, sur le port garni de petites barques aux couleurs vives, sur le lac lumineux, sur les montagnes lointaines dont les cimes bleues se perdaient dans l’azur.
– Je suis folle!
– Et moi!
– Dieu est trop bon, la terre est trop belle…
– Chut!
– Taisons-nous, vous avez raison.
Ils prirent le chemin du palais par où l’on gagne les jardins.
Il s’effaçait pour que la jeune femme passât sous les portes chargées outre mesure de vignes-vierges, de lierres entrelacés et d’une puissante chevelure de lianes aux floraisons inconnues. Parfois il devait lui tendre la main en la précédant, pour écarter les végétations encombrantes. Il lui arrivait aussi de la laisser faire quelques pas en avant, parce que ce qu’il avait voulu lui dire au moment où elle passait contre lui, il ne l’osait pas dire. Au reste, qu’a-t-on à dire dès que l’on aime? Mais la beauté, l’ampleur et la souplesse de sa taille l’accablaient de désir. Elle était grande et développée, mais assez mince encore de ceinture et d’attaches; ses gestes avaient de la lenteur et de l’aisance; son visage était calme et heureux; il semblait que ses yeux eussent la faculté d’adoucir les gens et les choses; elle répandait un bonheur autour d’elle.
Infatigable, elle escaladait terrasses et terrasses superposées; et son ombrelle, qu’on voyait monter si légère, était-ce l’air matinal ou une main humaine qui la soulevait?…
On s’arrêtait tout à coup.
– Dieu que ça sent bon! Monsieur Dompierre, dites-moi ce qui sent si bon!

Ils passaient sous des magnolias en fleurs, et des massifs de roses les entouraient; mais, pour lui, il marchait dans
son sillage et croyait ne respirer qu’elle.
– Qu’est-ce que ça sent? répétait-il.
– Dites! dites! fit-elle en lui cognant 24gentiment l’épaule, du bout de son ombrelle qu’elle avait fermée pour passer sous les branches basses.
Elle le vit pâlir. Et tout à coup, elle se pencha vers lui, et lui tendit ses lèvres, toute sa bouche.
Après seulement, elle songea à regarder si personne ne les voyait, et rougit.
Ils montaient en silence les marches de marbre de la dernière terrasse. Elle ramassa une feuille gigantesque de quelque plante tropicale, et s’en servit avec grâce comme d’un éventail. Elle s’arrêta, un peu essoufflée, à la fin:
– Pas une âme dans les jardins, ce matin; nous sommes seuls, nous sommes bien!…
Il se rapprocha d’elle; ils n’en finissaient pas de gravir ces escaliers.
Arrivés sur la grande plate-forme aux dalles de marbre qui domine l’île entière et est comme le faîte d’un colossal reposoir, ils s’accoudèrent à une balustrade regardant le lac. Le soleil ardent l’immobilisait tout entier, et les villages avaient l’air d’être couchés, sur les rives, comme des bêtes bienheureuses. En face d’eux, Stresa perdu dans la brume de chaleur, mais dont on distinguait le drapeau du débarcadère, souvenir de leur arrivée et de l’angoisse qu’avait causée au jeune homme celle qu’il appelait la «Sirène». Puis venaient, le long de la route, la série des jardins: les jardins de la duchesse de Gênes, et ceux de l’hôtel, témoins de leurs aveux. Vers la gauche, l’Isola Madre, la mère du groupe des Borromées, gorgée de végétation, paraissait dormir, repue, derrière son grand palais rose peuplé de jardiniers. Quelques voiles blanches filaient au loin.
Après une minute de songerie muette en face d’une des plus belles vues du monde, madame Belvidera dit:
– Mon ami!…
Elle hésita un peu, avant d’ajouter:
– J’ai vu beaucoup de belles choses et de beaux paysages; voici, je crois, la première fois que rien ne me les gâte!…
Gabriel pensa qu’elle faisait peut-être allusion à son mari, de qui ils n’avaient jamais parlé. Qui était-il? Comment était-il? Pensait-elle à lui en ce moment, ou à
quelque propos fâcheux qu’il aurait eu en face des lieux qu’ils avaient visités ensemble? La comparaison qui s’établissait alors dans son esprit, si favorable qu’elle parût être à l’amant, troubla son bonheur. Il vit qu’elle-même avait un pli au front, qu’elle effaça presque aussitôt pour se replonger dans la rêverie en regardant au loin. Mais elle semblait ne plus rien voir. À quoi, à qui pensait-elle? Il commençait d’en souffrir, quand elle se rapprocha de Gabriel et lui saisit la main appuyée sur la balustrade brûlante, en desserrant les lèvres du geste particulier qu’elle avait pour appeler le baiser.
Il étreignit sa main, et il s’approchait de sa bouche. Un bruit les fit retourner brusquement du côté de la terrasse peuplée d’innombrables statues et d’obélisques en marbre rose.
Une faible brise venait de détacher de l’arbre deux oranges, et les fruits, ayant rebondi sur la paroi des caisses, roulaient jusqu’à leurs pieds.
Elle poussa un cri de surprise, et rit d’avoir eu peur pour si peu. Au même instant, les célèbres colombes des Borromées s’élevèrent; elles passèrent en tournoyant au-dessus de leurs têtes, firent ainsi plusieurs fois le tour de l’île; puis leur troupe élégante alla s’abattre sur la toiture du palais qu’elle parut couvrir d’une épaisse cendre bleue.
Il se pencha au-dessus de la balustrade, d’où la vue surplombe les terrasses.
– Voilà, dit-il, la cause de l’émoi des colombes; c’est l’heure où les premiers visiteurs vont leur jeter du grain dans la grande cour du palais, et j’aperçois la première troupe de nos trouble-fête qui s’avance là-bas sous la conduite d’un jardinier.
– Ils vont venir là?
– Certainement, c’est d’ici qu’on leur fait voir le profil de Napoléon couché sur la montagne…
– Où ça? où ça? fit-elle.
– Ah! ah! vous aussi, dit-il, en riant de ce genre de curiosité.
25Et il lui fit voir le profil de Napoléon. Elle se haussait sur le bout des pieds. Tout en riant, il la trouvait adorable.
– Je suis enfant, dites?
– Mais non: femme, simplement.
– Ah! trop! trop! dit-elle avec un gros soupir et l’embrassant avant de se mettre à courir pour éviter la troupe des touristes.
– Où allez-vous?… mais vous allez tomber sur eux tout juste par là!…
– Par où faut-il aller alors?
– Venez, venez de ce côté!
Ils descendirent quatre à quatre des marches et des marches; d’autres oranges 26tombaient et leur roulaient sur les talons.
– Ne riez donc pas tant! mais ne riez donc pas ainsi; vous allez vous couper le souffle!
La chaleur et la course animaient la peau de ses joues. Par le simple caprice de fuir les touristes, elle se faisait une peur de les rencontrer et, à chaque tournant d’allée, poussait des cris d’affolement. De grands lézards fuyaient derrière les espaliers. Elle écrasait du pied les extrémités débordantes de lourdes plantes grasses. Les colombes avaient repris leur vol tournant et semblaient jouer comme eux.
– Les voilà! criait madame Belvidera.
– Qui? les touristes?
– Non, les colombes!
Et elle était tout heureuse de lui avoir communiqué sa peur; car il en arrivait à partager la crainte de tomber dans cette agglomération compacte de malheureux réunis autour d’un guide qui leur récite durant une heure le catalogue complet de l’horticulture. Il s’arrêta en face d’une portière de lierre qui devait fermer l’entrée d’une grotte, et fit signe à la jeune femme de venir se réfugier là-dessous. Il souleva l’énorme rideau végétal, et ils se trouvèrent dans l’obscurité.
– Oh! oh! comme il fait noir!
Alors, il la saisit dans ses bras. Il lui baisait confusément les cheveux, le cou et le visage, et ses lèvres ivres lui happaient la gorge dont la forme était sensible au travers de la chemisette légère. L’odeur de sa peau moite se mêlait assez bizarrement à un relent de terreau déposé dans la grotte, et à la saveur âpre du lierre et du buis.
– Écoute
, écoute! fit-elle, oh! cette fois-ci ce sont eux… Nous allons les voir passer à travers le lierre!
27– Ah! mais… ah! mais… il ne faudrait pas tout de même qu’ils s’avisassent d’entrer ici!
– Il ne manquerait que cela! par exemple!
– Mais cela serait très possible!
– Oh! que j’ai peur! que j’ai peur!
Elle allait se blottir au fond de la grotte. Elle renversa des outils de jardinage dont l’acier se choquant fit du bruit, et elle vint plus morte que vive se jeter au cou de Gabriel.
Fort heureusement, un éclat de rire général, parti du groupe des touristes, avait couvert le bruit malencontreux. Le guide répéta en italien le plaisant propos qui avait valu cette forte hilarité de la part d’une dizaine d’Allemands qui étaient là. Il expliquait que cette grotte portait le nom de «chambre de Vénus» et que la tradition voulait que le manteau de feuillage y fût poussé naturellement et pour protéger la pudeur.
Ce disant, le guide secouait le manteau de lierre de la façon la plus inquiétante pour les amants. Pendant une de ces soudaines irruptions de lumière que produisait le balancement, Gabriel faillit pousser lui-même une exclamation: il venait d’apercevoir, derrière le groupe des Teutons, monsieur et madame de Chandoyseau! Si par malheur une tige de lierre se rompait, madame Belvidera était compromise, et aux yeux de cette pie-borgne de Parisienne qui tenait à sa merci tout l’Hôtel des Îles-Borromées.
Il avoua son inquiétude à la jeune femme. Elle-même reconnut leurs bons amis les Chandoyseau par la fenêtre intermittente dont le jardinier les gratifiait trop abondamment.
– Mais, dit-elle, ils ont avec eux une jeune fille que je n’ai pas aperçue encore à l’hôtel?
– Allons donc! Madame de Chandoyseau connaîtrait quelqu’un dont elle ne nous aurait pas entretenus?
– Mon ami, cette jeune fille, qui est fort bien, entre parenthèses, donne le bras à madame de Chandoyseau. Ah! Dieu soit loué; les voilà qui s’en vont! dit-elle en embrassant son amant, avec toute la joie d’être sauvée.
– Mais non! mais non! fit-il vivement, cette jeune fille est encore là… tenez! tenez! la voici… ah! saprelotte!…
À peine avait-il eu le temps d’écarter madame Belvidera, que la jeune fille, demeurée en arrière, soulevait le rideau de lierre et passait dans la déchirure lumineuse sa tête blonde qui parut jolie, environnée, à contre-jour, d’un nimbe de cheveux légers et rebelles. Il leur sembla qu’elle rougissait. Les avait-elle vus? Enfin elle s’enfuit et ils entendirent la voix de madame de Chandoyseau qui appelait:
– Ghislaine!… Ghislaine!… eh bien! que fais-tu là-bas?
Ils se regardèrent en prononçant l’un et l’autre à la fois le nom de «Ghislaine».
– Ghislaine? dit madame Belvidera, qu’est-ce que c’est que ça?
28
Un nom tout simple!… Cette jeune fille est certainement la filleule de madame de Chandoyseau!
– Vous êtes méchant!…
Pourquoi? Vous savez, comme moi, que madame de Chandoyseau a horreur de la simplicité. Cette jeune fille doit lui ressembler.
– Écoutez! en tout cas, elle semble bien gentille!… Pourvu qu’elle soit discrète!
– Gageons que madame de Chandoyseau est édifiée à l’heure qu’il est sur notre séjour dans cette grotte!…
– Oh!…
– Et que c’est la femme la plus heureuse du monde!…
– Après moi! s’écria madame Belvidera, voulant montrer par là que rien ne pouvait entamer son bonheur.
– Merci, chérie!… chérie!…
– C’est égal, ajouta-t-il, quelle dent aura contre nous notre bonne amie de Chandoyseau! Ses bons soins nous auront été superflus: elle eût tant voulu nous jeter dans les bras l’un de l’autre… Quant à nous, il faut sortir de la «chambre de Vénus», voici l’heure du déjeuner. Retournons-nous à Stresa?
– Je n’en ai guère envie, et vous? Ne peut-on pas déjeuner dans l’île?
– Mais si!
– Quel bonheur! dit-elle en se courbant pour passer sous le lierre.
Et dans la joie de recouvrer la lumière, de revoir le paysage resplendissant dans la chaleur de midi, elle se mit à sauter avec l’insouciance admirable que donne la santé et la beauté plus fortes que tout.
– Par exemple, dit Gabriel, nous risquons de tomber au beau milieu de nos connaissances, car elles pourraient bien avoir eu la même idée que nous!
– Tant pis! tant pis! nous dirons la vérité. Ne nous sommes-nous pas rencontrés ce matin par hasard?
Il remarqua que, pour la première fois, elle allait laisser déjeuner la petite Luisa seule avec la femme de chambre; en amant égoïste, il en fut secrètement heureux.
Ils descendirent ensemble jusqu’au village qui environne la petite église et le port d’Isola Bella.
En arrivant sur la place, ils aperçurent un groupe assez compact de personnes entourant un objet de curiosité qui ne pouvait être qu’un blessé ou un peintre. Ils firent comme tout le monde, et, se haussant sur la pointe des pieds, reconnurent Dante-Léonard-William Lee qui peignait, sur une large feuille de papier teinté, des figures aux formes étranges.
Il avait toutes les peines à contenir la foule des indigènes et des touristes qui l’environnaient d’un cercle complet et lui obstruaient la vue de son modèle.
– C’est bizarre, fit madame Belvidera, il a l’air de s’inspirer de quelque chose qui serait placé là-bas, près de l’église, et il fait des sortes d’arabesques qui n’ont ni queue ni tête.
– Ce n’est pas cela qui m’étonne, dit Gabriel, mais je suis curieux de voir où il puise son inspiration…
À ce moment, quelques badauds écartés, on reconnut la Carlotta qui faisait les cent pas devant les marches de l’église. Elle avait ses cheveux bruns, noués négligemment sur la nuque; ses beaux bras hâlés étaient nus; on sentait sa gorge pleine et libre sous un corsage de pauvresse à demi boutonné; et elle marchait en se balançant sur des hanches saillantes et paresseuses.
À cette heure-là, elle était marchande d’éventails et de paniers de paille dans une petite baraque de bois, et les rares acheteurs lui laissaient le loisir de bavarder, de rire et de s’étirer au soleil.
Cinq ou six femmes étant venues s’asseoir sur le pas de l’église, Carlotta, probablement narguée par elles, se campa debout, les poings aux hanches et tenant tête aux commères. Sa silhouette, sans pose, était presque trop proche des dessins de l’école romaine; cette belle fille, dans son attitude familière, fournissait le type du plus parfait académisme: on eût cru voir un Raphaël. Vue de près, elle avait le nez, le front et la moue 29divine des Aphrodites antiques; ses yeux avaient le gris, le mauve, le lilas mouvant des perles; l’arc si pur, si parfaitement conforme à la convention classique, de sa lèvre, vous laissait stupéfait.
Une enfant passa, qui portait sur la tête un bassin de cuivre plein d’eau. Les femmes l’arrêtèrent; elles trempèrent l’une après l’autre un verre dans l’eau fraîche, et elles en avalèrent le contenu d’un trait. Carlotta but, s’étira les bras, les tint un moment élevés et les reposa nonchalamment sur les hanches.
Quelqu’un l’ayant fait éclater de rire pendant qu’elle buvait un second verre, l’eau se répandit sur sa robe. Elle la retroussa d’un geste prompt, et l’épingla très haut, montrant ses jambes, mais sans la moindre hésitation, sans vulgarité, sans arrière-pensée: avec la plus naturelle impudeur.
Des hommes du port, des bateliers, semblaient attirés par elle; quelques-uns la voulaient lutiner; elle se défendait en riant et leur allongeait des soufflets retentissants et lourds. Mais l’un des hommes, un gars fort et trapu, avec un regard sournois, étant survenu, se posta derrière elle, sans lui adresser la parole. Et dès lors personne n’osa plus la toucher.
Lee prononçait à demi-voix des exclamations. Tout à coup, il se leva, et l’on crut que, dans l’exaltation de son enthousiasme, il allait embrasser cette jolie fille. Mais sa dignité britannique ou bien une sorte de timidité qu’il avait, interrompit son élan, et
, ayant joint Carlotta, il dit simplement qu’il voulait boire un verre d’eau. Carlotta se disposait à rincer le verre.
– Non
, non! dit-il, je veux boire après vous!
Le sombre gars se dressa tout à coup comme s’il voulait s’opposer à toute tentative de galanterie.
– Paolo! dit-elle, en lui donnant un soufflet vigoureux qui ne fit rire que les étrangers.
Puis elle porta le verre d’eau à ses lèvres, et le tendit au poète. Dante-Léonard-William but pieusement.
– Bravo! bravissimo! cria de loin une voix connue.
Madame de Chandoyseau arrivait au milieu du groupe des touristes allemands, et flanquée de son mari et de la blonde Ghislaine.
Enthousiasmée par le geste du poète, elle dit qu’elle voulait boire après lui.
M. de Chandoyseau, en s’épongeant le front, essayait de la retenir.
– Mais, mon ami, criait-elle, je vous affirme que cet homme-là est exquis: il ne fait rien comme tout le monde!
30Cependant, déjà elle oubliait de boire, et elle se précipitait sur les dessins.
Elle faillit se pâmer dès qu’elle les aperçut. Elle les tenait à la main, les tournait, les retournait en tous sens, et poussait de petits gloussements de béatitude. Lee s’approcha et s’aperçut qu’elle les regardait à l’envers; il les lui redressa bénévolement dans la main:
– Non, non: dans ce sens-ci, madame!
Madame Belvidera toucha le coude de Gabriel Dompierre; ils sourirent. Mais peu de gens goûtèrent, au bout de la langue, le sel de la petite scène. Il faut dire qu’à la vérité, l’on ne savait trop par où prendre ces images. C’étaient des entrelacs gracieux formés de lianes végétales se métamorphosant peu à peu, adoptant ici et là des rudiments de formes humaines, et s’épanouissant à la fin en corps graciles de femmes ou d’adolescents. Cela était encore assez vague, esquissé à peine, et voilé à dessein. Madame de Chandoyseau n’y avait certainement vu que du noir et du blanc.
Les louanges naissaient prodigieusement de ses lèvres, comme les petits drapeaux de la main d’un prestidigitateur. On était étonné qu’après ce qu’elle avait dit, il y eût encore à dire. Elle trouvait, et nouveau et plus fort. Le motif principal de son exaltation était qu’un homme pût tirer de telles arabesques de sa pure imagination.
Lee, qui parlait peu, fut froissé d’une opinion tout à fait contraire à son esthétique; il riposta vivement:
– Je vous demande bien pardon, madame! je ne suis par moi-même qu’un instrument fort incapable, et je ne pourrais pas tracer un seul de ces traits sans mademoiselle Carlotta, admirable créature, que je tâche de voir là-bas à travers cette muraille humaine. C’est sa beauté qui a tout le mérite.
Madame de Chandoyseau se mordit les lèvres pour n’avoir pas trouvé cela.
Elle manquait une occasion excellente d’accrocher l’attention du peintre-poète que les compliments les plus outranciers laissaient indifférent. Elle se tut, eut une mine déconfite, et aperçut opportunément madame Belvidera et Dompierre. Leur présence lui offrait un trop heureux secours; elle les prit au lasso qu’elle semblait jeter sans cesse autour d’elle.
Simultanément, elle hélait son mari et Ghislaine qui s’en étaient allés tranquillement s’asseoir contre une barque de pêche échouée sur le rivage, à l’ombre grêle d’un acacia.
– Comment, vous ne savez pas? dit elle, mais en effet, vous ne pouvez pas savoir: Ghislaine est arrivée ce matin par le bateau de sept heures!… on a frappé à ma porte; je rêvais… j’ai cru que le feu était à l’hôtel. Hector ronflait dans la chambre voisine. Je lui crie: «Hector, levez-vous!» Ah bien, ouiche! Je me lève donc moi-même; je vais ouvrir. Qui est-ce qui tombe dans mes bras? Ghislaine!
– Ghislaine?…
– Vous ne savez pas? Comment
je ne vous ai pas parlé de ma sœurette, de ma petite sœur Ghislaine?
Et elle continua de bavarder pendant que M. de Chandoyseau s’avançait doucement avec sa petite belle-sœur. On la présenta successivement à madame Belvidera et à Dompierre qui parurent plus embarrassés qu’elle. Les avait-elle vus, sous le rideau de lierre? Si elle les avait vus, elle les reconnaissait assurément. Qui était-elle? Une jeune fille niaise? Une évaporée comme sa sœur aînée? Serait-elle discrète? L’éviter serait difficile; mieux valait se la conquérir.
Madame Belvidera et Dompierre ne refusèrent pas l’invitation à déjeuner que leur adressait madame de Chandoyseau.
La jeune femme dit à son ami:
– Ma foi! cette petite a une figure charmante.
– Ah çà, mais, fit Dompierre, d’où est-ce qu’elle est tombée, cette Ghislaine? Elle vient de Paris, toute seule, comme un jeune homme, une fille émancipée?…
– Vous n’avez donc pas entendu madame de Chandoyseau nous conter l’épisode de l’arrivée de sa sœur?
31– J’avoue que j’ai de la peine à percevoir quoi que ce soit au langage de madame de Chandoyseau!…
– C’est parfois dommage! Madame de Chandoyseau nous a dit que son frère
, le peintre, vous savez? Barthelomme, de l’Institut?…
– Comment, Barthelomme, de l’Institut, est le frère de madame de Chandoyseau?
– Mais, mon ami, vous tombez de la lune! Madame de Chandoyseau
, nous a parlé maintes fois de son illustre frère. Enfin, Barthelomme chez qui Ghislaine était demeurée à Paris, pendant le voyage de sa sœur, ayant été appelé à Venise, comme arbitre, pour une question de médaille à décerner dans je ne sais quel concours de peinture, et sachant que les Chandoyseau étaient pour plusieurs semaines au lac Majeur, a amené sa petite sœur jusqu’à Milan, d’où il l’a expédiée à Stresa ce matin, en compagnie de la femme de chambre de madame de Chandoyseau qui était restée au service de Ghislaine. Est-ce clair?
Madame de Chandoyseau frappant dans 32ses mains, leur criait du haut de la petite terrasse de la trattoria où les tables étaient disposées pour le déjeuner:
– Voulez-vous bien vous dépêcher; le risotto vous attend, et venez voir un peu les jolies fiasquettes de chianti! Quand on pense qu’à l’hôtel on nous le sert dans des bouteilles ordinaires! il faut se plaindre; nous nous plaindrons, n’est-ce pas, vous? il faut rédiger une pétition; je la ferai apostiller par mon ami le révérend Lovely…
– Le révérend?…
– Lovely; Lo-ve-ly! Vous savez bien, le clergyman, mon clergyman. Figurez-vous, ma chère, dit-elle en se penchant à l’oreille de madame Belvidera, figurez-vous qu’il me fait la cour!…
– Oh!
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire!
– Mais! et
Mrs. Lovely?…
Mrs. Lovely n’y voit que du feu; Mrs. Lovely m’adore, positivement! C’est une femme d’une simplicité sublime… Je vous raconterai quelque chose à ce propos…
– Racontez!
– Non, non, une autre fois… j’ai peur que Ghislaine ne m’entende…
– Racontez! racontez!
– Eh bien! figurez-vous que mistress Lovely vint avec moi hier à l’église catholique, pour m’accompagner simplement, bien entendu. Or il y a dans cette église un petit tableau de la primitive école lombarde que l’on nous indiqua comme une curiosité. C’est un Adam et Ève; oh! mais peint avec une conscience, un scrupule des détails, une minutie, une exactitude, enfin tel que l’on en est tout ébaubi, c’est moi qui vous le garantis.
Mrs. Lovely pinça les lèvres; je crus qu’elle était choquée et qu’elle allait entamer une violente diatribe contre ces pauvres catholiques un peu grossiers dans leurs images. En effet, elle me dit en haussant les épaules: «Ces gens-là sont stupides, very stioupid: Adam et Ève n’avaient pas de nombril!»
J’en suis restée moi-même baba: si je m’attendais à la trouver courroucée, ce n’était pas pour une inexactitude!
– Vous nous ferez connaître
Mrs. Lovely?
– Comment donc!
– C’est la première fois que vous voyez l’Italie, mademoiselle? demanda Dompierre à la jeune fille.
– Oui, monsieur! fit-elle.
Il voulait s’efforcer de la faire parler, à cause de l’ardent désir qu’il avait de savoir qui elle était. Il épiait sur sa figure le plus léger signe. Lui était-il antipathique? quelle impression avait-elle aussi de madame Belvidera? Elle les avait vus évidemment l’un et l’autre, dans la grotte; ses grands yeux bleus conservaient l’image que lui et sa maîtresse avaient formée lorsqu’il soutenait d’une main la taille de l’Italienne, et que, de l’autre, il éloignait ses lèvres. Quelle sorte de tumulte cette image produisait-elle dans son jeune cerveau? Il allait jusqu’à chercher son regard. Il le rencontra deux ou trois fois durant le déjeuner. Sa calme limpidité le désappointa.
On avait achevé les hors-d’œuvre, quand madame de Chandoyseau s’aperçut que le poète anglais qu’elle avait invité aussi n’était pas là, et elle fut tout à coup au désespoir, se leva, courut à la caisse, envoya chercher
«il signore Inglese». Dans le flot de paroles dont elle avait abreuvé ses hôtes, au début du repas, l’objet de sa prétendue passion s’était ainsi englouti. Elle avait oublié qu’il déjeunait avec elle.
«Tout doit passer aussi légèrement, se dit Gabriel, dans les cervelles de cette famille-là. La petite sœur, comme la grande, n’a pas quatre minutes la même image à l’esprit.»




33VI


Dante-Léonard-William ne reparut pas de la journée. Il avait tant d’excentricité qu’on tolérait de lui jusqu’à l’impolitesse. Il avait d’ailleurs de fréquentes absences enveloppées de mystère. Son ami ne s’en inquiétait pas et n’osait point l’interroger. De tout autre on eût pu soupçonner qu’il cachait une intrigue; mais de lui, c’était bien improbable. Outre que Gabriel ne lui avait jamais connu aucune liaison, il le croyait tout à fait incapable d’en soutenir une. Une femme n’eût pas manqué de l’importuner rapidement. Rien n’avait accès chez lui, que les idées générales.
Madame de Chandoyseau
qui avait oublié le poète durant une partie du déjeuner à l’auberge d’Isola Bella, l’avait fait chercher vainement sur la place de l’église, vainement dans les jardins, vainement dans le palais. Elle ne vécut, de l’après-midi, que dans l’attente de son poète. Elle envoya le révérend Lovely à l’Isola Madre, et le serviable clergyman se priva de son bain accoutumé de cinq heures, pour lui rendre le service de retrouver son poète; mais il revint de l’Isola Madre sans poète. Le dîner faillit être tragique. Madame de Chandoyseau ne contenait pas son impatience; elle se levait de table afin de voir si le poète n’apparaissait pas dans la magnificence du crépuscule, et elle demandait aux garçons d’hôtel s’il n’y avait rien de nouveau; elle se fâchait avec Ghislaine qui se moquait d’elle, et elle ne prêtait aucune attention aux paroles rassurantes du patient et tranquille Hector.
Dante-Léonard-William n’avait pas reparu.
Gabriel quitta le groupe que présidait madame de Chandoyseau. Il marcha quelque temps sur la route qui longe le lac, et alla s’étendre sur les coussins d’une barque amarrée sur la grève. La lune se levait tard; le lac était dans l’ombre; on n’entendait pas un bruit.
34Il éprouvait à la fois le besoin et la peur de se ressaisir soi-même dans un moment de solitude. Depuis trois semaines qu’il vivait au bord de ce lac, il n’était pas sorti de l’extravagance du rêve. Les conceptions les plus fantastiques de son ami le poète anglais ne lui causaient plus d’étonnement, et, pendant la minute de conscience que lui laissait par hasard son absorbante occupation amoureuse, il n’était pas certain de n’être pas devenu quelque personnage d’un des contes de fées que celui-ci improvisait parfois avec un rare bonheur.
L’air extrêmement doux qui souffla quand il fut installé dans la barque immobile, prolongea le large frisson du lac jusqu’à ses épaules. Il reconnut l’odeur lourde des lauriers fleuris; et, en tournant la tête, il aperçut un massif de ces arbustes dont les branches chargées laissaient pendre jusque dans l’eau leurs gros paquets de fleurs charnues. Il ne put retenir un léger mouvement, comparable à celui que l’on fait sous le coup de la surprise d’un baiser sur la nuque. Puis il sourit de son enfantillage. C’était la troisième fois qu’il ressentait l’impression un peu étrange, mais vive et troublante, du charme de ces rives du lac prenant soudain comme une personnalité et un corps, et vous frôlant d’une trop réelle caresse. Il faut avoir passé ici ces jours torrides de l’été finissant et ces molles et épaisses soirées, pour croire que l’on se puisse ainsi laisser duper par la brise tiède et odorante qui passe lentement et semble s’attarder avec une insistance humaine autour de votre visage.
La première fois qu’il avait eu cette impression, c’était lors de son arrivée sur la Reine-Marguerite, dans l’instant où la cloche annonçait la station de Baveno et où il partageait son attention entre l’admiration de la «Sirène» nouvellement apparue, et le spectacle des mille lumières trouant le feuillage des jardins. C’était au moment où cette impression se renouvelait pour lui, et dans une barque pareille à celle où il était dans ce moment-ci, un soir de ciel couvert et d’obscurité pesante, que la même «Sirène» était tombée dans ses bras.
Cela était arrivé après une guerre acharnée, pendant laquelle il n’avait pas laissé une minute de répit à la malheureuse femme qu’il avait sentie perdue tout d’abord, mais qui se défendait, en s’accrochant à tout, avec l’intrépidité d’un être qui se noie. Elle avait eu des crises d’amour fiévreux pour sa fille. Que de journées passées à bouder dans sa chambre! Mais pouvait-elle, dans sa chambre, ne pas aller jusqu’à la persienne close où elle apercevait, par les jours étroits des lamelles, la figure bronzée, coupée par la lumière de la barbe blonde, et les yeux clairs du jeune homme, qui imploraient si passionnément? Alors, et par compassion, croyait-elle, elle ne se dérobait pas au charme de cette parole discrète, voilée, mais tremblante d’un feu si beau, si sincère! Encore cela eût-il été sans danger peut-être, mais tout, voyons! ne s’en mêlait-il pas? l’air, le pays, les parfums, la musique, l’eau, les barques, les promenades! c’était un philtre qu’on buvait, un enchantement qu’on subissait, une ivresse latente, générale, que le vol bourdonnant d’une mouche, la vue d’une fleur, ou quelques notes d’une chanson rendaient contagieuse.
Lui et elle étaient venus sur ce rivage en riant. Elle s’efforçait d’aimer l’esprit, l’humeur plaisante, et lui-même se faisait plus léger qu’il n’était, comme les poltrons chantent la nuit dans les bois.
Ils avaient fui, ce soir-là, le monde artificiel qui bourdonnait comme un essaim de guêpes autour de leur amour tacitement avoué, et ils se trouvaient en face l’un de l’autre comme deux ennemis, et faisant profession de douter réciproquement d’un penchant dont ils étaient très sûrs. Ils avaient comploté des yeux cette sortie; ils s’étaient dit des yeux: «Je vous aime!» Leurs cœurs avaient bondi simultanément en se retrouvant dans l’ombre, loin du cercle des étrangers; mais ils avaient à peine osé se toucher la main; les mots pressés qui leur 35étaient venus à l’un comme à l’autre, étaient des mots qu’ils eussent pu fort bien dire en la présence des gens qu’ils s’étaient donné beaucoup de mal à quitter.
Dans un endroit où la route touche presque le bord du lac, ils avaient aperçu cette barque isolée sur le sable. Elle lui disait: «Rentrons, je vous prie!» Il lui dit: «Vous êtes lasse, asseyons-nous…» L’installation dans la barque encore fut le prétexte à quelques facéties. Ils riaient, batifolaient, lorsque souffla la tiède brise presque palpable qui vous présente sous les narines, comme une houppe chloroformée, le baume épais des lauriers fleuris. Ils se penchèrent l’un vers l’autre, et de toute la soirée n’eurent plus envie de rire.
Il aimait à se figurer que cette brise contenait toute la vertu de l’admirable paysage, et il lui gardait, comme à une influente amie, une reconnaissance sans bornes.
Depuis lors, c’était la folie, la débauche, l’oubli de tout ou l’exaltation de tout dans la chair. Pour lui, une telle passion, bien naturelle à son âge, était décuplée par l’idée du hasard providentiel qui l’avait réuni, avec les apparences d’une attention toute particulière, à une étrangère remarquée et convoitée plusieurs années auparavant. Et, bien qu’il eût sans cesse présente à la mémoire cette rencontre aux jardins du Pincio, il n’interrogeait pas sa récente maîtresse sur les circonstances de ce passé.
Il y a des pays, des atmosphères où la sensation du présent est si forte qu’elle absorbe momentanément tout le temps écoulé et tout l’avenir. Luisa, parfois, par analogie, devant un pan de muraille, ou au son d’une cloche à une église lointaine, évoquait, les yeux fermés, des souvenirs. Elle parlait à son amant d’une rue à Rome, ou bien d’une allée de son jardin à Florence. Il se hâtait de baiser ses lèvres, et l’on a si vite fait, d’ordinaire, de ramener une femme à la minute présente, qu’il ne doutait pas qu’aussitôt elle ne fût de nouveau toute à lui.
Le premier retour à la réalité des choses, il n’avait été fourni à Gabriel que ce matin même par la tête blonde d’une jeune fille apparue sous le rideau de lierre. Le pur éclat de ces yeux illuminant la pénombre du visage à contre-jour!… le nimbe d’or de ces cheveux!… témoins ou non de son étreinte passionnée!…
Tout à coup, deux fraîches mains de femme se posèrent sur les yeux du jeune homme.
– N’ayez pas peur, c’est moi!…
Il se retourna, dans la barque, pour attirer et embrasser sa maîtresse.
– Ah! dit-elle, mon ami, je suis harassée; je n’en puis plus. Pourtant je vous ai vu vous diriger de ce côté et j’étais curieuse de savoir si vous viendriez là dans cette barque… dans notre barque; et je suis heureuse, heureuse que vous y soyez venu!
Il la serrait dans ses bras en la couvrant de baisers. Elle pencha la tête sur son épaule, tout épuisée de la fatigue de ces heureuses journées; il sentit que son front était brûlant.
– Luisa, rentrons!
– Non! non! dit-elle, il fait bon là!… sentez-vous?
La soirée s’avançait, la lune montait derrière la montagne éloignée, et les petites brises espacées fraîchissaient.
– Comme on respire! mio, dit-elle, comme on est bien!
Il arrangea les coussins sous son corps. C’était un grand plaisir de soulever ce corps chéri, de le reposer sur la moleskine froide, et de le savoir plus à l’aise. Elle nouait au cou du jeune homme ses jolies mains fines, un peu grasses; il lui enlaçait les reins, et la déposait sur le divan improvisé.
– Là! là! es-tu bien?
– Oh! bien! bien! mon mio!
Elle ne l’appelait que mio quand ils étaient seuls; et elle redoublait quelquefois ce gracieux terme de possession en ajoutant le mot français à l’italien: «mon mio!» Toutes les fois qu’elle prononçait ce mot-là, elle fermait les yeux, comme si elle l’allait chercher 36au dedans d’elle et très loin, et quand elle l’avait dit doucement, de ses lèvres tendues qui semblaient, en le prononçant, se baiser elles-mêmes par deux fois, elle entr’ouvrait la bouche pour recevoir le baiser que sa belle tendresse avait mérité.
– Maintenant, veux-tu que je mette à l’eau notre barque? je vais prendre les avirons, et nous irons au-devant de la lune qui vient là bas?
– La lune? où ça? mais je ne la vois pas…

– Soulève-toi sur mon bras… tiens! regarde sa grande corne rouge qui sort de la montagne. Mais tu m’embrasses et tu ne regardes rien!
– Ah! mio, que je suis donc fatiguée
; pourquoi es-tu venu si loin? Je voulais te voir ce soir encore une fois; mais je dormais déjà au milieu de ces dames… On a fait de la musique; la petite Ghislaine a chanté, très bien, tu sais… Elle est charmante, cette petite…
– Pourquoi me parler encore de cette petite? L’indiscrète, qui est venue nous 37troubler dans la grotte! Je lui en veux, moi!
– C’est elle qui pourrait vous garder rancune pour lui avoir offert un spectacle un peu vif. Mais elle ne vous en veut pas, elle: je crois que vous lui plaisez.
– Voyez-vous ça!…
– Ne riez pas! Je ne dis pas que cette enfant cherche à se pendre à votre cou; mais vous êtes du genre d’homme qui lui est sympathique, et quoi que vous fassiez, elle vous sera indulgente. Toutes les femmes sont ainsi faites: il y a un type d’homme qui les intéresse à première vue, sans provoquer nécessairement d’autre sentiment, et pour lequel elles auront toujours une secrète complaisance.
– Et vous avez découvert cette complaisance en ma faveur chez mademoiselle Ghislaine?…
– Elle s’est informée de vous, et a demandé ce que vous faisiez.
– Si ce n’est que ça!
– Attendez donc! Elle a été fort étonnée que vous fussiez statisticien.
– Que veut-elle donc que je sois?
– Je ne sais pas, mais elle a été étonnée, tout à fait étonnée. Sa sœur lui ayant demandé ce qu’il y avait d’extraordinaire à ce que vous vous occupiez d’économie politique, elle a dit: «Je ne l’aurais pas cru; voilà tout!»
– Luisa, voyons! pourquoi me raconter cela?
– Pourquoi? pourquoi?… mais c’est peut-être parce que j’ai un certain plaisir à savoir que vous plaisez; c’est peut-être parce que je suis un peu jalouse…
– Luisa! Luisa! où as-tu la tête, ma chérie?…
Elle le serra avec une tendresse désespérée dans ses bras: inquiétude exaltée des premiers temps de l’amour, où l’on croit que tout conspire à vous arracher votre trésor nouveau.
– Mon mio! mon mio! répétait-elle.
Il voulait des termes qui la pussent promptement rassurer. Il s’exténuait à trouver quelque chose de fort, de simple, de sincère.
Elle avait la tête renversée sur le bras de son amant; ses yeux regardaient le ciel; ses cheveux relevés par une caresse découvraient son petit front
obstiné, qu’une idée semblait tourmenter.
– Luisa, à quoi pensez-vous?
– Je pense, dit-elle, à cette grande corne de la lune dont tu m’as parlé: où est-elle?
Et quand elle eut dit ces mots tranquilles, ses paupières tombèrent; elle s’endormait.

***

Il la baisa doucement, et en souriant de la surprise que la gracieuse mobilité de sa cervelle de femme venait de lui causer; puis il la berça dans ses bras, comme une enfant. Il l’adorait.
La lumière de la lune, comme un corps de ballet qui descend la scène d’un pas rythmé, envahissait doucement la surface du lac. La beauté du silence agrandissait le paysage. Les rives lointaines semblaient naître, une à une, ou s’éveiller pour une fête. Sous une noire calotte d’ombre, les marbres d’Isola Bella blanchirent tout à coup, et derrière le bouquet touffu d’Isola Madre, la ville de Pallanza fut doublée par le miroir des eaux.
Comme chaque soir, le chant de Carlotta s’éleva, et sa barque fleurie, presque imperceptible oiseau nageur, raya la glace pure du lac. Carlotta répétait la même chanson d’impudeur candide, fougueuse et dolente, ardente jusqu’à la frénésie et tout à coup apaisée, attendrie et mourante. Dans le concert de toutes les choses nocturnes, cette voix simple prenait l’importance d’une parole échappée tout à coup de la terre et de la nuit mêmes échangeant leur extase ou louant le dieu que de telles heures révèlent. Un violent frisson parcourut le corps de Gabriel. Son mouvement faillit éveiller la jeune femme. Elle entr’ouvrit la bouche et fit: «Ah!» Reconnaissait-elle dans son sommeil la chanson de la marchande de fleurs qui l’avait tant charmée? Peut-être vibrait-elle, beauté elle-même, à l’unisson 38avec toutes les inconscientes beautés de ce coin fortuné du monde!
Lorsque la voix de Carlotta s’éteignit, Gabriel remarqua qu’une autre barque avait doublé l’Isola Bella, venait vers lui en droite ligne. On entendait à intervalles égaux le choc assourdi des avirons et parfois même, tant la nuit était calme, jusqu’au fin bruit de perles de l’eau qui s’égoutte des palettes. Il reconnut bientôt la silhouette du poète anglais dans la barque, et n’eut que le temps de prendre ses dispositions pour que madame Belvidera ne fût pas aperçue. Il cacha le visage et les cheveux de la jeune femme sous un châle léger qu’elle avait apporté, et, n’espérant pas qu’ils pussent se dissimuler l’un et l’autre, il alla lui-même au-devant de son ami afin de l’écarter. Heureusement le batelier, accoutumé à promener cet homme étrange, restait muet en face de lui; il attira sa barque 39sur la grève et disparut sans avoir éveillé madame Belvidera.
Gabriel dit à son ami l’inquiétude qu’avait causée son absence, et lui demanda s’il n’avait pas rencontré Carlotta dans les îles.
Sans lui répondre, le poète restait debout, tourné du côté du lac.
– Écoutez, dit-il, le doux jasement des eaux avec le sable de la rive. Ne dirait-on pas que ce murmure est composé pour faire comprendre le silence, dans la même mesure que notre pauvre langage contribue à nous rendre l’univers intelligible? Ah! quel poète a ordonné le rythme selon lequel chaque flot, comme un beau vers, vient faire tinter ici sa dernière syllabe? Et quel est le sens de ce poème? Il y a de ces chutes de flots qui sonnent parfois avec la clarté joyeuse d’une cymbale lointaine, d’autres au contraire sont presque insaisissables et ressemblent au soupir d’un enfant qui dort. Est-ce l’écho d’un jeune éclat de rire inoubliable qui aurait jailli autrefois ici, et dont tout le rivage eût été ému? Est-ce le souvenir d’une peine secrète confiée ici à l’ombre de la nuit?
Gabriel le trouvait bien sensible aux émotions humaines, contrairement à son ordinaire. L’Anglais prévint sa question:
– Toute la beauté du monde, ajouta-t-il, a sa source dans le sourire ou dans la douleur de l’homme, de même que ce lac est fait de la goutte d’eau qui sourd de la terre. Cependant je ne m’intéresse pas plus à tel homme joyeux ou souffrant, que je ne le fais à une goutte d’eau, tant que le sens de son rire ou de ses larmes n’a pas atteint la proportion de ce lac.
Dompierre l’eût écouté volontiers, mais il avait hâte qu’il s’éloignât, à cause de la présence de madame Belvidera. Lee n’était pas un homme à qui l’on pût dire: «Rentrez-vous? il est tard…» Le temps n’était pas divisé pour lui en une série de relais artificiels auxquels le besoin de régularité de nos organes nous asservit communément. Il mangeait quand il avait faim et se reposait quand sa pensée ou son imagination étaient à bout. L’idée vint à son ami, que cet être fantasque serait seul, à l’hôtel, à ignorer le tourment tragi-comique que son absence avait valu à madame de Chandoyseau. Lui en conter les péripéties serait peine perdue. Demain, soixante personnes auraient les yeux fixés sur lui, quand il 40paraîtrait à la table d’hôte, et il prendrait son repas sans s’apercevoir qu’il n’est pas seul à table. Gabriel Dompierre lui serra la main. Le poète remonta doucement la berge et gagna la route en scandant à haute voix des vers.




VII


Vers cinq heures de l’après-midi, Dompierre allant prendre un bain, vit émerger de l’eau une tête aux longs cheveux plaqués et ruisselants contre un visage glabre. C’était la tête du révérend Lovely. Le clergyman l’interpella aussitôt et avec un accent tout à fait outrageux pour la langue française:
– Christ enseigna dans la barque, jusqu’au plus fort de la tempête. Il n’y a point de maôvaise endroit pour prêcher le parole de Dieu; mais il y a des endroits qui sont maôvaises pour le salut de l’âme.
– Que voulez-vous dire? fit Gabriel.
– Cette pays, reprit le clergyman, est maôvaise.
– Est-ce que par hasard
Mrs. Lovely?…
– Nô, il ne s’agit pas de
Mrs. Lovely, qui a le vieil âge et qui a fini d’être troublée. Mais tout le monde n’est pas ainsi, et véritablement, le climat de cette pays est maôvaise…
– Mais il me semble, au contraire, que la beauté y abonde, et elle est, si je ne me trompe, un des attributs de Dieu?
– Nô, dit le clergyman, cette biauté ne vaut rien du tout, elle est perfide, et je pense qu’elle vient du Malin!…
– Le Malin?
– Je nommé ainsi, avec familiarité, le Démon; véritablement le Démon!…
Le révérend Lovely, à ces mots, grimpa à l’échelle marine, et alla posément s’habiller.
Tout à coup, et comme il allait s’éloigner, ayant achevé sa toilette, le révérend s’écria:
– Mariez-vous!
Il crut que Dompierre ne l’avait pas entendu, à cause des mouvements qu’il faisait dans l’eau, et reprit:
– Mariez vous! Mariez-vous!…
En sortant de l’eau, Dompierre aperçut sur le sol un petit volume relié à l’anglaise. C’était le Nouveau Testament. Il le ramassa en souriant et, le soir, il le remit au révérend Lovely, sous le prétexte qu’il avait dû l’oublier.
– Nô! nô! dit le révérend, c’est à vous! Si vous avez trouvé cette livre, il est à vous… c’est un livre plus profitable encore en cette pays que partout ailleurs… Écoutez! voilà encore la miousique!
tous les soirs la miousique: cette chose est maôvaise!

***

Une troupe dite napolitaine préludaient en effet, devant l’hôtel, sur les violons et 41les mandolines, au concert quotidien. Les pensionnaires prenaient place dans le hall, autour de petites tables de marbre où l’on servait les glaces.
La troupe, après quelques chansons peu variées, se tria, et trois couples vinrent au milieu des assistants exécuter la tarentelle. Les hommes étaient tous beaux; une des femmes, blonde, assez grande, et à la fois souple et gauche en ses mouvements, avait un charme rude et puissant. Les couples pivotaient dos à dos, se cherchant du regard, faisant claquer avec frénésie les castagnettes, et excités par les instruments, par les voix gutturales ou criardes et aussi par les applaudissements du public. À la fin, les regards s’étant joints, le couple demeurait, la femme renversée en arrière, comme vaincue, l’homme penché sur elle, les yeux dans les yeux, son flanc à son flanc, les mains hautes brandissant les castagnettes épuisées, l’un et l’autre semblant pâmés dans tout leur corps; la bouche et les prunelles ardentes se dévorant à la courte distance du souffle.
Le révérend Lovely, qui avait regardé le spectacle jusqu’à la fin, tourna soudain les talons et se dirigea vers le jardin, en levant les yeux au ciel. Mais la jolie fille qui avait eu le succès de la tarentelle et allait commencer le tour de l’assistance, une sébile à la main, courut à lui; et on le vit se retourner du côté de la lumière pour prendre de la monnaie dans son gousset. Du moins fit-il ses efforts pour ne point recevoir le sourire troublant de la danseuse napolitaine.
Gabriel faisait remarquer la petite scène à madame Belvidera et il lui raconta les conseils impromptus que le révérend lui avait donnés au bain.
– Il y a ici, dit-elle, une jeune fille de vos compatriotes qui est tout à fait en âge d’épouser un homme comme vous… Qui sait si un complot n’est pas déjà organisé!…
– Voyons! je vous parle en riant de la conversation du bonhomme Lovely, et vous me répondez de votre plus grand sérieux…
– Mais c’est sérieux, un jeune homme en présence d’une jeune fille! c’est une réunion tellement sérieuse que tout autour d’eux conspire à les rapprocher, les gens et les choses, les hasards fertiles; c’est une entente secrète, mystérieuse, une espèce de sourde volonté de la nature qui agite et met tout en branle dans le but de les unir!
– Pourquoi me dites-vous cela, vous?…
– Mais peut-être parce que je ne peux pas plus faire autrement que les autres; peut-être parce que j’obéis aussi à cette force secrète, à la conspiration universelle en faveur du mariage? Peut-être est-il naturel aussi que je vous parle avant tout autre de cette éventualité, parce que je suis la seule personne qui la redoute?…
Les Napolitains ayant quitté le hall
; 42jouaient des airs de valses dont les sons adoucis arrivaient agréablement par les grandes baies ouvertes. Quelques Américaines et des Viennoises se balançaient au bras de jeunes gens en smocking.
Gabriel regardait sa maîtresse assise nonchalamment dans une berceuse d’osier. Ses magnifiques cheveux noirs avaient, sous les lampes à incandescence, des reflets bleuâtres et moirés que la légère oscillation de son corps faisait mouvoir le long des épais bandeaux ondulés. Elle le regardait de ses yeux sombres embellis par la contrainte qu’elle s’imposait au milieu du monde. Ses bras étaient demi-nus, et sa main, ornée d’une simple perle qu’elle levait jusqu’à la lèvre pour en dissimuler les contractions involontaires, ramenait constamment l’attention de son amant sur sa bouche dont la seule vue lui faisait trembler les jarrets.
Il se pencha pour la saluer:
– À ce soir, dit-il, à dix heures, près du bassin, dans le jardin des annexes…




VIII


Gabriel, en allant attendre dix heures dans les jardins, tomba sur M. de Chandoyseau qui faisait l’éloge de sa femme au révérend Lovely.

43Le pauvre clergyman était venu là sans doute dans le but d’éteindre par la marche les secrètes ardeurs qu’il attribuait au climat et au lieu, et qui lui venaient évidemment des agaceries malignes et savantes dont l’abreuvait madame de Chandoyseau. Que de fois l’avait-on vu faire les cent pas sur ce gravier crépitant, le chapeau à la main, les tempes moites, les yeux un peu égarés, quasi honteux, enfin marmottant du bout des lèvres les arides versets de la Bible qui contenaient son remède et son salut! C’était à croire que le «Malin» – pour employer l’expression qu’il aimait – était vraiment de la partie, puisque l’infortuné pécheur, fuyant la tentation, était rejoint précisément par le seul être qui fût capable de lui parler avec complaisance et avec enthousiasme de madame de Chandoyseau: monsieur de Chandoyseau.
Étourdi par l’agitation effrénée que sa femme entretenait autour d’elle; fasciné par les ressources intarissables de son babilllage, M. de Chandoyseau tenait sa femme pour un être exceptionnel et supérieur. Ayant donc rencontré le révérend Lovely, il avait mis la conversation avec une ineffable bonhomie, sur l’objet qui se trouvait captiver immodérément le révérend Lovely.
La présence du jeune homme n’apporta pas plus d’embarras au colloque, et ce fut lui le plus gêné des trois: devait-il renchérir sur l’apologie de madame de Chandoyseau ou bien tenter d’éteindre le feu qui dévorait le clergyman? Quelle était la détermination la plus généreuse? il l’ignorait. Peut-être, après tout, d’entendre parler de madame de Chandoyseau était-il doux à présent au vieillard? Peut-être puisait-il une sécurité trompeuse à écouter ces éloges prononcés par un organe légitime, ce qui lui semblait une garantie contre l’accomplissement du péché?
Le révérend Lovely écoutait attentivement M. de Chandoyseau. Gabriel prit le parti de l’imiter. M. de Chandoyseau parlait, parlait.
Dompierre crut devoir souligner son dire, de-ci
de-là, par de légers traits d’acquiescement. Il vit que le révérend lui en savait gré. Il insista, il parla même. Ce fut au tour du révérend d’adopter ses signes d’approbation. Petit à petit, le clergyman s’entraîna, s’échauffa, s’enhardit. Bientôt il n’y tint plus et prit lui-même la parole. M. de Chandoyseau, si fortement secondé, se tut et écouta à son tour.
Ce fut une scène de passion bien touchante. Le pauvre révérend se lança tout d’abord dans des généralités très vagues. Il citait force textes, et parlait de la Femme en prophète; il esquissa son rôle 44sublime; il resserra peu à peu son discours, descendit au particulier; enfin il ne se posséda plus, et chaque expression issue de ses lèvres avait trait, à ne pas s’y méprendre, à madame de Chandoyseau. Il dit son nom, son petit nom même: Herminie. Il vanta son éloquence qu’il considérait comme un don divin; en second lieu, son intelligence qui était insigne par son agilité et son amplitude; en troisième lieu
sa grâce persuasive, comparable à un parfum près duquel on ne peut point passer sans en être pénétré agréablement.
M. de Chandoyseau ne contredisait pas, et continuait par de légers murmures mais confus, le rôle d’approbateur que ses deux partenaires avaient tenu successivement.
Soudain, ces messieurs reconnurent tout près d’eux Dante-Léonard-William Lee, qui revenait encore en barque d’une de ses expéditions mystérieuses.
– Ah! dit M. de Chandoyseau, voilà notre poète!
Il prononçait ce mot «poète» en mêlant, dans l’intonation, tout l’enthousiasme artificiel qu’il empruntait par condescendance au culte de sa femme pour les arts, et la secrète opposition de sa nature d’Angevin positif, contre ce qu’il eût nommé volontiers, s’il eût osé, des balivernes.
Le révérend Lovely jugeait qu’il était superflu d’écrire, attendu que la rédaction des livres saints était arrêtée. Le terme de poète lui rappelait la lyre de David, mais hors de là, ne lui inspirait que dédain.
Dante-Léonard-William mit pied à terre, tandis que son batelier muet s’éloignait sur l’eau sombre, à grands coups d’avirons. Il était d’humeur alerte, ce soir: il prit le cigare que M. de Chandoyseau lui offrait et s’excusa d’interrompre la conversation.
– Nous parlions, dit le révérend Lovely, de madame…
– La femme, interrompit aussitôt Dante-Léonard-William, n’est qu’illusion.
M. de Chandoyseau, accoutumé aux paradoxes, eut un sourire de complaisance.
– Qu’illusion! interjeta le clergyman
, mais, monsieur, vous oubliez que la femme est mentionnée formellement dans l’Écriture…
– La femme n’est qu’illusion! poursuivit le poète anglais. J’entends la femme en tant que puissance séductrice. Car elle n’est en réalité ni aimable ni belle; elle est bornée dans son esprit, et, à plusieurs titres, disgracieuse en sa chair. Je m’abstiens d’insister sur les imperfections de son corps, qui n’ont d’égale que l’outrecuidante présomption de beauté qu’elle en tire. À force de voiler ses prétendus charmes, on l’a persuadée et on nous a persuadés qu’elle en a. Les anciens, plus familiers que nous avec l’aspect du corps féminin, lui donnaient rarement la préférence. Le christianisme, pour éviter de pareilles déviations dans les choix, a fait de la femme un «porte-parure» en la couvrant à outrance de tissus et d’ornements propres jadis à attirer l’attention du menu peuple sur les idoles. Peut-être ne fut-ce pas assez, car c’est de peur qu’on ne se détournât d’elle
qu’il incarna en elle le péché. Ruse sublime! ornement incomparable! et la plus merveilleuse trouvaille psychologique issue de la cervelle humaine! Brillante et dangereuse, la femme devenait un excitant des plus nobles facultés de l’homme: la bravoure et le goût du beau. Les verroteries nous fascinent; le péril nous exalte; et le culte moderne de la femme est fait de cette double exploitation de notre crédulité.
– Mais, monsieur, s’écria le révérend Lovely en se bouchant les oreilles, vous n’avez donc pas reçu le baptême, ni ouvert l’Écriture? Il y est dit…
– Je trouve notre poète très amusant, dit M. de Chandoyseau; je regrette seulement que ma femme ne soit pas là, car elle apprécie beaucoup la philosophie de monsieur.
– Ne le regrettez pas, fit Dompierre, car
devant madame de Chandoyseau, Lee ne saurait nous dire la forte déconvenue 45qu’il a certainement éprouvée ce soir dans quelque aventure galante…; et il va nous la dire. Entre nous, voyons! mon cher Lee…
Le poète ne les écoutait plus, et, jugeant avoir fait assez pour la politesse qu’il devait à M. de Chandoyseau en échange de son cigare, en le gratifiant de ce petit discours, il s’éloignait à longs pas, sans seulement souhaiter le bonsoir.
Son brusque passage au milieu de ces messieurs, et le retentissement de son étrange diatribe contre la femme leur laissait un malaise qui, toutefois, les avait sauvés des épanchements du clergyman.
– C’est un homme bien original, dit M. de Chandoyseau, un blasé!
– Tout au contraire, fit l’ami de l’Anglais, je ne serais pas étonné qu’il fût vierge…
– Est-ce possible? s’écria le révérend Lovely.
– Ce qui me porte à le supposer, c’est que je connais de lui des poèmes contenant, à l’égard de la femme, une passion si extraordinaire, si farouche, si éperdue, que je ne crois aucun homme ayant touché la femme, capable d’atteindre un tel délire…
– Je ne vous comprends pas bien, fit M. de Chandoyseau.
46– C’est, en second lieu, que je ne vis jamais personne ayant en vue une femme déterminée, s’élever contre elle avec une plus criante injustice, un plus amer dégoût. À qui pensait-il, il n’y a qu’un instant? Je n’en sais rien; mais je puis vous affirmer qu’il avait en vue une ou plusieurs personnes dont il distinguait mentalement, mais très nettement, tel ou tel détail réel avec lequel, grâce à l’habitude, un amant se familiarise et s’exalte aveuglément, tandis que le vierge répugne à sa seule représentation.
– L’Écriture Sainte, dit le révérend Lovely…
– Il est temps d’aller nous coucher, fit brusquement M. de Chandoyseau.

***

Gabriel remonta doucement du côté des annexes de l’hôtel, où le menu bavardage d’un jet d’eau l’attirait presque chaque soir à l’heure de ses rendez-vous avec madame Belvidera. Le bassin se trouvait garanti par l’ombre épaisse des cyprès et des chênes et par le flanc d’une petite chapelle où se célébraient, les dimanches, les offices du culte anglican. Un banc de bois ancien et fruste formait, au pied des cyprès, un hémicycle abandonné, grave et beau, triste et charmant, où aucun regard ne pouvait pénétrer, et que la brise de nuit dans les feuillages, la chute de l’eau dans la vasque et les caprices de l’ombre achevaient d’enchanter. Là, quand tout était assoupi dans l’hôtel, ils s’asseyaient, s’étreignaient, puis s’en allaient plus loin, vers une tonnelle d’été mieux close; parfois ils voulaient se figurer que le jardin était à eux et ils passaient une partie de la nuit à en parcourir les allées, à respirer les fleurs, les herbes et la terre endormie. Un vieux tronc d’olivier, dans un endroit désert, était assez grotesquement aménagé pour qu’on pût monter jusqu’au cœur de ses branches noueuses, par un escalier tournant; et l’on trouvait en haut une plate-forme, avec une table et des chaises. De là, la vue s’étendait au loin; et quand leurs nuits heureuses se prolongeaient jusqu’au petit jour, ils montaient dans le vieil olivier pour voir blanchir le lac au milieu des montagnes.
Gabriel attendit, un temps toujours trop long, dans l’hémicycle solitaire; il voulait s’efforcer de la voir arriver de loin au travers du noir feuillage et, dans l’ombre, gauchement, il appliquait le visage contre les mille épingles des basses branches, et se piquait. Il riait de son enfantillage et de sa douleur. Cependant il entendit son pas sur les feuilles sèches que l’automne déjà répandait, et presque aussitôt elle fut près de lui.
Elle était vêtue de blanc; la masse de sa chevelure et ses yeux se mêlaient à la nuit; le reste avait l’inquiétant attrait d’une vision intangible et légère; mais à dix pas, son poids, sa chair, sa réalité bien-aimée se livraient. L’amant sentait au cœur un coup violent. Puis l’odeur de la femme, qui la précédait un peu, le suffoquait de plaisir. Il faisait un pas; il se jetait sur sa bouche, laissant affluer là toute la voracité brutale du premier moment, tandis que sa main, au contraire, avec délicatesse, se laissait simplement emplir par un des seins, libre sous la batiste fine.
– Ah! lui dit-il, tu ne comprendras jamais ce que c’est que de te voir, de te voir venir! Tu ne sais pas comment tu es faite ni ce que contient ton corps qui vient à moi!…
– Je t’aime trop! disait-elle.
– C’est que cela ne peut pas durer!
– Tais-toi! tais-toi!
Sa taille se ployait sur le bras du jeune homme. Cette ampleur, cette souplesse et ce poids adoré l’enivraient. Elle lui entoura le cou de ses beaux bras élevés dont les manches lâches retombaient jusqu’à l’épaule, et l’imperceptible et soyeux duvet de sa peau de brune se laissait lustrer par ses lèvres. Il aimait ses bras à pleurer de plaisir pour les embrasser seulement du regard. S’il les baisait à partir du poignet, il croyait 47mourir avant d’avoir atteint l’épaule. Elle lui abandonnait tout à coup le double retrait odorant, puis le grondait parce qu’il ne pouvait contenir une sorte de cri animal dont le lieu si calme et si grave semblait un moment tout troublé.
– Tais-toi! tais-toi! on va venir!…
– Mais ton parfum! disait-il, attire plus qu’aucun bruit… Tu ne t’aperçois pas que tu embaumes!…
Cris et parfums étaient portés très haut dans l’air tranquille, par la noire clôture des cyprès aux pointes aiguës.
Quand il eut la force de relever la tête, il lui parla d’un projet qu’il caressait depuis
plusieurs jours, et qu’il voulait mettre à exécution dès le lendemain.
– Ne parlons pas de demain! dit-elle.
– Pourquoi?
– Je ne sais pas. Mais
, vous-même, généralement, vous n’aimez pas à parler de l’avenir.
– Mais demain ce n’est pas l’avenir; demain, c’est là, tout près, nous y touchons! Voyons, est-ce que nous ne disons pas tous les jours à «demain», 48est-ce que nous ne combinons pas nos promenades pour le lendemain? Eh bien? Qu’est-ce que cela signifie? Qu’est-ce qui vous prend? Qu’avez-vous?… Vous avez reçu… il y a… des nouvelles?
– …Non, mais non, il n’y a rien; je vous assure.
– Si! vous avez reçu une lettre ce soir; j’ai vu le portier vous la remettre.
– Oui, c’est vrai; mais je te jure, mio, qu’il n’y a rien, non, rien de menaçant, d’imminent?… Comment dire? Enfin, il n’y a rien. Je ne sais en vérité pas pourquoi je t’ai dit de ne pas parler de demain.
Il se sentit frappé subitement du plus grand malheur qui le pût atteindre; il comprenait, d’un coup, la violence de sa passion, la nécessité absolue de cette passion pour lui, le choc irrémédiable, au cas où ce lien si jeune encore, mais si vigoureux, viendrait à être brisé. Et il ne se pardonnait pas de n’avoir pas prévu que ce malheur pouvait, et devrait inévitablement, le terrasser d’un moment à l’autre. Non, il était ivre à tel point qu’il n’avait pas pensé à cela!
49 Votre mari arrive? dites, dites-moi, votre mari arrive!
Elle eut un moment d’hésitation qu’il attribua à la recherche d’un mensonge, mais qui pouvait provenir chez elle de la légère stupeur provoquée par ces mots: «Votre mari» que son amant n’avait encore jamais prononcés. Puis elle vint à lui avec toute sa tendresse accoutumée:
– Mais non! mio, puisque je t’affirme que non! puisque je t’affirme qu’il n’y a rien de nouveau, rien.
– Tu me le jures?
– Je te le jure!
Puis ses larmes jaillirent tout à coup à flots, et elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Gabriel. Il la dévorait de baisers, dans une ardeur affolée, dans une joie puérile d’être délivré du danger de la perdre, au moins demain. Elle lui dit en pleurant qu’il était cruel.
Il lui mordait la chair, les lèvres et les cheveux:
– Je t’aime! vois-tu! je t’aime!
Elle essuya ses yeux, et se penchant doucement vers lui:
– Et ce projet pour demain?… dit-elle.




IX


«Je viens, je viens, ma femme bien-aimée!» telle était la phrase qui se répétait, avec insistance et tendresse, dans la lettre du chevalier Belvidera.
Le courrier du matin arrivait un peu avant midi. Le portier de l’hôtel faisait le tour des salons et du hall; de longues Américaines interrompaient leur balancement dans la rocking-chair pour recevoir d’énormes paquets de journaux ficelés et leur correspondance; des Italiennes qui tenaient leurs bras nus appliqués sur la surface fraîche des petites tables de marbre, lisaient aussi leur courrier, en se communiquant à haute voix quelques phrases sur un ton toujours trop élevé. Quand madame Belvidera avait parcouru une lettre de son mari, si la petite Luisa n’était pas là pour lui poser mille questions au sujet de son père, elle laissait aller sa tête contre le dossier de jonc et, les paupières baissées, la bouche sérieuse, elle songeait
avec l’espoir secret que quelqu’un viendrait l’interrompre et l’empêcher de penser.
Elle se revoyait à l’âge qu’avait aujourd’hui sa fille, enlevée brusquement de Florence par la mort presque simultanée de son père et de sa mère, et emmenée à Naples par une tante.
Ce départ mettait le comble à la première peine de sa vie, car, après ses parents, l’être qu’elle aimait le mieux au monde était Andréa Belvidera, son compagnon d’enfance, quoique plus âgé qu’elle de six ou sept ans, auquel, tout en jouant, elle s’était promise pour plus tard. C’était un jeune homme sérieux et beau, que l’on comparait volontiers à Florence à ces adolescents superbes qui accompagnent les Médicis dans les fresques de Gozzoli au palais Riccardi ou à Pise. En quittant sa petite amie, il lui avait dit en lui baisant la main: «J’irai te chercher, en quelque endroit que tu te trouves
». Elle lui avait répondu simplement: «Je t’attendrai». Il était allé achever ses études à Heidelberg et à Paris; à son retour à Rome, il s’était fait attacher au cabinet d’un ministre; il avait publié plusieurs ouvrages de sociologie remarqués, et, élu député à vingt-sept ans, il était parti immédiatement pour Naples, demander la main de Luisa.
Luisa l’attendait, et ils s’étaient embrassés comme au jour de leur séparation. Leur bonheur avait été simple et vrai. Ils semblaient créés l’un pour l’autre, et ils n’avaient jamais pensé l’un qu’à l’autre. Dans la société de Naples, de Rome, de Florence, on les citait comme le ménage le plus uni et le plus parfait. Aucune ombre n’avait passé sur leur félicité. Ils s’étaient séparés pour la première fois depuis six semaines.
50Et Luisa était la maîtresse d’un étranger.
«Je viens! je viens! ma femme bien-aimée», disait la lettre.
Le chevalier Belvidera était maintenant à Florence. Il racontait avec bonne humeur à sa femme les péripéties de sa visite à ses électeurs. Puis il donnait mille détails sur la maison, le jardin, les fruits, la famille. C’était la maison où elle était née, où ils s’étaient connus, où ils avaient joué, enfants, où ils s’étaient promis pour la vie. Cette maison était située sur la pente de Fiesole, et les murs y étaient encore garnis de très anciennes peintures. Luisa revoyait par la pensée les jeunes seigneurs et les dames de couleurs passées qui l’avaient regardée grandir, impassibles, dans leur belle contenance, et qui étaient aussi pour elle des amis. M. Belvidera l’avertissait précisément qu’une de ces dames se détériorait et qu’une large croûte s’était détachée de sa chevelure blonde; un scorpion, attribut symbolique, avait quitté la main d’un jeune homme, et on en avait trouvé sur le sol les débris réduits en poussière.
Ces petites choses avaient pour elle une insinuante éloquence, et, comme personne n’était venu à son secours en interrompant sa rêverie, elle ouvrait de grands yeux égarés, et la réalité la stupéfiait. Était-ce à elle qu’il écrivait, lui, sur ce ton simple et confiant? Était-ce à elle que l’on racontait ces petits détails? Jamais ces vieux murs, ces fresques, et les plus menus objets de la maison ou du jardin ne lui avaient paru si vénérables, si sacrés.
Ah! la jolie villa! Quelle paix, le long des chaudes journées! et quelles délices, le soir venu! On entend ronfler le tram51way électrique de Fiesole; Andréa revient de la ville; elle le guette de la terrasse; elle l’aperçoit sur la plate-forme; il agite son mouchoir; sa tête aimée paraît au-dessus des murs garnis de roses; le train monte et décrit une courbe en ronflant plus fort; puis un arrêt, une grille ouverte et refermée: il est là; il lui apporte quelque surprise amoureuse et la franchise de ses baisers. On dîne, et l’on va, côte à côte, sous la loggia, voir tomber entre les sveltes pyramides des cyprès, le soleil tout au fond de la grande plaine de Florence. Et c’est la petite Luisa qui, de sa chambre, les appelle pour leur adresser des «bonsoirs» de ses deux petites mains appuyées sur sa bouche…
Ah çà! personne ne va donc l’interrompre! C’est un fait exprès: il ne passe ce matin sous le hall que des figures étrangères, des gens arrivés d’hier. Et elle pense, elle pense, la malheureuse femme!
On a beau faire; ce qui est ne cesse jamais tout à fait d’être. Elle le sent bien, sous son front, là, dans un petit endroit où il lui semble que toute sa mémoire est logée. C’est un point, une petite bille, une balle de plomb, et qui pèse. Jamais cette bille ne se déplacera.
Elle fronce les sourcils avec colère; elle secoue la tête. Tout son cerveau s’ébranle; en un seul point quelque chose reste fixe, et on dirait que tout pivote autour: la bille.
Elle ferme encore les yeux; elle pense à mille petits frissons, à la volupté du vertige. Tout d’un coup la tête vous tourne et on se jette; on pousse un cri. Mais c’est fait!
Enfin! voici quelqu’un.
C’est Ghislaine.
La jeune fille a une gracieuse toilette mauve qui s’allie avec bonheur au blond tendre de ses cheveux. Sa taille fine a la souplesse d’un jonc que l’air fait ployer. La voir marcher vous donne de la fraîcheur. Elle est quelquefois joyeuse comme une enfant; quelqu’un lui a dit un jour qu’elle était plus jeune que la petite Luisa, son amie. D’autres fois un chagrin se devine en elle, c’en est l’ombre qui court en cercle autour de ses yeux purs. Madame Belvidera se sent soulevée, attirée vers elle. Ah! Dieu! embrasser cette jeune fille et parler d’enfantillages!
Elle a fait un mouvement vers Ghislaine; elle a failli lui tendre les mains. Mais Ghislaine passe, elle est passée!…
– Ah! ma chère belle, que je suis heureuse de vous rencontrer! Venez un peu que je vous raconte!… vous ne vous imaginez pas quelle affaire!…
C’était madame de Chandoyseau qui revenait, avec les Anglaises de l’hôtel, du service protestant auquel elle assistait par galanterie envers le révérend Lovely. Le clergyman avait fait aujourd’hui une allocution d’un caractère si inattendu que tout le monde en était sens dessus dessous.




52X


Dompierre venait de prendre ses dispositions pour la réussite du projet qui était de passer avec sa maîtresse toute une soirée dans la solitude d’Isola Madre, quand cette île magnifique est débarrassée des visiteurs. Il aperçut le hall plus garni que de coutume; on semblait y causer avec animation, mais en chuchotements mystérieux. Madame Belvidera s’y trouvait et recevait les confidences de madame de Chandoyseau. Au moment où il allait entrer, elle se détacha du groupe et vint vers lui, en ouvrant son ombrelle, sous le prétexte d’aller sur la route voir arriver la diligence. Il crut qu’elle était anxieuse de savoir le résultat de ses combinaisons.
– Tout va bien, lui dit-il, et nous aurons deux barques pour cinq heures: vous irez directement à l’Isola Madre, moi à l’Isola Bella, seulement je changerai d’idée à moitié chemin et vous retrouverai sur les rochers.
Elle ne pouvait s’empêcher de rire.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ce matin? lui demanda-t-il; vous n’écoutez même pas ce que je vous dis!
– Ah! dit-elle, laissez-moi respirer et venez faire un tour sur la route. Je vous défie de deviner ce qu’il y a!… Donnez-vous votre langue au chat?… Vous avez vu tout ce remue-ménage sous le hall? Eh bien! dans le salon, dans les corridors, on chuchote avec le même entrain; par toutes les portes ouvertes j’ai entendu des rires étouffés…
– Au fait! je vous prie!
– Attendez donc! je suis venue vous avertir afin de vous éviter précisément de recevoir un choc trop violent, et afin que vous ne soyez pas étonné si vous apercevez qu’on vous lorgne un peu plus qu’à l’ordinaire, car l’histoire vous touche… presque, indirectement, mais presque…
– Je vous en supplie!…
– Voilà: non, il ne s’agit pas de vous, mais de votre ami le poète anglais.
– Il a fait quelque extravagance?
– Du tout! du tout! il n’a rien fait. Mais il paraîtrait que l’on sait de lui une… particularité très curieuse, en même temps qu’édifiante, à laquelle le révérend Lovely aurait fait allusion, ce matin, au prêche, dans la petite chapelle, là-bas, vous savez, tout en s’élevant avec véhémence contre le péché de la chair…
– Oh!
– Vous y êtes?
53– Mais c’est moi-même qui, hier au soir, ai eu l’imprudence d’émettre devant le révérend une simple supposition touchant une bizarrerie des mœurs de Lee; une supposition d’ailleurs, plutôt humoristique, une supposition d’après-dîner…, et voilà ce vieux…
– Vous savez que le révérend Lovely est tout spécialement élevé depuis quelque temps contre le péché de la chair?…
– Je le crois bien!
– Alors il a dû être fortement impressionné de cette… abstinence édifiante, chez «un homme du monde, jeune, riche, et célèbre», etc.; tels sont les termes dont il s’est servi, paraît-il, pour le qualifier. Il n’a pas résisté au désir de le donner en exemple.
– Mais enfin, il eût bien pu le faire sans le désigner si clairement!
– Peut-être ne l’a-t-il pas désigné si clairement; je n’en sais rien: vous pensez bien que je n’étais pas au prêche; mais madame de Chandoyseau y était…
– Ah! Madame de Chandoyseau! je ne m’étonne plus!…
– Elle ne pouvait pas perdre l’occasion d’entendre parler «son petit Lovely», ainsi qu’elle le nomme familièrement; elle va l’entendre tous les dimanches et lui fait, je crois, tourner la tête… Enfin, vous pensez que celle-là a compris à demi-mot et qu’elle était de taille à mettre les points sur les i, pour les personnes qui n’avaient pas compris tout à fait.
– Mais tout cela est grotesque, absurde!
– Que voulez-vous y faire?… Pourquoi vous amusez-vous à plaisanter, vous, le soir après dîner, avec des gens qui n’entendent pas la plaisanterie?
– Ce n’était pas à proprement parler une plaisanterie; c’était une opinion personnelle, formulée avec un tour paradoxal. D’ailleurs cela n’entachait nullement la réputation de Lee, et ne pouvait prendre une teinte ridicule qu’en passant par l’organe de madame de Chandoyseau. Eh bien! mais, et la belle passion de madame de Chandoyseau pour Lee, comment l’accommoder avec cet entrain à le couvrir de dérision?
– Elle ne l’aime plus, dit-elle; cette… particularité lui répugne.
– Ah! ah! ah! délicieux! Elle n’aimait que le faux-vierge; la vérité lui paraît vulgaire!
– Avec ça, c’est un vrai potin dans tout l’hôtel. Votre pauvre ami ne va pas savoir où se nicher.
– Lee! vous n’y songez pas: il n’en aura pas le soupçon!

***

L’ombre s’allongeait devant l’Hôtel des Îles-Borromées; les pensionnaires étaient nombreux autour des tables de jardin; et le jeu des cuillers contre la glace fondante et les parois des verres donnait son habituel concert argentin. Madame Belvidera s’assit et fit comprendre d’un signe à son amant qu’elle avait tout préparé pour leur fuite de cinq heures. Dante-Léonard-William, lui, s’était levé, et il s’éloignait en se dirigeant vers le lac. On le vit allumer un cigare.
La plupart des personnes présentes le regardèrent traverser la route; et elles inclinaient la tête un peu sur l’épaule avec un sentiment d’intérêt vif et de compassion. Dompierre se souvint d’avoir un jour vu madame de Chandoyseau et sa suite admirer ainsi de loin le même homme, et cela parce qu’il était différent des autres, simplement. Aujourd’hui que son étrangeté assez vague se précisait nettement on se moquait de lui.
Il n’avait, disait-on, approché aucune femme!
Gabriel demeura un assez long moment abandonné à la torpeur de l’après-midi. Comme chaque jour, quelques notes de piano tintaient, presque aussitôt évanouies sous les doigts alanguis d’une femme; nul mouvement n’ayant de durée pendant ces trop pesantes heures. Le tonneau d’arrosage, sur le gravier des allées, traînait son ondée rafraîchissante. Gabriel regardait de loin la jeune femme qui lui 54préparait une soirée d’enchantement et la vue de la nuque, ou des bras, de la gorge ou des genoux de madame Belvidera, sous la légère toile, lui faisait frémir toute la chair.
Où donc allait le pauvre Lee, à cette heure exquise et redoutable? Partait-il déjà pour une de ses promenades solitaires où, dans la compagnie de son batelier muet, il s’acharnait, jusqu’au cœur de la nuit, à tirer de la puissance de son rêve l’équivalent du simple plaisir humain qu’il semblait dédaigner si fort? Ou bien, qui sait? peut-être cherchait-il l’amour? Peut-être épuisait-il son désespoir de ne pas aimer, le long de ces belles rives peuplées de femmes venues de tous les lieux du monde? Allait-il à Baveno, à Pallanza, ou simplement le long des petites maisons des pêcheurs, en quête d’un regard capable de lui fournir le désir d’aimer?
L’heure convenue approchant, Gabriel s’en alla, en flânant, sur la route, et prit une barque, loin de l’embarcadère de l’hôtel. En faisant lentement le tour de l’Isola Madre, après plusieurs crochets sur le lac, il découvrit la barque qui portait madame Belvidera, amarrée déjà sur une petite plage naturelle, et entraîna la jeune femme hors de toute vue. Le bonheur de l’avoir là, à lui seul, dans cette île à cette heure déserte, lui communiquait une exubérance d’enfant.
Luisa était émerveillée par la richesse du paysage, par le pullulement des essences d’arbres où l’automne commençaient à répandre sur les feuillages ses beaux tons de cuivre et d’or.
– Mais, dit-elle, par où pénètre-t-on dans votre île?…
– Chut! chut!… Savez-vous bien qu’il est tard et que l’entrée ordinaire nous est interdite: on ne doit pas entendre sonner la cloche des Borromées passé cinq heures du soir!
– Alors, alors?…
– Alors!… escalade… assaut… ou la porte dérobée!…
– Enfin! le conte de fées! Et il y a du danger?
– Je le crois bien! figurez-vous neuf jardiniers, robustes gaillards, établis dans ce palais couleur d’abricot que nous apercevons de Stresa et d’Isola Bella, et armés! Ah! c’est qu’il s’agit de tenir à l’abri du vol leurs graines, leurs plantes rares et les innombrables oiseaux qui peuplent l’île!
– Et nous débarquons, ma foi, un peu comme des malfaiteurs!…
Elle s’élançait la première à l’assaut de la forteresse fleurie.
– Attention! pas par là! tenez, voyez ici ces marches naturelles qui s’enfoncent sous les branches… Bon! c’est là notre brèche. En avant!
55La petite porte était ouverte; ils n’eurent qu’à en franchir le pas en déchirant de longs fils d’araignées. Le chemin qui s’offrait à eux était d’une douce et grasse lithographie romantique. D’énormes touffes de lierre pendaient de droite et de gauche sur les murailles calcinées, de lourdes guirlandes se croisaient au-dessus des têtes. Des vignes-vierges parasites enlaçaient avec des airs de serpents paresseux le tronc des arbres, et, de la cime, avec affectation, laissaient pendre leurs languettes de pourpre fatiguées.
Point d’être humain, pas un bruit.
– Oh! oh! voilà le palais d’abricot!…
Et ce furent des exclamations à mesure 56que l’on approchait de ce grand bâtiment dont le dos, coloré de loin, intrigue comme une chair vivante au milieu du feuillage: sorte de palais mystérieusement clos au milieu de cette île réputée un Eden! Rien d’agréable et de joli comme la façade sur les jardins. L’entrée s’en dissimule sous un portique surmonté d’une loggia ouverte où les pampres, les lierres et les rosiers grimpants inondent les balustrades; et leurs lourds emmêlements, par-dessus portes et fenêtres, se laissent choir comme d’opulentes et magnifiques défroques. Qui donc a revêtu ces oripeaux cette nuit? Quel bal paré a été donné ici? Quels hôtes y sont encore endormis? Des fées! des fées! C’est un palais de conte!
Quand les amants arrivèrent là, l’île était engourdie dans la paix du crépuscule. Ils osaient à peine marcher; ils retenaient leur souffle. Les plantes exhalaient alors un tel parfum qu’on se fût cru au milieu de femmes dansant un ballet invisible.
– Venez!
Il lui caressa le bras et la mena jusqu’à une fenêtre entr’ouverte au rez-de-chaussée. Elle se haussa sur la pointe des pieds, et regarda:
– Oh! oh! dit-elle, ça, c’est trop joli, cela!
C’était une chambre ancienne, aux murs garnis de boiseries rococo, avec un lit dans l’ombre d’une alcôve et un mobilier rustique et vieillot. On y avait vue d’un côté sur le lac, de l’autre sur les jardins tropicaux de l’île. Des fleurs fraîchement coupées, étalées un peu partout dans de larges paniers, pleuraient, sur les dalles, les gouttelettes du dernier arrosage.
Elle chantonna, à mi-voix:
C’est que je voudrais vivre
– L’endroit est à vous!
Gabriel avait gagné les bonnes grâces du chef des jardiniers qui, en lui faisant visiter la maison, lui avait appris que cette pièce servait au dépôt des fleurs cueillies chaque soir, et que la belle Carlotta venait prendre, à la nuit, pour les vendre à Pallanza, à Baveno, à Stresa, dans les villas et les hôtels. Touché par la passion que le jeune homme témoignait pour les fleurs, et par sa générosité, il lui avait donné toute permission de venir contempler les paniers, à son aise, jusqu’au moment de leur enlèvement par la marchande des Borromées. C’était le plus inattendu, le plus galant rendez-vous d’amour.
Gabriel voulait entrer.
– Oh! non! fit-elle… promenons-nous au moins pendant qu’il fait jour encore!… Tout est si beau!… si beau!…
Il reprit amoureusement son bras, et, glissant la main sous la manche large et légère, il le parcourait du bout de ses doigts fins et de la paume délicate. La fraîcheur de la peau, trop exquise, lui faisait, par instants, souhaiter les lèvres; alors ils s’arrêtaient, confondus.
Ils échangeaient des paroles désordonnées… Elle lui adressait subitement une question sur une plante exotique qu’elle remarquait au passage.
– Qu’est-ce que c’est? demandait-elle.
– Qu’est-ce que cela peut bien vous faire? lui répondait-il en souriant.
– En effet!
Et elle riait, de son rire clair et magnifique, en renversant en arrière sa taille qu’il soutenait et portait avec enivrement.
Elle était toujours vêtue de ces toilettes claires qui enchantaient son amant. Et son grand chapeau de paille blanche voilé de gazes et de dentelles faisait de toute sa personne la plus étonnante de ces fleurs aux noms inconnus, qui s’étalaient sur leur passage.
– Et vous, vous, qui êtes-vous? lui dit-il.
– Qu’est-ce que cela peut bien vous faire?
– En effet! Je t’aime!
Et comme ils relevaient les yeux, une beauté nouvelle encore les éblouit. Deux trouées, l’une dessinée par le bras musculeux d’un chêne géant, l’autre déchiquetée par le feuillage des camphriers et des houx, leur découvraient et la corne 57méridionale du lac, et Pallanza, la ville blanche assise au bord des eaux, comme une jolie fille paresseuse qui attendrait qu’elles fraîchissent avant de s’y baigner les pieds. Le soleil, à ce moment, derrière les montagnes, faisait sa chute prématurée; une brise courut sur le lac, sans pénétrer jusqu’à l’intérieur de l’île; des nuages chargés d’or s’élevèrent très haut, et Pallanza, animée tout à coup, prit le ton d’une rose thé ou d’une chair de blonde. Les eaux semblaient devenir molles et épaisses comme du lait et elles en adoptaient la teinte bleuâtre. La crête des montagnes tomba soudain; elle fondait; toutes les choses se résolurent en un gris de perle universel. L’heure avait des caresses trop douces. Gabriel dit:
– Allons «chez nous»
; rentrons!
Mais elle n’avait plus la force de faire un mouvement. Ils s’assirent sur un banc. La brise enfin parvint jusqu’à eux; elle passa, comme une enfant qui court, dans l’allée. La jeune femme s’en emplit, s’en gonfla la poitrine. Lui, brusquement, lui découvrit la gorge et la baisa. Il balbutiait:
– Toute la beauté! toutes les fleurs! toute l’île enchantée!
Puis il pleura; ils pleurèrent tous deux, 58confondant admiration et amour. Enfin, ils se relevèrent pour gagner leur chambre fleurie.
C’était elle, à présent, la plus prompte. Elle courait, elle traversait les pelouses, elle sautait par-dessus les bordures. Elle s’arrêtait pour porter la main à son cœur, et sa bouche entr’ouverte aspirait et soufflait l’air enivrant.
– J’ai chaud!… disait-elle.
Les oiseaux se couchaient. Au-dessus de leur bruit d’émeute on discernait le cri étranglé des paons.
Par une majestueuse allée rectiligne descendant jusqu’au lac en de longues marches basses et velues, une dizaine de paons, importants dignitaires, remontaient. Les deux amants s’arrêtèrent pour les regarder, tant cette procession d’oiseaux hautains, en une allée monumentale, aux dernières lueurs du crépuscule, était étrange et féerique.
Cependant, dans l’ombre tombante, une forme humaine se glissait le long des hauts buis taillés. Quelqu’un évidemment cherchait à se dissimuler; ce ne pouvait être un des jardiniers.
Luisa frissonna, s’arrêta; elle avait peur.
– C’est quelque gamin qui vient prendre des oiseaux, dit Gabriel; il n’est pas dangereux pour nous, et c’est lui
qui, en nous apercevant, va avoir une venette!… Ah! tiens!… mais… c’est l’amoureux de la belle Carlotta!
– Comment! ce gars sournois, de mauvais œil, qui ne la quittait pas d’une semelle, à l’Isola Bella?
– Il aime cette fille; il est violent; c’est bien naturel…
L’homme prit immédiatement une contre-allée et disparut.
Gabriel s’élança vers un lourd voile végétal qui obstruait à demi le portique où s’ouvrait la chambre des fleurs. Il le tenait relevé d’une main, pour permettre à la jeune femme de pénétrer dans leur refuge.
Il souleva le loquet en heurtant la porte. Elle était verrouillée de l’intérieur.
– C’est un peu fort, par exemple!
– Allons-nous-en, je vous en prie! dit Luisa; il y a quelqu’un, j’ai peur!…
Elle avait déjà repassé le portique, quand il entendit que l’on remuait dans la chambre. Il demanda:
– Qui est là?
Puis il prononça le nom du chef-jardinier. On ne bougea plus et ne dit mot. En l’entendant parler à quelqu’un, madame Belvidera s’était enfuie.
Il l’alla rejoindre sous un berceau de verdure où elle s’était réfugiée, tremblante. Il la rassura; mais il était furieux… Quels importuns étaient venus s’emparer de «sa» chambre?
– C’est quelqu’un qui a eu la même idée que vous, mon ami!
Ils ne purent s’empêcher de rire.
Au travers d’un groupe de bruyères arborescentes, ils apercevaient l’entrée du portique, petite voûte obscure, dans l’ombre déjà environnante. Ils imaginaient l’agrément que les derniers reflets du ciel sur le lac devaient donner à cette chambre fleurie. Ils ne pouvaient détourner les yeux de cet endroit.
– Ne serait-ce pas les fées qui sont rentrées chez elles?
Et ils regardaient les lourdes guirlandes lascives et parfumées, débordant des fenêtres: lambrequins somptueux du lit de la Belle au Bois-Dormant. Que la maison était jolie! que l’heure était favorable aux chimères!
Comme il soupirait cependant, elle lui dit, à demi souriante:
– Après tout, peut-être votre ami le poète anglais a-t-il raison: pourquoi vouloir donner à l’amour, dont nous ne sommes seulement pas dignes de prononcer le nom, une forme charnelle qui ne saurait que l’avilir?…
Il lui baisait les bras, et elle riait. Un peu de bruit vint du côté du portique; une main souleva le rideau de verdure. Madame Belvidera émue serrait la main de Gabriel; il attendait lui-même et non sans quelque anxiété. Le rideau fut écarté: une jolie tête parut, reconnaissable malgré le faible jour: c’était la belle Carlotta.
59– Ah! fit Gabriel, coquine de Carlotta!
– Attendez donc! dit madame Belvidera, je crois qu’il y a quelqu’un avec elle…
– Parbleu, je le crois bien! et comme ce n’est pas son amoureux officiel, je comprends la mauvaise mine que faisait celui-ci tout à l’heure, en longeant les buis.
– Ah! je donnerais je ne sais quoi pour savoir qui est avec elle!
– C’est quelqu’un que je ne plains pas, et qui a du goût assurément.
– Le fait est que cette fille est d’une beauté
!… Ah! ah! ah! s’écria-t-elle, prise tout à coup d’un rire fou, si violent que Gabriel dut lui poser une main sur la bouche de peur qu’elle ne se découvrît; et elle lui indiquait un petit trou dans le feuillage:
– Regardez donc! regardez donc!… C’est… c’est votre ami Dante-Léonard-William Lee!
Il vit en effet Dante-Léonard-William Lee qui se faisait épingler à la boutonnière une magnifique fleur d’iris.
– Eh bien! dit madame Belvidera, vous avouerez que l’aventure n’est pas mauvaise: vous vous donnez la peine de préparer un joli nid, et c’est cet oiseau-là qui vient l’occuper à votre place. Un ascète!… cela ne vous fait pas rire?
– Je suis abasourdi.
– Dites donc! que pensez-vous de 60la… «particularité» qui a fait prêcher le révérend et jaser tout l’hôtel?
– Je pense que ce n’est pas celle-là qui le distingue du reste des hommes; mais je couperais volontiers la gorge à ce monstre hypocrite!
– Ne plaisantez pas avec les couteaux dans ce pays-ci!… Tenez! je pense à l’autre, à ce jaloux qui rôdait là… J’ai cru voir sa tête il n’y a qu’un instant, de l’autre côté des buis.
– Diable! me faudrait-il maintenant prévenir Lee du danger qu’il court? C’est le comble à la facétie! Voyez-vous que nous ne soyons restés à la porte de la chambre que pour veiller au salut de ce…
– Chut! voilà Lee qui descend par le petit chemin qui nous a amenés; il a sans doute une barque qui l’attend et il ne court aucun risque; mais c’est pour cette pauvre fille que j’ai peur. Vous ne connaissez pas la violence de ces petits hommes-là, chez nous. Ce Paolo est très capable de la tuer…
Ils sortirent de leur cachette et crurent devoir aller avertir Carlotta de la présence de son fiancé, derrière les buis. Elle ne fut point troublée en les reconnaissant. Ils lui signalèrent le garçon tapi là-bas avec une mine peu rassurante. Elle comprit très bien et se contenta de hausser les épaules.
– Vous n’avez donc pas peur?
Elle les regarda sans répondre. Toute sa figure exprimait la sérénité. Ses yeux splendides avaient la beauté tranquille du lac nocturne; elle avait le cou dégagé, et, une main posée tranquillement sur la hanche, elle semblait défier l’univers. Sans doute savait-elle qu’elle n’aurait qu’à regarder le malheureux garçon pour voir tomber sa colère. Sa puissance était si évidente qu’ils ne gardèrent aucune inquiétude.
Par curiosité, tout au moins, ils voulurent la voir partir. Elle posa un des paniers de fleurs sur sa tête et en prit adroitement quatre autres
qu’elle suspendit aux anses de ses bras. Ils descendirent derrière elle, dans son sillage embaumé. Sa barque était amarrée dans le voisinage, ils allèrent rejoindre les leurs.
Ils n’avaient pas fait cent pas que le bruit d’une altercation les arrêta. Gabriel s’élançait
, quand il vit très nettement la Carlotta renverser l’homme sur le rivage, sauter dans sa barque et s’éloigner à grands coups d’avirons. Le garçon se releva; il ramassa une pierre et la lança dans la direction de Carlotta. On ne vit pas tomber la pierre dans l’eau; les deux amants tremblaient que la malheureuse ne fût atteinte. Le gars ramassa une autre pierre. Mais Carlotta éleva sa voix admirable et tranquille qui éveilla un écho au mur du palais et se répandit sur le lac paisible. Elle ne précipitait déjà plus sa course; elle ramait avec son impassibilité ordinaire, et il n’y avait pas trace d’une émotion particulière dans le rythme de son chant impudique et candide.
L’homme ne lança pas la seconde pierre.
Gabriel et Luisa furent bercés tout le temps du retour par son chant ininterrompu.




XI


«Ne crois pas, mio, que je t’aie menti, quand tu m’as fait jurer, l’autre nuit, tu sais bien… Non, non, à ce moment-là, je pouvais dire encore qu’il n’y avait rien; je t’assure que je n’avais qu’une appréhension. Hélas! dès hier matin, chéri, notre sort était fixé. Mon mari m’annonçait son arrivée pour aujourd’hui, pour ce matin même, pour tout à l’heure. Quand on te remettra ce billet, il sera là. Ne m’attends donc pas à l’heure de la promenade que nous devions faire ce matin.
J’aurais pu te prévenir dès hier: mais à quoi bon? Je te dirai même que c’est parce que je sentais tout perdu, que j’ai accepté cette expédition d’Isola Madre, qui était d’une grave imprudence; mais c’était le dernier jour où je t’avais, et j’aurais fait bien pis. 61Tu ne m’en voudras pas de ne t’avoir pas prévenu, dis?
Mio, j’ai passé la nuit à me demander si j’irais te dire de vive voix ce que je t’écris. J’étais partie, ce matin, vers quatre heures; je risquais tout, mais je t’aurais vu encore, là, bien; je t’aurais surpris dans ton sommeil… Mais je n’ai pas pu; ne me demande pas pourquoi; aie pitié de moi: je ne suis qu’une malheureuse femme.
Mais je te reverrai; il faudra bien que je te revoie. Surtout, ne t’en va pas!
Voilà huit heures, j’entends le bateau siffler; je ne suis plus à moi, mio, mais à toi tout de même et toujours.

LUISA.


Gabriel ignorait tout du mari de madame Belvidera. Ils n’avaient jamais parlé de lui. Il attribuait ce silence chez elle à une délicatesse qui n’était pas pour lui déplaire; chez lui, il était le résultat d’une confiance absolue dans un bonheur qui le comblait et qui écartait, comme de lui-même, toute idée qui l’eût pu ternir.
Il fut trop anéanti, à la suite du moment où un garçon d’hôtel vint lui remettre le maudit billet, pour se livrer au travail mental par lequel, en de pareilles occasions, on veut savoir, au moyen de conjectures minutieuses, établies sur les faits les plus insignifiants, le caractère, la figure, les mœurs et jusqu’au petit nom de l’inconnu qui va se dresser soudain au beau milieu de votre route. Il retomba sur le lit d’où il s’élançait avec tant de joie pour courir à une promenade matinale, et il demeura dans une hébétude jusqu’au moment où son ami Dante-Léonard-William vint le prendre pour le lunch.
La représentation de son malheur, jointe à l’image de ce glabre misogyne, lui donna à la fois envie de rire et de pleurer. Il revoyait ce contempteur de 62l’amour en train de se faire épingler une fleur d’iris à la boutonnière, et il réentendait le rire étouffé de madame Belvidera, derrière le massif de verdure.
– J’ai trouvé quelques vers que je vous dirai, fit le poète.
Comment madame Belvidera avait-elle pu rire si franchement, hier, alors qu’elle savait, elle, leur prochaine séparation? Était-elle indifférente à la rupture de leurs amours? L’arrivée de son mari, quelle impression lui causait-elle donc?
– Voici ces vers, dit Lee, qui commença aussitôt à les réciter.
– Ah! au diable! s’écria Gabriel en frappant violemment du pied le sol de sa chambre.
Lee était si sûr de lui, il avait une confiance si admirable dans la puissance de la poésie qu’il ne crut pas un instant que son ami eût pu, par ce signe d’impatience, s’adresser à lui. Un sot se fût fâché.
Lee continua simplement à dire ses vers.
En descendant, Gabriel pensait qu’il allait voir le mari; qu’il allait voir le mari et la femme côte à côte. Le mari, cet inconnu du premier aspect de qui tout avenir semblait dépendre; la femme, sa maîtresse à lui, depuis un mois sa chair même!
Sa rage venait de ne pouvoir maîtriser son émoi. Par surcroît, il lui fallut tomber sur les Chandoyseau.
– Ah! monsieur Dompierre, que vous êtes donc heureux de vivre si près de la poésie même… C’est ce que je disais encore, il n’y a qu’un instant, à Ghislaine, en parlant de vous.
Il saluait ces dames et tournait déjà la tête. Madame de Chandoyseau le rattrapa avec un air de confidence:
– Avez-vous fait la connaissance du chevalier Belvidera?
– Le… chevalier?…
– Oui, le chevalier Belvidera. Un homme très bien. Voulez-vous que je vous présente?
– Merci, fit-il en se détournant résolument du côté de la salle à manger.
Il rencontra par hasard le visage de Ghislaine, qui était aussi bouleversé que le sien. À cause de ce sort commun, et sans savoir ce qui, chez cette jeune fille, en pouvait être la cause, il la regarda avec moins de froideur que de coutume.
– Ne trouvez-vous pas, dit Lee, que la dernière strophe alourdit un peu l’ensemble de la composition, que l’on pourrait terminer sur le…
Comme on est seul, grand Dieu! quand une douleur vous étreint!
Monsieur et madame Belvidera ne parurent pas au déjeuner. Dompierre en éprouva un soulagement d’abord, à la pensée que Luisa avait voulu lui épargner cette trop brusque rencontre, puis il trouva a cette circonstance mille motifs d’inquiétude.
L’air fut si lourd, l’après-midi, que plusieurs des pensionnaires, au lieu de gagner le hall trop lumineux, ou les jardins brûlants, se réfugièrent dans le salon aux volets fermés, où l’on goûtait dans une demi-obscurité une relative fraîcheur.
Quelques-uns s’assoupissaient dans les fauteuils, et le journal tombait de leurs mains.
On ne remuait qu’avec précaution; une jeune Anglaise ouvrait doucement la bibliothèque pour y choisir un volume dont elle avait peine à déchiffrer le titre; sur les tables, de grandes feuilles d’album glissaient entre des doigts indifférents.
Quand les yeux de Gabriel se furent faits à l’obscurité, il reconnut, sur une chaise de tapisserie placée à trois pas de lui, le chapeau de paille blanche, bordé de dentelle, de madame Belvidera. Elle était là peut-être! Et il osait à peine explorer la pièce. Presque aussitôt, il remarqua que le chapeau couvrait un chapeau d’homme, en feutre mou, dont le bord souple, de couleur beige, dépassait de trois doigts la dentelle. C’était le chapeau du chevalier Belvidera!
Il était naturel que ces deux chapeaux fussent unis là intimement, familièrement, sur une chaise où on les avait déposés en montant déjeuner, peut-être piqués l’un à l’autre de la même épingle! Les époux n’étaient pas là; certainement 63ils arriveraient ensemble; il les verrait en même temps apparaître dans le clair entre-bâillement de la porte; ils approcheraient, ne distingueraient personne dans la pénombre; et c’est lui qui devrait saluer la jeune femme, se faire reconnaître, se faire présenter au mari! Il décida qu’il ne quitterait pas sa place que l’on ne fût venu prendre les deux chapeaux.
Selon ses prévisions, le premier aspect de l’homme devait signifier clairement s’il était oui ou non aimé de sa femme.
Puisqu’elle avait accepté un amant, il était assez probable qu’elle n’avait pas de grande passion pour son mari! Mais pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de lui? Pourquoi n’avait-elle pas obéi au mouvement si ordinaire qui porte la femme infidèle à flétrir, et si souvent avec un injustice cruelle, entre les bras de son amant, l’image importune de celui qu’elle trahit? Il tournait et retournait le sens des paroles qu’elle avait prononcées en mille circonstances; il ne trouvait pas d’autre allusion vraisemblable au mari, que celle qu’elle avait eue, un matin, sur la terrasse d’Isola Bella, pendant une minute de songerie: «C’est la première fois, lui avait-elle dit, que la vue d’un beau paysage ne m’est pas gâtée par quelqu’un». Était-ce en vertu d’une logique bien rigoureuse qu’il pouvait soupçonner le chevalier Belvidera d’être celui qui gâtait la vue des beaux paysages? Et quand c’eût été lui! Était-ce par le fait de sa seule présence? alors, certes, il pouvait être détesté. Était-ce par un défaut de sensibilité, par un mot malheureux? une femme a tôt fait d’oublier ces peccadilles!
Aurait-elle pu accueillir un amant sans cesser d’aimer son mari? Telle était la question qu’il se posait, quand une voix connue, venant de l’autre extrémité du salon, lui fit relever les paupières, et il aperçut, dans la pénombre de moins en moins épaisse, madame de Chandoyseau assise, en une pose langoureuse, non loin du révérend Lovely. Ghislaine était au piano, dont elle caressait le clavier sans appuyer les doigts, en parcourant des yeux des partitions de musique.
Ses éternels témoins! La Chandoyseau et Ghislaine seraient encore là quand madame Belvidera et son mari viendraient prendre leurs chapeaux sur la chaise de tapisserie; elles le verraient se lever à l’approche de la jeune femme; elles entendraient les phrases de politesse banale qu’il échangerait avec l’homme qui lui broyait le cœur; elles
mesuraient l’ébranlement de sa voix. L’une assisterait à l’entrevue avec sa malignité de pie borgne; l’autre, avec son irritante complaisance!
Il voulut se lever, éviter à tout prix ces deux femmes. La vue des chapeaux superposés sur la chaise de tapisserie le fascina de nouveau, et il demeura sur place. «Ils vont venir là! ils vont venir là!» Ailleurs ne les manquerait-il pas? S’il remettait à ce soir, à demain, la 64rencontre, peut-être n’aurait-il plus le courage de les supporter côte à côte; peut-être aurait-il fui! Il fallait les attendre là, en face de leurs deux chapeaux posés familièrement, presque amoureusement, l’un sur l’autre.
Le révérend Lovely était aussi fiévreux que Dompierre. Celui-ci entendait sa voix sourde, son accent ridicule, que des hésitations, peut-être des réticences, entrecoupaient fréquemment. Ses gestes étaient désordonnés. Le «Malin», sous les apparences de la damnable Herminie, le faisait cruellement souffrir. Il s’agitait sur son siège, avec le malaise d’un débutant dans l’exercice de la galanterie; et il s’efforçait de couvrir son embarras par une volubilité que brisait malheureusement sa double inexpérience de la langue française et de la langue amoureuse. Madame de Chandoyseau, tantôt alanguie, improvisait une atmosphère troublante en agitant son éventail, levant son menton et offrant son cou et sa gorge à l’air agité; tantôt penchée d’un brusque élan du côté du pauvre pasteur, l’accablait de sa perfide séduction.
Mistress Lovely somnolait sur un magazine anglais, à quelque distance de son mari. Sa tête à cheveux gris, d’une insigne laideur, avait à intervalles réguliers une défaillance en avant qui faisait glisser ses lunettes à l’extrémité de son nez, et la réveillait à demi. Elle relevait la taille, rajustait ses lunettes, et redressait la revue dont elle semblait reprendre
assidument la lecture. Mais l’édifice s’affaissait presque aussitôt et le sommeil impitoyable semblait jouer comme un enfant cruel avec cette tête disgracieuse.
Le salon s’était à peu près dépeuplé. Le révérend était à bout de paroles; madame de Chandoyseau flattait l’air mollement de son éventail quasi
ferme. Dans le silence, on entendit une grosse mouche se lever et faire une demi-douzaine de zigzags en bourdonnant.
Non pas par la porte que tout le monde prenait communément pour entrer au salon et en sortir, mais par une porte donnant dans la salle à manger et située juste derrière Gabriel Dompierre, madame Belvidera entra. Elle eut la surprise de trouver le jeune homme sur ses pas, poussa un petit «ah!» et dit aussitôt avec simplicité:
– Qu’il fait sombre chez vous!
Son mari la suivait; elle se
retourne vers lui et dit:
– Monsieur Dompierre, mon mari.
À cause de l’obscurité de la pièce, M. Belvidera 65ne devait apercevoir qu’imparfaitement Gabriel, mais celui-ci distinguait tous les traits du nouveau venu. Il reçut d’un seul coup l’impression que cet homme devait lui produire dans la suite. M. Belvidera avait un de ces caractères nets et délimités qu’il est inutile de se reprendre à deux fois pour connaître. Il avait une nature loyale et droite, un regard clair, tranchant, pur.
Il était de taille assez haute pour un Italien; il portait une moustache forte et noire, ses cheveux grisonnaient à peine. Il était vêtu sans recherche, mais avec une certaine élégance naturelle.
C’était le caractère le plus propre à inspirer une prompte sympathie.
Sur un point, au moins, Gabriel était désormais rassuré: M. Belvidera ne pouvait pas soupçonner sa femme.
Quelqu’un ouvrit les volets d’une des portes-fenêtres. Le jour éclatant entra: les verdures, les fleurs, l’admirable décor qui avait servi de cadre à l’amour de Gabriel et de Luisa.
Luisa et Gabriel causaient, en ce moment, avec le chevalier Belvidera. Ils étaient condamnés à lui décrire les charmes de ce pays de rêve.
Isola Bella: les terrasses superposées, les oranges qui roulent sur le sol, les grottes, les colombes…
– Et là? faisait le chevalier.
– Là, Isola Madre. Oh! un paradis terrestre!…
On se soulagea en parlant de la belle Carlotta.
Pendant que l’on causait, madame Belvidera était demeurée debout contre la table du milieu, une de ses mains froissant la couverture d’une publication quelconque. Elle était vêtue d’une blouse de percale blanche avec un col d’homme et une cravate mauve; ses bras transparaissaient sous le tissu léger. Gabriel voyait s’agiter la pointe de son petit soulier de cuir jaune, et il était assez près d’elle pour respirer l’odeur que tout son corps répandait. Il fut «envahi» comme au premier jour où il avait aperçu cette femme.
Il ne songeait plus à partir.




XII


La présence de M. Belvidera fut l’occasion d’une animation extraordinaire. Absorbé durant l’année par les affaires politiques, par ses travaux de sociologie et par ses œuvres humanitaires, le député florentin, qui était en même temps ami de la bonne compagnie et des plaisirs, n’entendait pas rester inoccupé pendant les quelques semaines de loisir qu’il s’octroyait exceptionnellement.
C’était le matin, sur le pont du bateau à vapeur de Luino. M. Belvidera avait décidé tout le groupe de ses connaissances à faire une excursion au lac de Côme. On devait prendre le chemin de fer à Luino et après une halte à Lugano, au bord du petit lac intermédiaire qui sert de transition entre les deux grandes plaines d’eau enchanteresses du lac Majeur et du lac de Côme, on passerait quelques jours à Bellagio. Le temps était radieux; dès huit heures du matin, on s’abritait sous la grande toiture de toile, et les jeunes femmes amoureuses de l’eau, ouvraient en se penchant leurs ombrelles multicolores.
Madame de Chandoyseau, enflammée instantanément pour le nouveau venu, confessait à madame Belvidera elle-même la passion qu’elle avait conçue pour son mari.
Mrs. Lovely favorisait en sourdine cette dernière lubie de la Parisienne, dans l’espoir de l’éloigner du révérend Lovely. Celui-ci, tenu un peu en laisse par sa femme, s’efforçait de puiser une consolation dans la conversation de M. de Chandoyseau, dont il y avait toujours chance qu’Herminie fît les frais. Ghislaine était liée d’un attrait vraiment charmant avec la petite Luisa Belvidera; elles se quittaient rarement l’une l’autre, et l’on ne pouvait s’empêcher d’admirer cette enfant brune et cette jeune fille aux cheveux d’or, assises côte à côte sur des pliants, ne faisant pas de bruit, et qui semblaient mettre en commun, sans se le dire, une sorte de mélancolie aux motifs secrets et délicats. Madame Belvidera, dont la grâce 66triomphante attirait les regards des hommes et des femmes, laissait par moments éclater son rire de déesse aux confidences folles de madame de Chandoyseau. Toujours, invariablement, quand Gabriel la regardait et qu’il apercevait sa taille, sa nuque, sa gorge, ses bras, ou sa figure animée par quelqu’un de ces mouvements familiers dont la particularité est d’un effet si puissant sur le sens de l’amour, ses jambes ployaient; c’était comme une de ces lames sourdes, venues 67des profondeurs de la mer et dont la force, perpétuée jusque sur le rivage, vous jette un homme à bas.
Cependant, l’attention de tous était attirée par la présence, à bord, de la Carlotta, qui était montée à la station d’Isola Bella. On s’était écrié; on avait battu des mains en l’apercevant sur l’embarcadère, et quoiqu’elle fût presque méconnaissable grâce à une toilette d’un luxe extravagant. L’admiration fut au comble lorsqu’on la vit s’installer délibérément non pas à l’avant, mais au meilleur endroit des premières, où elle s’assit et se croisa les bras, en répondant gentiment, d’un sourire aisé, aux bonjours et aux marques d’approbation des voyageurs. C’est alors qu’on remarqua qu’elle avait la tête garnie d’une résille de fort belle dentelle, au cou une chaîne d’or et un fort beau bijou, et, dans l’ombre épaisse de ses cheveux, une rose rouge.
Sa grande beauté, avivée par l’insolence de sa tenue, était si remarquable, que nombre d’étrangers qui ne la connaissaient pas se levèrent et s’approchèrent avec des mines béates.
– Ah çà! ma belle, s’écria madame de Chandoyseau, tu as donc fait un héritage?
Carlotta, qui n’entendait pas le français, ne répondit mot. Quelqu’un lui ayant traduit l’étonnement de madame de Chandoyseau, elle se contenta de hausser l’épaule, avec la même indifférence dédaigneuse qu’elle avait eue lorsque madame Belvidera et Dompierre l’avaient avertie des airs menaçants de son amoureux jaloux.
– Et où vas-tu comme cela? lui demanda-t-on.
– À l’aventure! dit-elle.
– Monsieur le statisticien, dit en souriant le chevalier Belvidera, gagne-t-on donc beaucoup d’argent dans le commerce des fleurs? Expliquez-moi ce qu’à Paris, par-exemple, une honnête fille…
– Heu! heu!… fit Dompierre, mon Dieu, cela dépend, comme dit Carlotta elle-même…

Et il entama avec le plus grand sérieux, à cause de la présence de Lee qui devait s’y entendre mieux que lui dans l’occasion présente, une courte conférence sur le commerce des fleurs.
Il ne donnait à ses paroles que tout juste l’attention nécessaire à ne pas induire en erreur l’homme d’État, car madame Belvidera, qui était la seule personne avec lui, sans doute, à connaître la source des revenus de Carlotta, l’écoutait de loin en le regardant avec ces yeux étranges et terribles de la femme qui se réjouit d’un secret. Il parlait de la culture des lilas autour de Paris et de la prodigieuse consommation des roses; et il se sentait très intimement effrayé du sombre plaisir que prenaient sa maîtresse à savoir avec lui une chose que tous ignoraient. Il sentait que, pour une maladresse ou une simple imprudence commise en son présent discours, et touchant l’idylle de Lee et de Carlotta, il perdait dans l’esprit de 68Luisa le bénéfice même du souvenir de la journée amoureuse à l’Isola Madre, car toute l’attention de la jeune femme était portée sur la petite volupté qu’elle éprouvait à conserver son intégrité à ce mystère.
«Qui sait, pensait-il à part lui, si ce qu’elle garde de plus cher de nos six semaines d’amour, n’est pas l’orgueil qu’elle se fait d’avoir un secret
. N’est ce pas là la maigre consolation de bien des femmes, après qu’elles ont commis contre leur maître un acte de révolte?»
Lee fumait tranquillement, regardant fuir les rives mêmes de l’île où il vivait chaque jour l’aventure étonnante. Au loin, sur la droite, avant d’aborder Pallanza, il avait regardé d’un œil sec la grille de la grande allée aux marches douces, enfoncées sous les arbres, à l’extrémité de laquelle était le palais contenant la chambre des fleurs! Et la Carlotta, qui risquait sa vie, chaque soir, à lui épingler des iris à la boutonnière, était là, à trois pas de lui, à son ordre évidemment, pour qu’il ne fût pas une soirée privé d’elle; et il lui semblait aussi étranger que le premier venu. Trouvait-il, dans la beauté de cette fille, l’occasion des rêves infinis de poésie que réclamait son esprit exalté? Produisait-elle, par la perfection de son corps et la simplicité de son âme, sur le cerveau du poète, un effet analogue à celui dont il avait été témoin sur la petite place d’Isola Bella, lorsque Carlotta vêtue de loques inspirait au crayon de l’Anglais ces gracieuses arabesques idéales qu’il avouait ne pouvoir point composer sans le secours d’un être réel?
Dompierre avait tenté loyalement, tout d’abord, d’éviter M. Belvidera. Ensuite, il avait mis sa main dans la sienne avec un plaisir d’une saveur inconnue de lui jusqu’alors. Il en rougissait. En réalité, il goûtait en cet homme une des plus nobles natures qu’il eût rencontrées, et il avait simultanément conscience de la trahir. Il la déchirait, la déchiquetait; il mordait à dents de loup dans cette beauté, dans cette franchise, dans cette vertu, et il secouait la tête en dépeçant les lambeaux sanglants avec voracité. «Je t’estime, était-il tenté de lui dire, en lui tendant la main; tu es l’ami que j’aurais cherché toujours. Appuie-toi, confie-toi; je m’appuierai, je me confierai moi-même; ah! comme j’en ai besoin! comme il me manquait un ami!… Ah! ah! sais-tu ce que j’aurai à confier à ton amitié? Ceci, écoute bien: cette femme vers qui vont tous les yeux comme vers la lumière, cet être admirable, le seul sans doute qui t’ait fait tressaillir, – car tu es de ces hommes qui ne connaissent qu’une femme, – celle qui a été ta fiancée, qui t’a donné toutes les pures délices avant de te fournir les voluptés de l’amour, ta femme, la mère de ton enfant, eh bien! voilà six semaines que je la tiens dans mes bras chaque nuit, qu’elle m’enivre de ses regards et de ses mots d’amour en face de tous les gens que tu vois là; oui, oui, tous le savent, jusqu’à cette jeune fille blonde qui sourit à ta fillette, mais oui! celle-là même nous a vus les bouches unies! Bien mieux! ta fille, ta fille qui n’a pas dix ans, dans la pénétration étonnante de son instinct, soupçonne sa mère de détourner d’elle et de toi son amour, et tu peux lui en voir sa jolie petite figure tout attristée, regarde!… Ah! comme je suis heureux d’avoir trouvé un ami!…»
L’Italien le cherchait, l’appelait à toute minute; à la moindre occasion, il avait besoin de lui. Gabriel lui-même n’éprouvait le désir de causer qu’avec lui, dès que les idées générales de Lee commençaient à le fatiguer. Et la secrète douleur que lui causait son approche, à cause de l’inévitable retour sur soi-même, lui devenait un excitant puissant qui participait de sa passion contrariée, de sa rage contrainte, de toute la fièvre qui le dévorait. Il se vautrait à corps perdu dans cette amitié, et, à mesure qu’elle s’affermissait, s’avivait de part et d’autre, il y puisait une sorte de cynisme, un goût violent d’en jouir et d’en abuser. Il était guéri de l’espèce de paralysie que lui avait valu le premier contact avec le mari de sa maîtresse, de cette singulière 69prostration respectueuse en face de la dignité d’un homme. Trois jours de privation de Luisa avaient suffi à lui bouleverser la raison, à lui exaspérer les nerfs et à faire triompher en lui toute la tourbe d’instincts cruels que contient l’amour. Son désir ardent d’avoir Luisa s’augmentait de l’envie frénétique d’arracher Luisa à son mari. Il s’était juré que la nuit ne se passerait pas qu’il n’eût accompli son dessein.
Après le déjeuner de Lugano, au bord du petit lac encaissé dans les montagnes, le hasard de la promenade sous les arcades ombreuses de la ville l’ayant placé un moment seul à côté de madame 70Belvidera, elle lui dit, à l’étourdie, ainsi qu’on fait pour rompre le silence:
– Eh bien! il paraît que l’on passe la nuit à Lugano?…
– Et que je la passe avec vous?… lui glissa-t-il effrontément, à voix basse.
Elle le regarda avec des yeux si étonnés qu’il fut sur le point de lui faire observer qu’après tout sa proposition n’avait rien d’extraordinaire.
– Vous êtes fou! dit-elle.
– Il y a de quoi!

– Vous savez bien que ce que vous me demandez est impossible.
– Je ne vous ai jamais demandé que l’impossible, et vous l’avez fait.
– Taisez-vous! taisez-vous! dit-elle.
– Pourquoi me taire? voici un des rares moments où nous sommes seuls. Je veux vous parler. Vous savez bien que je suis à la torture, que tout ce qui se passe m’est un supplice perpétuel, que j’ai une faim atroce de vous, Luisa, ma chérie, ma bien-aimée!…
– Chut! je vous en prie, on vient!…
– Non! non! je ne me tairai pas; entendez-vous? Je vous aime; je vous veux; je vous veux!
– Mais taisez-vous donc! mon mari est sur nos talons!
– Ce soir, entendez-vous? une heure avant le dîner; je vous attendrai dans ma chambre, au bout du corridor,
27.
Il lui dit ceci, très tranquillement, très à l’aise, en se penchant vers son visage, presque à la barbe de son mari qu’il sentait derrière eux, les touchant presque; puis il retourna la tête en arrière du côté de M. Belvidera, et ajouta tout haut, en souriant:
– Courons! courons! Voici votre mari!…
M. Belvidera sourit simplement en se glissant entre eux.
Gabriel éprouvait une sorte de joie amère et nauséabonde; et il se demandait comment l’amour qu’on s’accoutume à tenir pour si beau, peut si promptement vous faire toucher l’indélicatesse, la fourberie, l’abjection.
Et le soir, dans sa chambre, en prêtant l’oreille aux pas du corridor, à l’heure du rendez-vous, il se demandait si Luisa n’allait pas le mépriser jusqu’au dégoût. «Elle ne viendra pas, se disait-il. Je suis perdu!»
On ouvrit la porte sans frapper. C’était elle.
Elle se jeta dans ses bras.
Déjà, instantanément, il oubliait tout, sous le coup de cette présence soudaine, de ce baiser, de ce corps appliqué à lui comme ces feuilles qu’un vent d’automne plaque contre le tronc des arbres.
– Oh! oh! tantôt, tantôt!… dit-elle.
Elle se pendit à son cou, confuse pour lui et pour elle-même:
– Oh! oh! tu m’aimes donc tant! tu m’aimes donc tant!…
Il lui dit avec franchise:
– Je tuerais qui tu voudrais, pour 71seulement t’avoir là, l’espace d’un quart d’heure.
– C’est bien vrai?
– C’est vrai.
– C’est abominable!
Et elle rit.
Elle était vêtue d’un peignoir blanc, léger. Elle se relevait de la sieste; sa figure était reposée, ses beaux yeux noirs, ordinairement emplis de langueur, avaient une pointe inaccoutumée. Ses caresses furent si ardentes qu’il dut lui-même lui rappeler que l’heure s’écoulait, qu’on allait la chercher, s’inquiéter.
– Ah! dit-elle, vois-tu, c’est que je sens que tu m’aimes…
Dans l’entre-bâillement de la porte, elle ne cessait pas de le couvrir de baisers; il dut la pousser pour qu’elle s’éloignât pendant que le corridor était désert.
Quant à lui, il était ivre; il marchait de long en large par la chambre, de la porte d’entrée qu’elle avait touchée de sa main et effleurée de ses cheveux, à la fenêtre donnant sur le lac assombri prématurément par la prompte chute du soleil. «Je l’ai eue! je l’ai eue!» s’écriait-il. C’était comme s’il venait de l’obtenir pour la première fois, tant il avait cru puissante l’influence du retour de son mari. Elle était venue, à sa première supplication; elle l’aimait donc; elle continuerait de l’aimer. Elle l’aimait puisqu’elle avait été touchée favorablement de sa bassesse même!
Il s’habilla, tout entier à une folle joie, et alla prendre Lee avant de descendre.
– Non! dit Lee, je ne dînerai pas, je vais dehors.
Gabriel comprit qu’il voulait retrouver Carlotta dans quelque autre hôtel. Toutes les fois que Lee allait voir Carlotta, il était rasé de frais, il portait une fleur, il avait une cravate nouvelle. Cependant, ce soir, le poète prit tout à coup son masque désespéré; tout son visage s’affaissa, fondit; il touchait toutes sortes d’objets étalés sur la table et la cheminée, et dont il n’avait que faire. Il lança, après quelques minutes de silence, un «Vous êtes heureux!» où l’on sentait un homme jaloux.
– Sortons, dit-il, voulez-vous?
Il ouvrit la porte et fit passer son ami le premier. Mais celui-ci s’arrêta aussitôt, en faisant signe qu’il ne pouvait pas avancer.
– Attendez un instant, je vous
en prie!
Le jeune homme venait d’entrevoir, dans l’ombre du corridor, madame de Chandoyseau poursuivie par le révérend Lovely. Le bonhomme lui marchait sur les talons, et elle n’avait pas trop de ses deux mains pour lui défendre de lui prendre la taille. Et le pasteur disait:
– Herminie! Herminie!
Comme ils arrivaient dans la partie plus éclairée de la cage de l’escalier, Dompierre vit qu’il lui baisait la nuque.
Herminie gifla le vieillard d’un coup d’éventail:
– Vieux matou! dit-elle.
Lee, penché sur l’épaule de son ami, avait assisté à la scène.
– C’est grotesque! fit Gabriel.
– Peuh! dit Lee; il n’y a de ridicule que ce qui échoue; ce vieillard réussira.

***

– Ah! fit M. de Chandoyseau quand Gabriel entra dans le petit salon communiquant avec la salle à manger, voilà monsieur Dompierre. Herminie, nous allons nous mettre à table, puisque tout le monde nous délaisse…
– Comment? tout le monde nous délaisse?
– Dame! fit amèrement madame de Chandoyseau, vous voyez que notre nombre est assez réduit, et voilà plus d’un quart d’heure que l’on a donné le dernier coup de gong. Je ne parle pas de monsieur et de madame Belvidera, qui, une fois dans leur chambre… n’en sortent qu’à la dernière extrémité; mais je viens d’apercevoir monsieur Lee s’en aller tranquillement dans la rue, vous-même n’avez pas l’air pressé de nous tenir tête…
Mrs. Lovely, ajouta-t-elle, en souriant avec malice, tient sans doute son mari en pénitence; enfin…
72– Mais mademoiselle Ghislaine?
– Ghislaine? Ah! c’est une petite sotte: elle boude!
– Oh! qu’elle doit être gentille!
– Oui! oui! gentille, ma foi; elle a les yeux rouges, les joues gonflées; gentille, en effet!
– Elle a pleuré?
Madame de Chandoyseau feignit d’hésiter un moment, puis, prenant le bras du jeune homme pour l’entraîner à la salle à manger, elle lui glissa tout bas en manière de confidence:
– Ne vient-elle pas de nous refuser 73coup sur coup deux partis magnifiques?
– Mademoiselle votre sœur est bien jeune…
– Elle a dix-sept ans sonnés!…
– Il faut aussi tenir compte des goûts. L’âge de mademoiselle Ghislaine est celui des caprices…
– Des caprices!… Ghislaine!… Elle n’a de goût à rien; le monde lui déplaît; elle nous a déclaré qu’elle voulait vivre avec son frère, le peintre, qui est garçon; elle tiendra sa maison. Je vous demande si c’est une situation pour une jeune fille?… Et sachez, monsieur, que l’un des jeunes gens qui l’ont demandée est tout simplement le fils de…
Madame de Chandoyseau, qui tenait absolument à informer Dompierre de l’excellence des partis refusés par sa petite sœur, fut interrompue par celle-ci qui vint se mettre à table à côté d’eux. Elle avait fait de son mieux pour effacer les traces de son chagrin. Mais les larmes répandues avivaient la pureté du bleu de ses yeux, et une sorte d’animation douloureuse des traits et de la chair recomposait pour Gabriel la figure de jeune fille qui lui était apparue pour la première fois sous le lierre d’Isola Bella. L’énigme qui à ce propos l’intriguait, qui l’avait éloigné de la jeune fille souvent, parfois aussi le nouait à ce visage simple et charmant, témoin peut-être de son baiser dans la grotte. Ghislaine aussi le regardait avec une si franche sympathie, qu’il était tenté de se rapprocher d’elle quand il se sentait malheureux. Mais le retard de monsieur et de madame Belvidera l’irritait à tel point qu’il fut ce soir fort mal gracieux. La jeune fille étouffait encore à grand’peine des restes de sanglots. Tout à coup elle porta la serviette à ses yeux et dut sortir.
74– Cela passera, dit M. de Chandoyseau.
Dompierre sourit avec un air d’acquiescement.
Ils se levaient de table quand on aperçut monsieur et madame Belvidera.
– Tiens! dit madame de Chandoyseau, voilà notre ménage modèle! ils se sont encore embrassés à chaque marche de l’escalier!…




XIII


– Ma chère amie, disait madame de Chandoyseau à madame Belvidera, c’est tout simplement un scandale! Cette fille nous suit partout, avec sa toilette et son arrogance. Où descend-elle? Nul ne le sait; mais elle apparaît invariablement dès que nous prenons le chemin de fer ou le bateau, pour venir s’asseoir en face de nous à la meilleure place. Ce qui m’étonne, c’est de ne pas la rencontrer à notre table!
– Oh! fit madame Belvidera en riant.
– Cela arrivera, du train dont vont les choses! On dira ce qu’on voudra, moi je trouve cette péronnelle assez vulgaire, voyons?… entre nous, la marchande de fleurs!…
– Je ne dis pas… Mais…
– Et avec cela, quel est, s’il vous plaît, le pacha qui la défraie dans un déplacement qui a avec le nôtre de singulières coïncidences? Moi, vous comprenez bien, je suis aussi sûre de mon mari que vous l’êtes du vôtre, ma chère amie; et de tout cela je me moque. Mais nos jeunes filles peuvent imaginer… Enfin, il y a quelque chose d’agaçant…
– À ignorer qui est le pacha?
– À se sentir désarmé devant ce désordre! Toute la ville en est agitée! Vous n’êtes pas sortie hier soir? Bellagio n’était occupé que de la Carlotta. Dans la rue, depuis l’hôtel d’Angleterre jusqu’au bout du quai, il n’était question que de la marchande de fleurs des îles Borromées ayant fait soudain fortune et la dissipant dans les boutiques de soieries, d’horlogerie, de bibelots en bois; ma chère, jusque dans les magasins d’antiquités! Je n’invente pas; j’ai vu de mes yeux la demoiselle tripoter des verreries de Venise, des porcelaines tendres, et de vieilles chasubles! On s’écrasait devant la vitrine. Ce serait à mourir de rire si ce n’était pitoyable!
– Que vous êtes sévère!
– Ma bonne amie, songez que tout le monde a vu cette fille en haillons à l’Isola Bella, il y a six semaines, et que la voilà qui fait tapage aujourd’hui au milieu de nous, où l’on soupçonne à bon droit que se trouve le séducteur… N’a-t-on pas déjà prononcé son nom?…
– On a prononcé son nom?
– Je ne l’ai pas entendu. Mais enfin, comptons nos hommes: nous en avons trois mariés…
– Deux!
– Comment deux! Monsieur Belvidera, monsieur de Chandoyseau et le révérend Lovely…
– Le révérend?… Mais il ne compte pas, voyons!
– Admettons! Restent deux garçons, dont l’un a l’air vraiment aussi inoffensif qu’il l’est en réalité, dit-on. Ce n’est donc pas l’Anglais que l’on soupçonne…
– Mais bien monsieur Dompierre! se hâta d’achever Luisa pour éviter à madame de Chandoyseau le plaisir de l’embarrasser en lui jetant ce nom à la figure.
Elle ajouta:
– Monsieur Dompierre? Eh bien, nous lui ferons payer cela!…
Et elle éclata de rire.
– Vous m’excusez, chère madame, ajouta-t-elle, voici monsieur Dompierre avec mon mari qui vient me prendre pour une petite promenade que nous avons comploté de faire à nous deux. Je vous laisse avec… l’accusé. J’espère que vous saurez tirer de lui des éclaircissements sur le sujet qui vous intéresse et que cet entretien sera avantageux au rétablissement des bonnes mœurs…
– Monsieur Dompierre! dit-elle en prenant le bras de son mari, je vous abandonne avec madame de Chandoyseau, qui a des 75choses à vous dire… Adieu! adieu! fit-elle
, avec un gracieux signe de la main.
Il était facile de voir que les deux femmes s’étaient piquées. Dompierre pensa immédiatement qu’il y avait dû avoir de la part de madame de Chandoyseau une attaque assez vive. Ses petits yeux d’acier brillaient ainsi qu’en maintes occasions dont il avait été témoin précédemment. Peut-être venait-elle d’allumer la guerre?
– C’est une plaisanterie, dit madame de Chandoyseau.
– Quoi? on me met l’eau à la bouche!…
– Allons! vous êtes gentil. Je ne devrais rien vous dire, mais je vous parlerai en amie. Ah çà! dites-moi: vous êtes donc en froid avec madame Belvidera?
– Je ne vous comprends pas, fit-il.
– Si vous n’êtes pas en froid, pourquoi a-t-elle pris tant de soin de vous laisser en ma compagnie?
– Je vous comprends un peu moins!
– Ah! vous n’êtes pas fin, aujourd’hui! J’espérais me faire entendre à demi-mot; remarquez que c’est vous qui me poussez dans mes retranchements!… Vous ne m’en voudrez pas de jouer le rôle d’interprète dans une occasion où je ne devrais vous donner qu’un petit coup de coude amical, comme cela: pan, pan!… tout doucement; ce qui veut dire: «Voyez donc, voyez donc!»
– Mais quoi? quoi?
– Mais que madame Belvidera me priait de vous garder, – ce que je fais depuis cinq minutes, – parce que, sans doute, elle ne voulait pas de vous dans sa promenade…
– Quelle promenade?
– Comment! vous n’êtes pas averti?… Et vous venez de causer une heure avec monsieur Belvidera!… Eh bien! c’est que le mari a jugé à propos d’être à votre égard aussi discret que la femme. Par exemple, je coupe là ma confidence, moi: vous avez l’air de l’apprécier si peu! Je ne vous en dirai pas plus. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je crois que j’ai rempli mon rôle et je ne vous retiens pas. Vous pouvez vous retourner et aller vous promener à présent. Adieu! adieu! fit-elle, en imitant, avec une malignité visible, le geste qu’avait eu madame Belvidera en la quittant.
Il se retourna ainsi qu’elle l’y avait invité et aperçut à quelque cent mètres monsieur et madame Belvidera s’éloignant en barque, dans la direction de Cadenabbia, sur l’autre rive.
– Adieu! adieu! répétait derrière lui madame de Chandoyseau.
Fallait-il que le sort l’eût fait tomber si bas que sa compagnie devînt une gêne pour sa maîtresse, et que celle-ci employât la Chandoyseau à le retenir lorsqu’elle organisait une partie avec son nouvel amant, son mari!
76Cependant les yeux de Gabriel étaient fixés sur la barque qui se rapetissait en approchant de Cadenabbia. «Ils sont partis tous les deux, madame de Chandoyseau était prévenue, et à moi on n’a rien dit. Il y a bien là une intention… Voyons! que diable! je raisonne; je ne suis pas halluciné: ils voulaient être seuls dans cette barque qui s’en va là-bas! Ils voulaient être seuls sur la rive délicieuse de Cadenabbia: ils s’y assoiront sous les grands platanes, au bord de l’eau, dans des chaises d’osier frais. Et là, ils se souriront, les yeux dans les yeux: «Quel plaisir de ne connaître personne ici! – Dînons-nous? – Pourquoi pas? – Et la petite Luisa que tu n’as pas amenée? – Elle dînera avec Ghislaine…» En effet, la petite Luisa est tranquille et reprend sa gaieté depuis le retour de son papa; il faut l’entendre répondre à qui s’informe près d’elle de sa mère: «Maman est avec papa!»
Mais, à ne plus les apercevoir côte à côte réunis comme des amants, son besoin d’espoir le ressaisissait. «Pourquoi? mais pourquoi est-elle venue l’autre jour à ma prière? pourquoi s’est-elle donnée encore à moi, si elle est reprise par l’amour de son mari? Pourquoi s’est-elle donnée avec plus de passion même qu’à l’ordinaire?…»
La vue du révérend Lovely s’avançant à pas prudents du côté d’une tonnelle du jardin où madame de Chandoyseau s’était tenue toute la matinée, lui fournit une distraction.
– Mon révérend! mon révérend! où allez-vous donc? Je suis sûr que vous cherchez
Mrs. Lovely?… Mais elle est là-haut à la fenêtre du deuxième, et semble jouer à cache-cache avec vous, derrière le rideau de vitrage!…
Le révérend Lovely se retourna vivement et aperçut en effet sa femme qui l’épiait sans relâche. Il eut un mouvement de confusion qu’il essaya aussitôt de dissimuler:
– Nô, nô! dit-il, je fais la promenade.
– Ne trouvez-vous pas le temps un peu lourd?
Yes, un peu lourd, en vérité.
– Aussi toutes ces dames sont rentrées.
– Aoh?… en effet, il est meilleur au dedans. Je vais!…
Il n’était plus question de l’Évangile; on ne lui entendait plus citer un verset. On eût dit que le pauvre homme avait oublié Dieu. Du «Malin» lui-même, il ne soufflait mot, comme si celui-ci ne faisait sentir la vigueur de ses attaques que dans la période qui précède la chute, accordant une trêve hypocrite, un repos fallacieux, dès l’instant que le mal est accompli.
La vue du malheureux vieillard réduit par une passion sénile à mener l’existence d’un collégien, fuyant la surveillance, fouillant les chambres de l’hôtel, les allées du jardin, les berceaux d’ombrage où la femme qui le trouble a passé; tombé jusqu’au mensonge, à la dissimulation du moindre de ses pas; transformé au point d’oublier la pudeur et la Bible qui furent toute la préoccupation de sa vie, mit le comble à la tristesse de Gabriel.
Mais, dès qu’il revoyait l’image de la femme, la figure, le corps affolant, et les gestes de tendresse, le ciel et la terre se confondaient au dedans de lui, en quelque substance sans nom dans la langue humaine, et dont la saveur, même imaginaire, le rendait ivre.

***

Malgré la température accablante de la journée orageuse, il voulait marcher, aller n’importe où, très loin, s’endormir par la fatigue, quand il se heurta, à la sortie de l’hôtel, à trois gamins portant sur leur tête des paniers de fleurs si admirables, qu’il se retourna malgré lui pour voir plus longtemps ces parterres ambulants, et eut la curiosité de savoir à qui de telles merveilles étaient destinées. N’osant interroger personne, il prit le parti de suivre tout simplement les porteurs.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction, en les voyant frapper à la porte de l’appartement de Dante-Léonard-William! Il s’arrêta sur le palier, un peu honteux de son indiscrétion, mais intrigué par la nouvelle fantaisie étrange de son ami l’Anglais.

77«Heureux homme! fit-il à part lui, au moins celui-là s’amuse! Pourquoi l’ai-je plaint tant de fois? Pourquoi l’ai-je cru digne de commisération sous le prétexte qu’il n’aime pas, parce qu’il ne peut pas aimer? Mais c’est l’être le plus fortuné du monde, puisqu’il ignore le tourment que je souffre!»
Il se hasarda à passer devant la porte encore entr’ouverte. Il aperçut Lee, debout, contemplant ces fleurs nouvelles avec un plaisir qui faisait épanouir sa mobile physionomie. Le poète le vit aussi et l’appela:
– Venez donc! venez donc! dit-il.
– Je vous avoue que je suis ces corbeilles depuis la porte de la rue. C’est d’un attrait irrésistible. Mais vous donnez une fête?…
– Je me donne une fête, dit-il, en effet; voulez-vous en être?
– Non! je vous remercie; par ces temps-là, dit Gabriel, en montrant le ciel qui s’assombrissait, vous savez que je fais un hôte détestable…
– Oh! rassurez-vous! on ne danse pas chez moi et j’ai même négligé de faire monter des rafraîchissements…
– Mais je n’ai pas le cœur à causer; cela ne va pas; j’aurais besoin d’être seul…
– Restez donc, je suis seul, et je n’ai pas envie de parler, dit Lee en fouillant dans de grands cartons à dessins.
On entendait un bruit de soie froissée dans la seconde pièce.
– Vous êtes seul? Mais… cette fête? ces fleurs? cela ne cache pas quelque fée?…
– Non: une fleur, encore.
Et l’Anglais entr’ouvrait la porte, en indiquant du doigt la fleur qu’il allait mêler à celles des trois corbeilles.
78Gabriel poussa une exclamation.
– Chut!
C’est à peine si l’on pouvait reconnaître Carlotta dans l’apparition qui venait d’arracher au jeune homme un cri d’admiration. Elle s’avança au signe qui lui fut fait, sans avoir cependant levé les yeux. Elle n’eut pas plus l’air de reconnaître Dompierre qu’elle ne semblait s’apercevoir qu’il y eût là quelqu’un. Elle marcha du même pas naturel, avec le même déhanchement simple qu’elle avait à l’Isola Bella. On eût dit qu’elle était chez elle, avec cette aisance de gestes particulière à l’être humain qui se sent à l’abri de tout regard. Pourtant, elle était complètement nue.
– Voyez, dit Lee avec un sentiment de fierté, ce que j’ai obtenu.
Gabriel ne put se retenir de sourire, parce que le poète disait cela du ton d’un horticulteur qui vous montre une espèce rare, résultat de longs et savants efforts appliqués à dompter la nature. Mais ici le phénomène était 79d’ordre contraire précisément; le dompteur avait obtenu, comme résultat, la nature.
Carlotta s’était aussitôt occupée des fleurs, et les avait disposées sur des meubles et des escabeaux, devant une baie vitrée donnant sur le lac. Puis, comme un joli animal qui a trouvé l’endroit convenable où se nicher, elle s’était étendue sur un tapis, au milieu des roses, des pivoines, des camélias et des tubéreuses.
Lee s’installa à son chevalet, et prit ses crayons.
– C’est un bien merveilleux modèle, dit Dompierre, mais est-ce que vous obtenez qu’elle pose?
Il doutait que cela fût possible, à la voir élever ses bras pour piquer une fleur dans sa chevelure, allonger puis reployer ses jambes, se tourner et se retourner tout entière.
– Poser? dit Lee, mais qu’entendez-vous par là? Elle pose admirablement, puisque chacun de ses moindres mouvements est digne d’être retenu. Le geste qui vaut d’être fixé n’a pas de durée; il est instantané, insaisissable, sauf à un œil attentif qui l’a pour ainsi dire pressenti, qui l’attend, qui le reconnaît au moment où il s’effectue. Très peu d’hommes ont le don de happer au passage ce signe fugitif. Le noter seulement serait faire œuvre féconde. Pour moi, je me contente de le transposer en ces sortes de symphonies plastiques…
80Il levait un regard indulgent sur les cartons où ses compositions étaient enfermées avec soin. Déjà, sous sa main, naissaient des formes inspirées des attitudes de la superbe fille qui, à présent, s’étirait les bras et paraissait sur le point de s’endormir.
Et il mêlait, comme à l’esquisse qu’on l’avait vu exécuter à l’Isola Bella, des ondulations, des flexibilités florales aux courbes harmonieuses du corps de la Carlotta, aux serpentements de sa chevelure brune et épaisse qui, au hasard des mouvements instinctifs, caressait ou abandonnait son épaule et son sein. Cela ressemblait à la poésie de Lee, qui s’élevait à chaque instant avec une liberté hardie, mais ayant quitté le sol humain d’un coup de talon ferme et qui ne s’oublie pas.
Carlotta avait fermé les paupières; le double arc de ses cils répandait de la gravité sur son visage; ses joues au teint doré pâlissaient, et le dessin pur de sa lèvre donnait la moue divine de certains marbres antiques. Son souffle régulier soulevait et abaissait la sombre fleur de sa poitrine. Elle dormait.
– Voilà, dit Lee, le seul repos que l’on puisse exiger d’une femme sans lui faire violence et la dénaturer…
Ils continuaient de regarder avec ravissement le corps de Carlotta endormie.
– Ne craignez-vous pas, dit Dompierre, que l’on vous accuse d’avoir détourné cette honnête fille? Vous savez qu’on la remarque, et que le bruit de sa fortune fait aller les langues?…
Il s’aperçut, en prononçant ces mots, qu’il dépassait la limite des choses qui atteignaient le poète. La Carlotta était pour Lee le point de départ de toutes sortes de spéculations esthétiques. Quant à faire craindre au poète que l’opinion pût intervenir dans ses affaires, il n’y fallait pas songer. Le jeune homme fut convaincu que cette fille n’était même pas pour Lee une personne humaine, et que, lorsqu’il aurait puisé dans sa beauté tout ce qu’elle pouvait contenir d’utilisable pour son plaisir et son œuvre, il la rejetterait, comme il jetterait ce soir les fleurs fanées des corbeilles. Supposer qu’il l’aimât! Il aimait le rayonnement, le monde de rêves dont elle était le germe. Elle l’aidait à s’aimer, soi, ses idées et ses songes. Devant ce chef-d’œuvre vivant, si favorable à ses ouvrages, il restait encore, dans son cœur et sa chair, l’homme douloureusement solitaire.
Le ciel, qui s’assombrissait peu à peu, passa subitement au noir d’encre, et un coup de vent brutal bouleversa l’atmosphère. Les battants ouverts de la baie vitrée frappèrent à grand fracas, et les papiers, soulevés, volèrent en tourbillonnant dans la pièce. Carlotta s’éveilla en disant qu’elle avait froid, et, se sentant nue, dans l’hébétement du réveil, elle invoqua la madone, tous les saints, poussa des cris et se sauva.
Un nuage violacé et bas s’avançait comme un escadron à la surface de l’eau, vomi par la corne méridionale du lac de Côme. C’était un monstre soulevant les eaux effrayées, à une centaine de mètres devant lui, alors qu’ailleurs le lac était 81calme encore, sillonné seulement de quelques barques surprises par la soudaine bourrasque. On les voyait rentrer en grande hâte, les pauvres petites barques blanches, à grands coups d’avirons. Au loin, vers les rives opposées, sur Cadenabbia, sur Menaggio, elles se pressaient aussi, et, venant de toutes les directions vers un même centre, elles formaient de grands éventails diminuant, se consumant peu à peu, comme dans la main d’un prestidigitateur. En l’espace de quelques minutes, à peine, la surface du lac fut plongée dans la nuit. Tout disparut.
Une rafale ébranla l’hôtel. Des feuilles, des fleurs, des branches volaient dans une nuée rapide et poussiéreuse qui répandait un froid glacial. Le monstre passait. Derrière lui, l’atmosphère recouvra sa transparence, et l’on put voir le lac soulevé en tempête.
– Avez-vous réfléchi, dit Lee, à ce qu’on entend sous le nom de hasards? Les hasards! chose confuse et mystérieuse qui m’a toujours causé un frisson d’épouvante! Le hasard: un dieu qui joue! Il joue avec les événements humains
; mille rencontres imprévues, mille chocs insensés… Regardez, je vous prie, ces petites embarcations qui commencent à réapparaître dans le sillage tumultueux du cyclone… Pas un souffle d’air n’avait passé depuis le matin… Un dieu qui aurait le goût des contrastes violents… La divine fantaisie, que de faire chavirer la barque la plus tranquille, la plus heureuse, et de ne pas se soucier plus d’une vie humaine que je n’ai cure de la mouche que voilà, écrasée entre le rideau et la vitre!…
– Lee! vous êtes exécrable. Ne faites pas l’oiseau de mauvais augure! Ces malheureux canots ne tiennent pas sur le lac démonté. Regardez-les à plus de deux cents mètres du bord. Et là-bas, du côté de Cadenabbia!… Les malheureux! Est-ce que vous avez une jumelle?
– En bas, dans le hall, il y a une longue-vue.
Gabriel descendit quatre à quatre. Une inquiétude venait de le saisir. Monsieur et madame Belvidera n’étaient-ils pas dans une de ces barques? En admettant qu’ils fussent arrivés depuis longtemps à Cadenabbia, ils pouvaient avoir poursuivi leur promenade, ou bien s’être déjà réembarqués pour le retour.
Les portes claquaient dans tout l’hôtel; les domestiques couraient; des ordres, des appels en toutes les langues étaient échangés, des corridors au hall, du hall aux salons et aux chambres; l’escalier et l’ascenseur étaient envahis par une foule de personnes rentrant du dehors, surprises par l’ouragan, portant sur leurs vêtements 82légers les traces de larges gouttes d’eau qui appliquaient la batiste blanche sur la chair des bras, en taches roses. Le vent tordait les arbres du jardin, renversait les tables et les chaises de fer. Au milieu de ce vacarme, de ce tohu-bohu, de cet enfer, quelques Anglaises, installées contre les vitres, en face d’un paysage de déluge, avec
leur boîte à couleurs et leur verre d’eau, continuaient l’aquarelle aux tons tendres commencée avant la tempête.
Était-ce une hallucination causée par son inquiétude, par ses ennuis, par cette heure noire où tout lui apparaissait lugubre? ou encore par les imaginations du poète? Gabriel, fixant la longue-vue sur Cadenabbia, croyait trouver une ressemblance avec M. Belvidera dans l’homme d’un des canots qui continuait à tendre les avirons, à les enfoncer dans l’eau agitée, comme dans l’espoir d’y sentir s’accrocher quelqu’un. Son émotion lui brouillait la vue; cette lunette aussi était médiocre. Il lui semblait bien que l’homme qu’il voyait avait des moustaches fortes et noires. Comment était vêtu aujourd’hui M. Belvidera? impossible de se remémorer aucune particularité de son costume. Et il avait passé une heure à causer avec lui avant son départ!
Il quitta précipitamment la lunette. Il voulait savoir, savoir tout de suite, savoir par le plus court moyen ce qui se passait là-bas. Il fallait coûte que coûte qu’il se fît transporter à Cadenabbia.
Il ne prit que le temps d’aller chercher dans sa chambre un chapeau; donna un autre coup d’œil à la longue-vue, qui lui fit distinguer un attroupement sur le rivage de Cadenabbia. Ces gens étaient évidemment attirés par le drame qui venait de se jouer sous leurs yeux; mais tout secours était inutile, car les barques demeurées autour du lieu du sinistre avaient la plus grande peine à se tenir. Il traversa le jardin en courant et héla un batelier. Aucun ne répondit. La rive était déserte et tous les canots tirés très haut sur la pente sablonneuse. De grosses lames, pareilles à celles de la mer, venaient cependant les lécher, et les plus fortes, en les secouant, faisaient rendre un bruit sourd aux avirons déplacés par le choc.
– Ohé! ohé!…
Personne ne se montrait. La pluie pourtant avait cessé, et le vent avait moins de rage.
Il s’apprêtait à détacher lui-même une barque et à se risquer seul, quand un batelier se précipita à son service. Il ne fit qu’un bond et fut dans la barque la plus rapprochée. Il empoigna lui-même la seconde paire d’avirons, afin de ne penser à rien pendant la traversée.
– Mauvais temps! fit le batelier.
– Oui, oui, dépêchons-nous!
L’homme dodelina de la tête.
Le vent avait de courts apaisements mais des brusques retours si vifs, que les deux rameurs ne cessaient d’être tenus en haleine. Le batelier laissait de temps à autre échapper un juron où le nom de la Madone revenait avec insistance, dans une confusion complète de l’imprécation et de la prière. Gabriel ne se rendit aucun compte de la façon dont ils firent cette courte et brutale traversée. Un chapeau de femme ballotté à la surface de l’eau, qui frappa son attention alors qu’ils approchaient de Cadenabbia, lui rappela tout à coup ce qu’ils venaient faire là. Le souci de la lutte pour sa propre défense durant tout le trajet, lui avait fait négliger jusqu’au motif pour lequel il exposait sa vie.
Ce chapeau, en tout cas, n’était pas celui de Luisa. Cette seule constatation fit virer le sens de sa préoccupation, et il ne fut plus soutenu que par la perspective de l’immense plaisir qu’il aurait à apprendre que Luisa allait bien, et qu’elle était là, tranquille et belle, à regarder de loin la tempête.
– Monsieur, dit le batelier, c’est noir de monde.
Un grand nombre de personnes les entourèrent à leur arrivée. On avait suivi les péripéties de leur traversée.
Gabriel regarda tout autour de lui. Il n’avait qu’un but, apercevoir Luisa.
Elle se frayait un passage, avec son mari, au travers des groupes, pour parvenir jusqu’à lui.
83L’un et l’autre étaient anxieux depuis qu’ils avaient reconnu Dompierre à la lorgnette, dans la barque.
– Qu’y a-t-il? qu’y a-t-il? s’écria madame Belvidera; est-ce qu’il est arrivé quelque chose là-bas?
– Là-bas? fit-il.
Il était complètement hébété par le bonheur de la voir vivante, d’entendre sa voix. Il souriait; il aurait voulu lui sauter au cou, l’embrasser, lui dire seulement: «Toi! toi! C’est toi!…» Il ne comprenait même pas pourquoi elle avait pu s’inquiéter de ce qui se passait «là-bas», c’est-à-dire de ce qui aurait pu arriver à la petite Luisa.
– Là-bas? répétait-il, mais rien du tout, il n’y a rien!…
– Vraiment! vraiment! mais il dit vrai; il a l’air heureux comme s’il arrivait de la promenade… Mais alors, qu’est-ce que vous venez faire ici par un temps pareil?
– Ce que je viens faire?… Mais je ne sais pas… je ne sais pas!…
– Ne plaisantez pas tout haut, dit M. Belvidera, car tous ces gens seraient furieux; vous leur avez donné des émotions désagréables depuis une demi-heure; ils vous ont cru perdu; s’ils savaient que vous n’aviez pas de motifs sérieux pour vous exposer et un homme avec vous, vous comprenez qu’ils seraient en droit de vous faire un froid accueil.
– Ah! dit Gabriel, au diable! mais je suis bien heureux de vous trouver là!
Il respirait avec enthousiasme; il éprouvait une espèce d’ivresse après l’heure mauvaise qu’il venait de vivre. Il leur prenait les mains à tous les deux. Il se tenait à quatre pour ne pas faire une imprudence, ne pas dire franchement toute sa joie, ne pas dire pourquoi il était venu!
– Vous avez besoin de prendre quelque chose, dirent-ils.
Ils l’entraînèrent à l’intérieur. Une fois seuls, M. Belvidera lui mit la main sur l’épaule:
– Voyons! dit-il, sérieusement, où avez-vous la tête?… Est-ce une gageure?
C’était lui souffler le mot. Il ne l’eût pas trouvé. Puisqu’il fallait donner une raison à son escapade, autant valait celle-là qu’une autre.
– Une gageure! vous l’avez dit. C’est absurde, c’est fou; c’est peut-être criminel, tant que vous voudrez! Une gageure!
Monsieur et madame Belvidera joignirent les mains:
– Enfant! enfant que vous êtes!

***

La vie reprit avec l’apaisement de la nature. Le chapeau de paille fleuri avait été emporté au loin, et dès avant la fin de la journée, les jardiniers avaient balayé les feuilles arrachées, les branches brisées, et jusqu’aux dernières traces de l’ouragan.
Dompierre, après le dîner, accompagna monsieur et madame Belvidera sur la terrasse. Ils étaient assis sur un même banc, sous les platanes magnifiques qui penchent jusque dans l’eau leurs basses branches. L’orage avait rafraîchi la température; on respirait un air léger im84prégné de l’odeur humide des feuillages. Dans le silence, on entendait à longs intervalles le choc des dernières gouttelettes d’eau dégringolant et se grossissant de feuille en feuille, jusqu’à former la goutte énorme qui tombe à terre en claquant, ou, surprenant une nuque dégagée, arrache aux jeunes femmes un cri.
Le lac encore agité amenait presque à leurs pieds ses petites lames clapotantes. Mille lumières étincelaient sur le rivage de Bellagio; de grands nuages déchirés couraient sous la lune. Tous trois regardaient fixement devant eux, au travers des feuilles éclaircies, cette belle nuit troublée qui annonçait la fin de la saison.
Dompierre, tout contre Luisa, respirait dans le vent son odeur, son souffle, et quand il tournait la tête pour regarder la tache claire que son teint pâle dessinait dans l’ombre, reconnaître seulement sa bouche lui faisait frissonner tout le corps.
Jamais, d’ailleurs, il n’avait senti une si grande tristesse.




XIV


Elle poussa la porte et entra avec son visage ordinaire. On eût dit qu’elle était sa maîtresse docile de chaque soir. Elle sourit et vint à lui en tendant les lèvres. Il lui avait saisi les deux mains et la maintenait ainsi à une courte distance, voulant s’imposer à toute force de ne pas recevoir son baiser.
– Bête!… dit-elle.
– Luisa! Luisa!
– Bête! répéta-t-elle, tenant toujours sa bouche tendue.
«La battre! se disait-il.
Elle était à peine vêtue; elle avait passé sur ses dessous un manteau de laine, avant de se coucher. Elle avait dû dire à son mari: «Je vais embrasser la petite Luisa». Et elle était venue là; son manteau quittait son épaule et elle tendait les bras à son amant dans l’attitude d’une amoureuse. Cependant une heure auparavant elle l’avait brisé par sa contenance si lointaine, si étrangère!
– Non! non! dit-il, en l’écartant, je ne peux pas vous embrasser!…
– Ah! fit-elle. Je m’en vais.
– Ne t’en va pas!
Malgré l’absurdité de toute explication, il éprouvait une sorte de nécessité de lui dire: «Tu ne m’aimes plus!» Il ne pouvait pas lui dire autre chose; il ne pouvait pas non plus ne pas le lui dire. C’était la grande affaire; c’était tout ce qu’il y avait entre eux. C’était peut-être ce qu’elle venait cueillir sur ses lèvres, ce qu’elle cherchait à provoquer par ses moyens détournés de femme. Il fallait que ces mots-là fussent prononcés pour en finir.
– Mais parle donc! dit-elle.
– Je ne peux pas!
– Alors dis quelque chose, dis n’importe quoi! cela soulage!…
Elle dit cela avec une si sublime candeur, une sincérité si éclatante que Gabriel l’embrassa et lui soutint la tête sur son épaule. Elle n’était pas étonnée de ce qu’elle avait dit; elle ne comprenait pas que ces quelques mots eussent pu toucher le pauvre garçon. Elle ne savait pas qu’elle venait de lui dire plus que n’eût fait une longue confession péniblement arrachée par lambeaux.
«Dis n’importe quoi, cela soulage!» C’est-à-dire: quand tu as un cas de conscience qui t’étouffe; quand tu ne sais plus où donner de la tête, ne cherche pas midi à quatorze heures. Ce qui est au-dessus de nos forces ne redescend pas se mettre à notre portée, n’est-ce pas? Eh bien! perds donc la tête, va! étourdis-toi, fais n’importe quoi, tout ce que tu feras te sera favorable. Nous autres femmes, nous ne savons pas, la plupart du temps, ce que nous faisons…»
Et lui qui allait la secouer, la rudoyer et lui corner à tue-tête la fameuse question de l’homme trahi: «Pourquoi mens-tu?»
– Mais embrasse-moi donc!
Voilà. Telle était sa conclusion. Tout devait aboutir à ce résultat. Il fallait qu’il fût heureux de l’avoir là, entre ses bras, il fallait profiter du moment, ne pas être troublé par l’état d’esprit qui avait pu 85être le sien l’heure précédente
ou qui serait tantôt le sien.
Pourtant, il savait qu’elle souffrait; c’était trop visible à l’affolement auquel elle se livrait depuis l’arrivée de son mari; à ce mouvement sans répit qu’elle dirigeait elle-même, bien qu’elle en attribuât l’initiative à M. Belvidera; à ce voyage comploté uniquement pour ne pas demeurer en place, – puisqu’elle avait voulu que Dompierre en fît partie, ce qui la laissait toujours entre son mari et son amant. – Elle souffrait parce qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer son mari, et parce qu’elle croyait en même temps aimer son amant. Celui-ci était certain qu’elle était toute 86à son mari quand il la possédait; et il était évident qu’elle se montait la tête pour se croire toute à son amant chaque fois qu’elle était dans ses bras. Mais la malheureuse devait avoir des transitions atroces entre ses sentiments contradictoires. De là ses tentatives de fuite avec son mari seul; de là son peu de honte à revenir parfois se livrer à son amant.
Il fallait à tout prix qu’une solution intervînt.
Ils étaient appuyés contre le lit. Elle avait perdu son manteau et il soutenait d’un bras sa taille. Ses doigts agités se brûlaient au contact du linge sur la chair brûlante. C’était la première fois qu’il ne se précipitait pas comme un fauve sur ce corps qui contenait pour lui toute la volupté. Il écartait le plus doucement possible ses caresses. Elle commençait à se moquer de lui. Il ne l’avait jamais autant aimée.
– Vous rappelez-vous, Luisa, une matinée d’Isola Bella?… C’était un de nos premiers jours. Vous aviez monté un peu vite les marches des terrasses et, tout en haut, vous êtes restée une longue minute pensive en face du paysage magnifique. Je vous regardais respirer, sous votre ombrelle; vos lèvres étaient entr’ouvertes, on apercevait un peu vos dents, et votre poitrine se soulevait…
Il vit son regard se retirer de lui tout à coup et s’enfoncer dans le monde des images. Elle lui dit:
– Ne me rappelez pas cela!
– Ce fut à ce moment-là que j’eus le premier sentiment de crainte pour l’avenir de notre amour. Il ne m’était pas venu jusque-là à l’esprit qu’un homme avait dû tenir et tenait encore une grande place dans votre vie… Vous fîtes la remarque, obligeante pour moi, que, jusqu’alors, vous n’aviez jamais pu contempler un paysage sans être interrompue par quelqu’un…
Elle comprit qu’il voulait la faire parler de son mari; elle para cette attaque:
– Voulez-vous que je vous dise à quoi je pensais quand je vous ai dit cela sur la terrasse?… Oh! je revois tout comme si j’y étais encore. Vous étiez à côté de moi, accoudé à la balustrade, et vous ne me regardiez pas tant que vous le dites; vous me regardiez de temps en temps par petits coups, mais ce que vous regardiez c’était le paysage, et si vous me regardiez, c’était parce que vous vouliez voir si je l’admirais… Oh! je vous connais! si je ne m’étais pas pâmée devant ce que vous trouviez magnifique, vous m’auriez prise pour une sotte… Alors je vous ai modulé cette phrase, savez-vous pourquoi? parce que je savais que cela ferait
bien!
– Luisa! Une nuit que nous étions montés sur la petite esplanade de notre olivier, dans le jardin de l’Hôtel des Îles-Borromées, j’ai senti que je vous perdais; vous vous en alliez de moi; je vous ai fait horreur un moment; qu’aviez-vous?
Elle se passa la main sur le front. Il ne désirait plus que de nouvelles blessures à son amour-propre et à son amour. Il voulait qu’elle le torturât en lui parlant de son mari.
– Vous tenez à le savoir? dit-elle.
– Oui!
– C’est absurde. Tant pis pour vous!… Il y avait dans le jardin d’une de mes tantes, sur le Pausilippe, un vieux chêne vert dans lequel on montait à peu près de la même façon, et où l’on avait la plus belle vue de Naples. Le soir de mes fiançailles avec monsieur Belvidera, on nous laissa nous promener tous les deux, et nous montâmes par enfantillage dans l’escalier ménagé au cœur de l’arbre. Ce fut là qu’il me donna son premier baiser, et à ce moment, il me sembla que le monde entier était changé pour moi. Quand je relevai les yeux, je ne reconnus rien de ce que j’apercevais, ni la mer, ni le Vésuve, ni la longue ville étalée à nos pieds, sauf lui qui me soutenait la taille et me regardait. Il effaçait tout; je ne voyais plus que lui…
– Mais pourquoi, si souvent, m’avez-vous entraîné vous-même dans l’olivier?
– Est-ce que je sais?
– Luisa, vous me trahissiez au milieu de vos meilleures caresses!…
– Qui dites-vous que je trahissais?
Il n’osa répéter que c’était lui qui se plaignait d’être trahi.
87La pendule sonna. Gabriel dit:
– Il vous attend!
– Oui.
– Luisa! et vous allez passer comme cela toute chaude, dans son lit!
– Toute chaude! fit-elle, ce n’est pas l’entretien que nous avons, je suppose, qui me vaudra cette qualité.
Et elle se laissa tomber tout d’une pièce, sur le dos, en travers du lit, ses beaux bras relevés et noués sous la nuque. Il détournait la tête pour ne pas voir la chair de ces bras, ni cette gorge, ni ce ventre, ni ces belles jambes adorées; mais le parfum de tout ce corps montait, l’environnait, l’étourdissait.
Il ne pensait plus; sa volonté était tombée; l’enivrement devint tel que les jarrets lui tremblaient.
Il avait préparé une phrase courte et nette à dire, à cette femme, les yeux dans les yeux, tout à coup, sans avoir revu ni son bras ni son sein. Après quoi, tout serait fini.
Quand il atteignit son visage, il dit tout autre chose que ce qu’il avait décidé; il répétait stupidement:
– Il vous attend!… il vous attend!…
– Il m’attend! dit-elle. Mais, vous ne pensez donc qu’à lui?… En effet, ajouta-t-elle, vous êtes tellement son ami!
– Oh! dit Gabriel, suffoqué par la surprise et la colère.
Il ne pouvait plus entendre de mot plus cruel et plus irréparable; et il en cherchait en vain un plus atroce à dire, lui, et qui pût incendier jusqu’au souvenir de leur passion.
Elle eut une sorte de rire sourd, et lui happa les lèvres, en étouffant le mot qu’il allait dire, dans un baiser où il sombra tout entier…




XV


À l’heure où la Reine-Marguerite avait apporté aux îles Borromées Dante-Léonard-William Lee, son ami Gabriel Dompierre et la mystérieuse «Sirène», le même bateau ramenait aujourd’hui à Stresa le groupe de personnes que sept ou huit semaines de villégiature avaient formé autour de ces trois premiers passagers.
On était à la fin d’octobre; l’automne autour des lacs italiens étale à cette époque sa luxuriante magnificence; mais les journées déjà courtes devaient priver les voyageurs de la vue des jardins qui descendent en terrasses au flanc des collines, pareils à de gigantesques escaliers que les vignes-vierges et les pampres teintent d’or, de rouille et de sang. Dès Luino, le point de départ, presque à l’extrémité septentrionale du lac, le vapeur avait allumé ses feux et filait en pleine nuit.
Ce fut une surprise lorsque, aux approches de Laveno, on entendit une voix de femme s’élever, de l’avant du bateau. Comme un oiseau heureux de revoir l’arbre où son nid s’abrite, Carlotta chantait, parce qu’elle se retrouvait sur l’eau et dans l’endroit où chaque soir elle avait coutume de conduire sa barque et ses fleurs.
Elle chanta comme à l’ordinaire, la même chanson étrange, éclatante et douloureuse, aux paroles de mort et d’amour, et dont l’accent était tantôt celui de l’innocence, et tantôt celui d’une impudeur effrénée.
Ce chant, si beau par lui-même, était tellement inattendu, et produisait, dans la nuit, et par cette fuite du bateau au milieu du lac sombre, un effet si puissant, qu’il n’y eut personne qui ne se tût pour écouter. Beaucoup s’avançaient afin de discerner la figure de celle qui chantait.
Gabriel et Luisa se regardèrent. Il semblait que ce n’était que d’aujourd’hui qu’ils comprenaient la force secrète de ce rythme et de cette mélodie, qui était la première chose qui les eût émus le soir même de leur arrivée, lors de la rencontre avec la barque fleurie. Ils l’écoutaient ce soir avec colère, avec terreur, et avec un triste plaisir. Ce n’était plus pour eux la voix d’une fille quelconque, ni telle chanson plus ou moins harmonieuse et touchante, mais c’était l’expression 88sensible, de toutes les choses de ce pays et de ce ciel, coalisées en vue d’une fascination des créatures, dont le but secret nous échappe. Est-ce que cette Carlotta, toute beauté et tout inconscience, n’était pas l’image merveilleuse du mystérieux génie qui gouvernait ici?
Quand le bateau stoppa à Laveno, Carlotta ne s’était pas interrompue. Les gens du port, accoutumés à cette musique, cherchaient sa barque et sa cargaison. Comme on ne l’avait pas entendue depuis plusieurs jours, on se pressait aux abords de l’embarcadère, et beaucoup applaudissaient à cet heureux retour de la marchande de fleurs. Combien de femmes, combien d’amants, combien de ces rêveurs solitaires que l’on voit promener sur ces rives leur spleen ou leur chagrin, avaient manqué ces jours derniers de cette jolie chanson du soir! Combien d’âmes animait et charmait, sans qu’elle s’en doutât, la belle enfant des îles qui ne croyait répandre pour un peu d’or que des fleurs et d’innocentes paroles! Les bravos gagnaient, s’élargissaient; on accourait de toutes parts, et lorsque le bateau vira en frôlant les jardins des villas emplies d’ombre, des voix d’enfants claires et joyeuses, et des voix plus mâles et émues, venues de tout un monde invisible, prolongèrent les acclamations. Enfin l’on quitta la rive pour gagner Pallanza en traversant la lac en sa largeur, et Carlotta ne chanta plus que pour la Reine-Marguerite.
89– Il faut convenir, dit madame de Chandoyseau, que cette fille a un organe admirable!
– Cette fille fait du mal, opina le révérend Lovely.
Plusieurs personnes sourirent. Dompierre se souvint qu’il n’avait pu s’empêcher d’en faire autant, quand le clergyman, prenant son bain, il y avait de cela quelques semaines, lui avait dit: «Ce pays-ci est mauvais». À voir ce soir le malheureux vieillard, et lui-même, et l’accablement de leur entourage, il ne jugeait plus que ces paroles de puritain fussent tout à fait ridicules.
D’ailleurs tous étaient sous le charme. Des femmes voulaient embrasser la chanteuse, et on envoyait des fillettes lui demander son nom. La traversée fut trop courte.
– D’où est-elle? où va-t-elle? interrogeait-on de tous les côtés.
On fut rassuré quand on sut qu’elle allait jusqu’à l’Isola Bella. On lui jetait de la monnaie qu’elle ramassait avec son avidité ordinaire; et son humeur ayant profité de cet encouragement, le plus puissant pour elle, elle donnait toute sa voix, elle enflait son chant avec une frénésie nouvelle. Qu’éprouvait-elle, outre la joie d’augmenter son trésor? Commençait-elle à comprendre l’espèce de royauté qu’elle exerçait sur ce lac et ces îles? Était-elle grisée ce soir par l’enchantement même qu’elle avait répandu autour d’elle? À un moment, elle mit un tel accent sauvage, dans la passion que traduisait son refrain, que nombre de personnes, et des hommes même, furent ébranlés jusqu’à cette courte angoisse courte qui vous loge une larme au coin de la paupière, et vous laisse hésitants, gênés, gauches, presque honteux d’avoir été touchés si à vif.
Alors elle se tut, et aucune insistance ne fut capable de
la faire reprendre sa chanson. Elle était tapie sous son châle, et se cachait la figure. Des hommes du bateau voulurent la découvrir, et ils lui tiraient son châle en riant. Mais elle leur lança des mots crus, qui leur firent comprendre qu’elle ne plaisantait pas.
À la station de Pallanza, un homme qui se tenait sur le quai demanda à haute voix si Carlotta n’était pas à bord.
– Carlotta! par la Madone! je crois bien qu’elle est à bord!
– Carlotta! cria l’homme.
Et ceux qui le connaissaient reconnurent le timbre du farouche Paolo.
– Carlotta! reprirent les hommes du bord, réponds donc, c’est ton promis!
Carlotta restait immobile sous l’abri de son châle noir, et ne soufflait pas. Elle grelottait, comme si elle eût été prise de froid tout à coup. Ce n’était pourtant pas sa coutume d’avoir peur.
Le promis s’élança, en bondissant, sur la passerelle qu’on était sur le point de retirer. Le capitaine allait commander de l’avant.
90– Arrêtez! arrêtez! il y a encore un voyageur à descendre.
Le bateau crachait de grands jets de vapeur. Tous les passagers, préoccupés de la Carlotta, étaient anxieux de la scène qui allait se passer entre le fiancé colère et brutal et la belle fille qui s’aplatissait en tremblant, à la façon des animaux qui pressentent un malheur.
– Laissez-la, laissez-la! lui disait-on, qu’est-ce que ça vous fait? elle descendra plus loin, à l’Isola Bella.
Mais il était furieux; il n’entendait rien; il culbutait tout le monde. Il se jeta sur Carlotta et, l’empoignant à bras le corps, ce bout d’homme plus petit qu’elle l’emporta jusque sur le quai. Elle se débattait et hurlait. Personne de ceux qui savaient le caractère de Carlotta, son dédain ordinaire envers les menaces, ne comprenait cette frayeur subite à suivre Paolo venu au-devant d’elle, pour la transporter en barque à l’
Isola Madre.
Les roues du vapeur battirent à grand bruit et étouffèrent les cris de la malheureuse Carlotta. Tout le monde demeura péniblement ému de cette brusque séparation. Le bateau s’était déjà éloigné de Pallanza, quand un des hommes de la Reine-Marguerite fit remarquer du doigt la petite barque filant vers l’Isola Madre et que l’on distinguait assez nettement, grâce aux feux de l’embarcadère. On se pressa sur l’arrière et
l’on ne pouvait s’empêcher de demeurer les yeux fixés sur ce petit point noir, avec un regret, peut-être une inquiétude, une indéfinissable mélancolie.




XVI


Dans la nuit, Gabriel, qui ne pouvait dormir, ouvrit sa fenêtre
, et, ayant tiré une chaise sur le balcon, il s’y installa et respira l’air frais que la grande quantité des arbres verts imprégnait d’un parfum un peu âpre. En se penchant, il s’aperçut que la fenêtre de Lee n’était pas fermée, et qu’il y avait de la lumière dans sa chambre. Le poète, ayant entendu le mouvement de son voisin, parut. Les balcons se touchaient et, de l’un à l’autre, on pouvait causer facilement.
– Vous travaillez?
– Oui, dit Lee, je mets la dernière main à un ouvrage où j’espère avoir enfin montré un homme!
– Un homme?
– Oh! je ne parle pas de l’homme tel que le conçoivent vos romanciers et généralement toute votre littérature. Pour vous autres, vous avez créé une figure d’homme, lorsque vous êtes assuré 91que quelques poignées de crétins, de filous ou de pieds-plats de vos contemporains s’y reconnaîtront comme en un miroir. J’ai conçu, moi, un homme, grâce à l’instinct du beau que Dieu mit en moi et que toute ma vie fut employée à éclairer, à développer, à magnifier, enfin. Si je ne mets pas au jour, par le moyen de l’art, une figure différente de celle que j’eusse pu produire plus simplement en m’accouplant avec une maritorne, je ne vois pas la raison de me priver du farniente ou des plaisirs d’un viveur. J’espère donc vous faire voir un être qui se hausse au-dessus de la conception de l’humanité que vous vous faites communément.
– Ah!
– Vous glorifiez sans lassitude l’amant! Mais l’exaltation perpétuelle de l’amant est une honte pour une littérature. Je sais bien que jamais vous n’obtiendrez que l’humanité se défasse d’une forte et secrète complaisance envers toutes les choses de l’amour. Elle sera donc également indulgente aux acteurs de l’amour quels qu’ils soient. Il n’en est pas moins vrai que l’artiste, le poète, dont la mission est de donner des exemples de beauté, devra s’abstenir de nous exhiber le spectacle de la passion amoureuse, c’est-à-dire le cas où l’homme se ravale à plaisir au niveau de la bête, devient inintelligent, obtus, fermé à l’univers entier, prêt à toutes les bassesses, à toutes les trahisons, aux crimes les plus dégradants, dans le seul but de se vautrer sur une créature, de se perdre, de s’anéantir, soi, sa personnalité, son avenir, dans un être dont la séduction se fane dans le temps même qu’elle vous fait pâmer!… Ne m’objectez pas que j’exagère, que ce n’est pas cela; qu’il y a un amour plein de charme, de grâce et de poésie: Roméo, Juliette, les balcons, les romances, la musique, les fleurs…
C’est le piège de la nature! qui ne sait de quoi il retourne? Partout où l’amour atteint la passion, il y a démence, rage, cruauté, lâcheté, mensonge, infamie et meurtre. Tout amour, qui cesse d’être une bleuette, aboutit à l’épanouissement de nos plus bas instincts!… Certes, mon héros sera celui qui, se détournant de votre idole d’Éros adorée par les siècles, aura le front de lui cracher à la face et de lui vomir son dégoût!…
– Je vois, dit Dompierre, que votre sujet vous possède… autant que le pourrait faire le sentiment de l’amour, et il vous rend cruel comme un amoureux!…
– En effet, je suis amoureux de mon sujet!
– L’amour entre chez nous comme un voleur, et l’on est déjà à genoux avant d’avoir eu le temps de crier: au voleur!
La rage du poète contre la passion de l’amour semblait croître depuis le voyage de Bellagio, et elle s’exerçait à tout propos avec une telle violence, que Gabriel se demandait si cette haine philosophique ne provenait pas d’une sorte de dépit ou d’un combat acharné contre l’ennemi lui-même qui menacerait d’enlever la place.
Gabriel quitta l’Anglais et poussa avec précaution la petite porte extérieure du bâtiment des dépendances, dont il gardait toujours une clef en prévision de ses sorties nocturnes; et il se trouva dans le jardin.
Le jet d’eau, comme au temps de nuits plus heureuses, égrenait toujours ses fines perles dans le bassin, et c’était le seul bruit. Les chênes-verts tachaient l’ombre de leur masse opaque; et le malheureux amant distingua les pointes aiguës et noires du bouquet de cyprès où il avait tant de fois tendu les bras à sa maîtresse.
Le parfum de la nuit était aussi le même. Toutes les choses qu’il apercevait avivaient l’affreuse plaie de son cœur.
La fenêtre de Lee était la seule qui fût éclairée, et il regarda d’en bas le poète, allant et venant dans sa chambre, se passant la main dans les cheveux, rejetant brusquement la tête en arrière, enfin en proie à la grande surexcitation de l’œuvre orgueilleuse dans laquelle il espérait noyer la sourde poussée de ses appétits naturels. On le voyait venir parfois jusqu’au balcon, et là, en face de la splendide nature endormie, il semblait prendre un singulier plaisir à la défier et à arracher, 92dans une lutte monstrueusement inégale, sa cervelle et sa chair à l’universel enchantement.
– Grand bien lui fasse, soupirait à part lui Gabriel, et tant mieux s’il y échappe!…
Il alla machinalement s’asseoir sur le petit banc de bois, au pied des cyprès, d’où il avait coutume d’épier l’arrivée de Luisa, de discerner sa silhouette claire dans l’obscurité, et de bondir à son approche. Il y sentit l’irrémédiable fin de cette vie de rêve. Le silence accentué par le menu bruit des gouttelettes d’eau tombant dans la vasque, ce silence qu’il avait tant aimé parce qu’il savait quel pas chéri l’allait rompre en faisant crépiter le gravier des allées ou les feuilles de l’automne, lui donna cette fois-ci l’impression d’un désert mortel, d’un abandon général des êtres et des choses. Il eut presque peur et regarda à droite et à gauche, d’un mouvement d’enfance qu’il se rappelait avoir exécuté étant petit, quand on le faisait monter, le soir, dans l’escalier obscur. Tout aussi puérile était la réflexion qui le ranima: «Si elle venait! se disait-il, s’il lui prenait l’idée de redescendre ici; même pas pour moi, puisque nous ne nous y sommes pas donné rendez-vous, mais par l’entraînement de l’habitude ou par cette complaisance que l’on a parfois pour des souvenirs qui veulent revivre! Si elle venait!…»
Hélas! si elle venait, ce serait encore entre eux une de ces scènes intolérables où ils se traitaient en ennemis acharnés. Ils n’avaient plus de caresses; ils se faisaient mal, se battaient, s’écorchaient.
Et c’était cela qu’il attendait, en se piquant la figure et les mains contre les aiguilles des sapins!
Il se souvenait de la voix de Luisa!
De tous les souvenirs de l’amour, le plus atroce est celui du son de la voix.93 «Mio! mon Mio!» Ses oreilles s’emplissaient de ce chant incomparable: «Mio! mon Mio!» Puis il se releva précipitamment; il avait cru entendre; il fit un pas dans l’allée. Personne! Le désert, plus vide, plus immense que jamais. Le bruit du jet d’eau l’impatientait; il eût voulu trouver la clef pour arrêter ce murmure infatigable, lié dans sa mémoire à une autre musique, et qui contribuait à la lui rendre obsédante.
Il continua de marcher dans le jardin. Là-bas, tout au fond, était le petit kiosque meublé, que la nuit lui cachait. Mais, plus près, il apercevait les branches plusieurs fois tordues sur elles-mêmes du vieil olivier dans lequel on montait jusqu’à une petite plate-forme, pour découvrir le lac. «C’est là, pensait Gabriel, qu’une nuit elle oublia que c’était dans mes bras qu’elle était, et qu’elle fut presque épouvantée quand je lui parlai tout à coup! Elle revoyait la figure de son mari dans un jardin
du Pausilippe!…»
Jusque-là, il n’avait jamais souffert par l’amour, ou, du moins, dans la douleur sentimentale de la vingtième année, il n’avait souffert que pour bénir la chère cause de son mal, et l’amour qui le faisait pleurer demeurait quand même pour lui un joli dieu, au visage aimable et plus beau que toutes les choses de la terre. Eh! parbleu! c’était ainsi que le voyait en ce moment-ci Ghislaine, cette petite fille qui s’était mise à s’éprendre de lui. Ah! il eût eu beau jeu, celui qui se fût avisé d’aller médire de l’amour vis-à-vis de cette enfant qui en souffrait pourtant! Gabriel ne la plaignait pas. Que n’eût-il pas donné pour être affecté de la même façon qu’elle, pour être fier de son sentiment, pour se sentir ennobli de sa propre douleur!
Gabriel monta par le petit escalier tournant, jusqu’au cœur du vieil arbre où il avait tenu dans ses bras le corps de Luisa. «Elle était là, pensait-il, je sentais sur mes genoux son poids bien-aimé; le parfum de sa gorge et de ses cheveux m’environnait; un de ses bras, – son bras, mon Dieu! puis-je revoir cette image sans mourir! – était sorti complètement du peignoir, et l’obscurité m’empêchant de le voir, je le parcourais lentement des lèvres, depuis la grâce vivante du poignet jusqu’au délire mortel que contient la rondeur de l’épaule. Je lui dis: «Luisa, il n’est pas possible que je survive au délice que vous me donnez!»
La nuit s’avançait; le lac et les montagnes commençaient à blanchir. Il pensa: «Ce serait le moment de nous en aller, si elle était là!» Et il se leva et partit, comme s’il la suivait.
Il prenait des précautions pour ne pas faire de bruit en marchant sur le sable. Il se souvint d’un cri qu’elle avait poussé, un matin qu’ils rentraient côte à côte, en appuyant le pied sur un limaçon dont la coque avait craqué. Quelques oiseaux lui avaient répondu et les massifs s’étaient éveillés autour d’eux.

Gabriel remarqua que Dante-Léonard-William était encore à son balcon. Il avait éteint sa lampe. Il était debout et regardait au loin. Sans doute voyait-il l’aube répandre à flots son lait matinal sur les collines et sur les eaux!… Peut-être acceptait-il enfin la dangereuse invitation que ce dernier matin d’octobre répétait, une fois suprême!…




XVII


Madame de Chandoyseau et monsieur Belvidera, qui n’avaient vu ni l’un ni l’autre l’Isola Madre, ayant exprimé chacun séparément leur intention d’y faire une excursion, on apprit pendant le déjeuner que les barques avaient été retenues de part et d’autre pour l’après-midi.
Dans ces circonstances, il se trouve toujours un M. de Chandoyseau pour s’écrier:
– Quel heureux hasard! nous ferons route ensemble.
Dompierre avait voulu se soustraire à cette promenade; mais on savait que lui 94seul pouvait avoir de ses amis les jardiniers l’autorisation de rester dans l’île après le coucher du soleil, et c’eût été bien peu aimable à lui de refuser son précieux concours. On emportait une collation et des rafraîchissements. C’était une très jolie partie de plaisir. Qu’est-ce qu’il y a de plus agréable qu’un pique-nique entre amis?
C’était une de ces journées radieuses où l’automne semble semer ses trésors à profusion, jeter la chaleur et la lumière à pleines mains, comme s’il vous disait: «Allez, allez! c’est la fin, je donne tout; nous n’avons plus d’économies à faire; nous mourons demain!»
Gabriel courbait les épaules sous la pesanteur des arbres où il avait passé à l’époque heureuse de son amour, au bras de Luisa. Le palais couleur d’abricot, les balustrades fleuries, les lianes encombrantes des allées, le parfum des plantes exotiques, et la présence encore de celle qui lui avait divinisé tout cela, mais aujourd’hui suspendue au bras d’un autre, lui versaient un enivrement qui s’accentuait pas à pas. Il fouettait de sa canne la tige des plantes, et il se redressait parfois, tout en marchant, comme s’il eût senti que sa taille ou ses membres fléchissaient.
Madame de Chandoyseau s’exclama en passant devant la fenêtre de la chambre des fleurs. Il y en avait une quantité en pots, et quelques-unes, déjà cueillies et humectées d’eau fraîche, étaient disposées sur les paniers et faisaient avec le mobilier rustique le plus gracieux effet.
Madame Belvidera et Dompierre étaient demeurés en arrière.
– Venez donc! venez donc! leur dit-on; il faut absolument voir cela, c’est délicieux!
– Ah! dirent-ils.
Et ils s’avancèrent jusqu’à l’appui de la fenêtre, pendant qu’on se retirait pour leur faire place.
Ils durent se pencher, explorer la pièce du regard.
Gabriel murmura:
– Je veux vous avoir là, une dernière fois, quand la nuit tombera, là!
Elle ne lui répondit pas et s’écria comme tout le monde:
– C’est délicieux! c’est délicieux!
On goûta sur l’herbe, à l’endroit précisément où les deux amants avaient été le plus touchés par la beauté du paysage. C’était au milieu de camphriers, d’arbres à thé, de houx frisés et de chênes-verts. Un vieux cèdre étalait au-dessus d’eux, comme l’implacable main de la destinée, sa branche plate, gigantesque. On voyait Pallanza toute blanche, au travers d’une fenêtre de feuillage. À cinq heures, la grille de la grande entrée fut fermée et le bruit
de fer en retentit.
– À présent, nous sommes absolument tout seuls dans l’île?…
– Tout seuls, avec les jardiniers.
On battit des mains, ce fut un bonheur pour tous de profiter d’un avantage exceptionnel.
À l’heure du coucher des oiseaux, l’air fut déchiré par un grand vacarme, et l’on vit passer les paons qui rentraient.
Puis vint la promenade à la nuit tombante que hâte l’ombre des arbres séculaires. Dans le demi-jour, on marchait sur la couche profonde des feuilles sèches. Elles étaient en si grande abondance dans certaines allées que les pieds s’enfonçaient très avant et sentaient les arrière-couches déjà fermentées. Une odeur
de fermentation s’en dégageait. À la moindre brise venue du lac, les feuilles tombaient en neige d’or voletante qui s’attachait aux chapeaux des femmes, ou se plaquait sur les poitrines et les visages, en furtifs et inquiétants baisers de lèvres froides. Mais, çà et là, une grande trouée s’ouvrait sur le couchant coloré encore, et la braise des feuillages ranimée par les restes de l’incendie céleste, réchauffait soudain, faisait rire quelqu’un sans qu’il sût pourquoi.
On joua à cache-cache. On se perdit.
Gabriel se trouva vis-à-vis de Luisa au hasard du jeu. C’était dans la proximité du palais. Il empoigna la jeune femme par la main sans lui rien dire et l’entraîna. Ils parcoururent toute une allée sans prononcer une parole. L’ombre était 95déjà partout assez épaisse. Il souleva le lierre, poussa la porte de la chambre des fleurs sans rencontrer de résistance. Ils n’entendaient l’un et l’autre que leurs souffles très émus, et au loin, dans le parc
les longs cris du jeu. Gabriel verrouilla la porte sans quitter la main de Luisa:
96– Ah! je t’ai! dit-il, en la baisant comme une bête vorace.
Elle était hébétée, folle, absente. Elle ne songea qu’à dire:
– Prends garde! je suis pleine de feuilles.
Mais il mordait, avec le corsage, les feuilles rouillées au goût corrompu de chose morte.
Ils roulèrent parmi les fleurs dont ils entendaient se rompre les tiges sous leur poids.
– Oh! oh! disait Luisa, c’est fini! c’est fini! Il est temps de s’arracher à tout cela.
On entendit à nouveau les cris et les appels lointains des joueurs.
– On nous croit perdus, dit Gabriel.
– Perdus, en effet! répétait-elle.
– Ah! donne! donne! criait-il, en lui écrasant la gorge de ses baisers.
Et tout le corps de la malheureuse se cabrait.
– Tu vois, tu vois! criait-il, il y a tout de même un Dieu qui nous protège, puisque je t’ai
encore ce soir, puisque je t’ai là, dans cette chambre qui nous attend depuis des semaines, dans cette chambre que j’avais fait aménager pour nous, où je m’étais juré de t’avoir… Tu vois, nous y sommes chez nous! Ah! je t’aurai encore, je t’aurai encore ici!…
– Non, je me sauverai!
– Mais si! vois donc comme c’est fait exprès: on dirait que tout le monde s’est entendu pour nous laisser ici… Lee n’est pas là aujourd’hui, et jusqu’à la Carlotta qui devrait venir chercher ses fleurs à cette heure-ci et qui ne vient pas!…
– Mais elle viendra: elle va venir. Allons-nous-en!
– Reste encore! attends que je devienne fou: je me jetterai par cette fenêtre et tu seras débarrassée de moi!
– Voilà encore des feuilles! dit-elle
, impatientée, en retirant les choses humides de sa chevelure. Ah! cet automne effrayant, tout rouge, et pourri en dessous, as-tu vu, ce soir? Écoute! écoute!
Des cris plus vifs et plus prolongés venaient du dehors.
– Allons-nous-en! allons-nous-en!
Gabriel lui-même s’était relevé à cause de la vigueur du cri que l’on venait d’entendre.
– J’ai peur! dit Luisa.
Il avait ouvert la fenêtre et prêtait l’oreille.
– Cela ne vient pas du parc, dit-il; il y a quelqu’un qui a appelé sur la grève… Peut-être sont-ils déjà descendus aux barques et ils nous appellent pour partir.
– Donne-moi la main, dis! ne me laisse pas!
Ils tremblèrent tous les deux simultanément, les mains unies. Un cri horrible venait de jaillir dans le silence du soir.
97– N’aie pas peur, dit Gabriel, on ne nous appelle pas, mais viens, viens!
Et il l’entraîna à demi morte d’effroi.




XVIII


Ils tombèrent presque aussitôt au milieu des jardiniers qui se précipitaient du côté du sentier qui conduit à la porte dérobée par où les deux amants avaient pénétré un jour dans l’Isola Madre.
– Qu’est-ce qu’il y a?
Mais les hommes bondissaient sans répondre. Une de leurs femmes, le poing sur la hanche et hochant la tête, dit:
– Oh! c’est Paolo. Il en veut à Carlotta. Il l’a peut-être bien tuée à l’heure qu’il est.
Gabriel ne put se tenir et s’élança à la suite des jardiniers en disant à Luisa de l’attendre; il lui apporterait immédiatement des nouvelles.
Arrivé à la petite porte dissimulée sous les lianes fleuries, la petite porte des contes de fées, il rencontra un groupe de trois jardiniers contenant à grand’peine Paolo qui gesticulait et hurlait.
– Votre ceinture, signore, s’il vous plaît! dirent-ils; nous n’avons pas de quoi le tenir!…
98Gabriel défit sa ceinture, et on lia les mains au forcené.
– À la bonne heure! dit Gabriel, comme cela!…
– Oh! signore, malheureusement c’est trop tard!
– Comment! c’est trop tard?…
Les trois hommes regardèrent tous dans la même direction, et, avec un geste résigné des bras:
– Ça y est!
– Grand Dieu! il l’a tuée!
On voyait à une cinquantaine de mètres les lueurs vacillantes des lanternes que quelques-uns des hommes avaient songé à apporter; et on distinguait, tout autour, des gens courbés ou à genoux.
Le jeune homme ne fit qu’un saut. On l’accueillit par le même mot simple et tragique:
– Ça y est!
Quelqu’un ajouta:
– Ça devait arriver.
Carlotta était couchée sur le sable. Ses cheveux avaient été défaits dans une lutte corps à corps où elle avait dû se défendre désespérément; une blessure à la tempe rougissait cette toison noire magnifique, presque à l’endroit où elle avait coutume d’y piquer des roses; sa bouche était entr’ouverte; on apercevait l’arc d’ivoire de ses dents. On avait déchiré son corsage dans l’espoir qu’elle respirât encore, et sa pure poitrine de déesse demeurait immobile comme un marbre. On la recouvrit. Sa figure gardait, comme aux jours de son court bonheur, la sérénité puérile ou divine des chefs-d’œuvre antiques. Avec sa lèvre relevée et ses bras demi-nus écartés en croix, elle n’était pas différente de ce qu’elle était dans sa barque lorsque, élargissant les bras pour saisir les avirons, elle commençait de chanter.
Les amis arrivèrent, ayant cessé le jeu en entendant les cris. Madame Belvidera s’était jointe à eux; et les femmes des jardiniers étaient également descendues.
Tons vinrent grossir le groupe des hommes muets penchés sur le cadavre de la marchande de fleurs. Il se fit un remuement. De courtes réflexions étaient étouffées dans les gorges crispées. Cela faisait des espèces de gloussements, émouvant langage de terreur.
Puis les femmes de l’île s’agenouillèrent une à une. Une vieille qui était courbée en deux se lamentait:
– Sa mère! sa pauvre mère! qu’est-ce qu’elle va dire?
Alors toutes les femmes se mirent à pleurer.
Un de ces hommes
, rudes, en contemplant l’admirable morte, brandit le poing avec indignation:
– Quel malheur! dit-il.
Tous sentirent l’injustice des choses. L’extraordinaire beauté de la jeune morte les touchait jusqu’au plus profond de leurs instincts, et ils sentaient qu’elle était faite pour charmer les regards et enchanter le monde. Ils ne pouvaient relever les yeux, tant la beauté qu’elle gardait dans la mort avait de puissance. Ils étaient tous en colère. Peu à peu ils firent comme les femmes, se mirent à genoux, demeurèrent longtemps ainsi, dans une sorte de stupéfaction religieuse, en face de cet outrage du ciel, qu’il fallait accepter.
Puis les étrangers s’éloignèrent, à l’heure du dîner.
On croisa dans l’ombre une barque où l’on reconnut Dante-Léonard-William. Il avait son chapeau rabattu sur les yeux; un manteau à grand col relevé l’enveloppait. Il allait probablement au-devant de Carlotta pour une de ces promenades nocturnes qui étaient toujours demeurées mystérieuses. Peut-être se contentait-il, en ces entrevues, de s’asseoir à côté d’elle, et de dire des vers en regardant dans ses yeux la couleur bleue des montagnes
? Peut-être suivait-il sa barque dans le sillage embaumé des fleurs? Alors, ce soir, il allait mettre le pied dans le sable rougi du sang de sa jolie muse; il l’attendrait sur la grève; il l’appellerait doucement en disant plus haut certains vers auxquels l’oreille de la pauvre enfant était sensible! Dompierre, qui connaissait par cœur ces vers, tremblait à la pensée 99que la voix du poète les prononcerait ce soir sans éveiller l’écho charmant de la chanson accoutumée; il les entendait par avance retentir et s’éteindre en vain sur cette grève d’Isola Madre, désormais muette et défleurie.
Lee ne répondit pas au mouvement que sa vue avait provoqué dans la barque. Il ne voulait pas être reconnu.
Quelqu’un dit:
– Ne conviendrait-il pas de l’avertir?
Dompierre hésita un moment; puis, se ressouvenant du dédain de l’Anglais pour tout malheur particulier et pour les émotions de l’amour:
– Laissons-le donc, dit-il, que voulez-vous que cela lui fasse!
La barque du poète continua de filer dans l’ombre
vers l’Isola Madre.




XIX


La mort de Carlotta bouleversa l’Hôtel des Îles-Borromées. Chacun la connaissait, lui achetait des fleurs, et avait coutume d’aller l’en100tendre, le soir, dans les jardins ou sur le lac. Sa beauté était proverbiale.
On se porta, après le dîner, sur le bord du lac. Beaucoup avaient l’intention de se faire conduire jusqu’à l’endroit où le crime avait été commis.
Ceux qui n’allaient point à l’Isola Madre éprouvaient un instinctif besoin de contempler au moins de loin la figure désormais sinistre de l’île qui contenait cette nuit le corps inanimé de la Carlotta.
L’allée qui longeait l’eau, en face de l’île, se trouva garnie d’une foule nombreuse. On avait fait apporter des sièges, et tous les pensionnaires de l’hôtel étaient là, animés de l’étrange curiosité que donne le voisinage de la mort.
Le ciel était pur, l’air calme et doux. Malgré le murmure des voix, le grand silence du lac était sensible, et chacun avait la certitude qu’aucun chant ne s’élèverait ce soir de là-bas, du côté de la grosse masse enténébrée de l’île mère!
Assis en face de madame Belvidera, Gabriel Dompierre, accablé, tournait la tête tantôt vers la jeune femme et tantôt vers cette grande plaine immobile où s’était mirée une période si émue de sa vie. Ni l’un ni l’autre des deux amants n’osait parler. Mais tous deux comprenaient le sens du mystère que la nature impitoyable semblait avoir représenté devant eux et pour eux. Car l’illusion de la vie est telle que la plupart des événements et des choses y paraissent vraisemblablement organisés pour ou contre chacun de nous.
Ils se rappelaient cette voix entendue sur le lac, dès la première soirée de leur séjour, cet attrait irrésistible qui les avait placés côte à côte dans une même barque, à la poursuite de la séduction flottante qu’avait été la jolie marchande de fleurs. Et, chaque soir, la chanson ardente et naïve avait été une invitation nouvelle à l’amour. Cette mélodie les avait été chercher, les avait attirés, fascinés, jusqu’à ce qu’elle les berçât aux bras l’un de l’autre dans la barque amarrée sur le sable, aux environs des lauriers roses. Quelle volonté cachée, quel caprice inconnu avait prémédité et exigé leurs baisers, leurs extases et jusqu’à leur douleur présente?
Et la figure de Carlotta grandissait dans leur esprit. Certaines paroles de Lee leur revenaient à la mémoire, et ils ne souriaient plus du poète qui avait salué en cette fille des Borromées le génie du lac et des îles. Qu’est-ce exactement que 101la réalité, dans le monde? À quel point précis se différencie-t-elle du rêve?
Maintenant, il avait disparu, le joli dieu du lac et des îles. Jamais plus aucune de ces rives ne recevrait l’image de sa beauté, ni ses fleurs, ni ses chansons! Le vent sévère de l’arrière-automne allait disperser les mille parcelles desséchées des ombrages que son charme avait pénétrés. Tout allait se faner, se dénuder et mourir; tout ce pays serait prochainement dépeuplé. Les îles Borromées étaient sans âme.
Très peu s’aperçurent de la barque de Lee, qui aborda aux marches situées près de l’endroit où se trouvaient monsieur et madame Belvidera et Dompierre. Avec son grand chapeau et son manteau romantique, le poète traversa la foule comme une ombre. Il marchait à grands pas et d’une allure précipitée.
Une curiosité invincible fit lever Gabriel. Il avait hâte de savoir l’impression de l’accident sur cette étrange cervelle. Machinalement, monsieur et madame Belvidera se levèrent avec lui et le suivirent. Ils portaient le poids des événements, et parlaient peu. Ils se promenèrent de long en large dans le jardin des annexes, où Gabriel les avait entraînés; ils firent le tour du jet d’eau au perpétuel murmure. Le jeune homme leva la tête: on allumait la lumière dans la chambre de Lee. Gabriel allait surprendre la figure 102de l’Anglais, savoir!… Mais le moyen était par trop indiscret; il essaya d’entraîner ses compagnons. Mais tout à coup, il leur dit, sans pouvoir se maîtriser:
– Regardez!
Ils levèrent la tête. Lee était assis, la figure en plein dans la clarté de la lampe; il venait de se mettre à sa table de travail, simplement, mais ses mains étaient inertes, tombées devant lui, et, pour la première fois, de sa vie d’homme, peut-être, des larmes coulaient le long de ses joues glabres.
– Regardez! regardez!
Dompierre raconta ce qu’il savait des relations de Lee et de la marchande de fleurs.
– C’était donc lui! s’écria M. Belvidera.
– Le malheureux!
– Il souffre de son orgueil abattu; mais que n’a-t-il pas souffert avant de pouvoir pleurer comme cela!
– Oui, dit madame Belvidera, cela se voyait sur sa figure. Maintenant il sera moins laid.
Ils restaient tous les trois immobiles et très émus devant ce baptême de la douleur d’amour qui achevait de faire d’un poète un homme.




XX


On vit une dernière fois la figure de Carlotta, environnée de tout ce que la saison pouvait encore fournir de fleurs. La petite blessure de la tempe était invisible, et le repos de la mort idéalisait à peine ses traits qui avaient toujours été beaux et tranquilles.
Quand la bière, où ce corps charmant était couché à demi découvert, parut sous le portail de la petite chapelle d’Isola Madre, un frisson parcourut l’assistance composée de personnes innombrables massées dans le parterre étroit, juchées sur l’appui des fenêtres, sur les escaliers, sur la terrasse supérieure, et répandues fort loin dans les jardins. Ce peuple des îles et des lacs d’Italie, presque païen encore, avait un mouvement de révolte de ce qu’on lui ravît une si grande beauté.
Mais tout disparut promptement, et les gens trop éloignés, qui n’avaient pas entendu le bruit sourd de la chute du cercueil dans la terre et qui se haussaient sur la pointe des pieds, n’aperçurent plus que les fleurs que chacun jetait et qui se superposaient en une sorte de montagne croulante et sans cesse surélevée.
Après quoi, des centaines de barques s’éloignèrent
de l’île dans toutes les directions. De petites lames dures agitaient le lac, et toutes ces coques de noix vacillaient. La crainte du danger détourna les esprits de la tristesse de ce que l’on venait de voir et de tout ce que l’on sentait d’irrévocablement révolu. En mettant le pied à terre, madame Belvidera s’approcha de son amant et lui dit:
– Adieu, mon ami; nous partons.
Il s’attendait à tout. Cependant, il porta la main à la gorge, comme s’il se sentait étouffer.
– Quand?
– Tantôt, après déjeuner.
– Tantôt! fit-il atterré… alors… c’est fini!
– Allons! dit-elle, soyez raisonnable!
Dompierre monta chez lui. Il ne se sentait pas le cœur de déjeuner. Les dernières semaines de sa liaison avaient été douloureuses; cependant il eût souhaité qu’elles durassent longtemps.
Il entendit Lee, qui demeurait enfermé dans sa chambre depuis la mort de Carlotta. Autre drame, terrible et muet peut-être pour toujours. Il s’accouda à la fenêtre et attendit que l’omnibus de l’hôtel vînt s’ouvrir devant la porte du hall et ensevelir à jamais pour lui, dans son coffre aux lettres dorées, Luisa!
Luisa emportée, disparue! dans un instant! dans l’instant qui vient!…
Ces minutes d’exaspération ne sont pas assez longues. Et pourtant il lui a semblé que le temps du déjeuner n’en finissait pas. Mais qu’il voudrait donc demeurer là des jours, dans l’attente d’un moment ou Luisa paraîtrait, oh! même de loin, là-103bas, au tournant d’une allée! Il écoute le bruit incessant du jet d’eau; il n’a pas la force de tourner la tête du côté du massif des cyprès.
C’est fait. Il vient d’apercevoir la lourde voiture. Un cri retentit. Il a reconnu sa voix. C’est elle qui appelle la fillette.
– Luisa!
Son appel se prolonge et se perd dans les jardins. Il voit de loin l’enfant qui court, les cheveux au vent.
Il descend. M. Belvidera vient à lui, les mains tendues; il s’excuse de partir si rapidement; il est rappelé par dépêche.
Gabriel lui répond par quelques phrases de politesse.
Voilà madame Belvidera qui descend, avec des paquets, des ombrelles, des plaids. Elle demande à madame de Chandoyseau si son chapeau n’est pas posé de travers. Elle a oublié un gant; elle fait remonter la femme de chambre. Elle appelle la petite Luisa que tout le monde embrasse.
– Nous ne sommes pas en retard, au moins?
L’omnibus est là, béant. Les malles sont posées sur l’impériale en lourd échafaudage; on a retiré la petite échelle accrochée à la tringle de fer, et un homme est debout à la portière de la voiture. M. Belvidera distribue les derniers pourboires.
– Allons! allons!
Madame Belvidera, qui n’a pas eu seulement le temps de serrer la main de tout le monde, se tourne vers Dompierre, et, avec un sourire très bon, très aimable:
– Adieu, monsieur, dit-elle.
Il s’incline et prend la main qu’elle lui donne.
– Adieu, madame.
C’est aussi simple que cela.
Monsieur, madame Belvidera et l’enfant sont installés, avec deux étrangers, dans l’omnibus. Le portier galonné en ferme la portière à grand bruit, et soulève sa casquette. Alors, de l’intérieur, ce sont des sourires et des signes de main. Le fouet du cocher a claqué. Le véhicule s’ébranle, et dans le temps de quatre secondes, il a tourné sur la route et disparu.
Et on entend l’appel mélancolique, le long sifflet du bateau qui approche de l’embarcadère.




XXI


Ceux qui restaient allèrent se promener. À part quelques connaissances assez indifférentes, il n’y avait plus autour de Dompierre que les Chandoyseau et Ghislaine. Le révérend Lovely et sa femme étaient partis, et Lee était là-haut tout seul.
On ne craignait plus le soleil; le lent tonneau d’arrosage avait interrompu sa promenade des beaux jours de torpeur, et les pluies fréquentes lavaient les allées.
Gabriel sentait approcher le chagrin qui déborde, éclate et se répand comme un fleuve qui a crevé ses digues. C’était une sourde rumeur grossissante qui semblait lui monter de la poitrine à la gorge, et qui se portait aussi sur la vue qu’elle brouillait peu à peu. Car le fait lui-même n’est presque rien en comparaison de son retentissement: l’adieu, l’omnibus et la dernière ligne du profil qui disparaît au tournant de la route, c’est à présent que cela pénètre et opère son ravage!
Il était tenté de fuir. Il avait eu plusieurs bonds en avant; il avait préparé le mot de congé: «Vous permettez?…» ou: «Pardon!…» Mais sa nature de voluptueux se rebellait inconsciemment contre le vide épouvantant qu’il allait éprouver dans la solitude. Et il restait par lâcheté dans la compagnie d’un homme nul et de ces femmes dont il sentait que l’une au moins était pleine de tendresse pour lui.
Parler de n’importe quoi; s’impatienter 105même de la vanité de l’heure qu’il allait passer là, c’était toujours reculer le moment de la redoutable explosion. Et il restait.
En passant sous les épais massifs d’arbres verts tout ébranlés encore de l’organe de Luisa, Gabriel entendait la voix fine, fraîche, mesurée et précise de la jeune fille qui parlait avec justesse, redressait avec application les erreurs de son beau-frère et de sa sœur. Il fallait son extrême misère présente pour qu’il se trouvât seul dans ce groupe. Mais il sentait que c’était pour lui que Ghislaine se donnait la peine de parler. Et il avait dans son dénuement un besoin éperdu que l’on s’occupât de lui.
L’émotion de la pauvre enfant était au comble. Son amour étant né malheureux, elle éprouvait toute la joie possible aux femmes destinées à souffrir, en s’apercevant que pour la première fois sa tendresse ne répugnait pas au jeune homme.




XXII


À la suite d’une pénible nuit, Gabriel se hasarda à frapper à la porte de Lee. Les deux hommes se serrèrent la main. Puis ils causèrent comme à l’ordinaire, mais leur conversation trébuchait à chaque pas et tombait.
– Il est temps de partir, dit Dompierre.
– Oui.
– Quand?
– Quand vous voudrez.
– Demain.
Gabriel descendit et donna des ordres au bureau. Ensuite, il regarda successivement sa montre, une horloge, une autre horloge et puis sa montre encore, dans l’espoir de trouver le temps plus avancé qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Les pensionnaires étaient clairsemés, les corridors reprenaient le calme des mortes-saisons; à chaque passage du bateau l’hôtel se dépeuplait davantage.
Une pluie fine bruinait au dehors; il resta quelques minutes contre la vitre d’une porte-fenêtre, en face de l’immense tristesse qui avait envahi le paysage. Le lac était à demi voilé, les îles invisibles. Gabriel noyait sa pensée dans le deuil de la nature; et le vent qui chassait la pluie en nuages grisâtres rasant la surface de l’eau, semblait promener sur cette désolation les formes mêmes de sa douleur.
Il ouvrit la porte du salon de lecture et trouva là Ghislaine. Il avait tant souffert depuis la veille qu’il avait oublié cette vivante tendresse dont le contact 106lui avait été cependant comme un frais pansement sur sa blessure.
Elle était assise, dans le jour de la fenêtre. La chair délicate de son visage, les alentours extrêmement sensibles de ses yeux manifestèrent une émotion vive. Cette rencontre, ces derniers instants, c’était pour elle l’aboutissement d’un long drame silencieux de deux mois.
Mais, que dire? Ils refoulaient tout ce qui leur montait aux lèvres. Il voulait dire: «Mais non! pauvre petite, c’est impossible! vous sentez bien que je ne vous aimerai pas!…» Elle voulait lui dire: «Je vous aime! je vous aime! et je serai si heureuse en continuant de souffrir par vous!…»
Par contenance, ils tournèrent la tête 107vers la vitre que la pluie battait. On n’apercevait que les feuilles ruisselantes des fusains et des lauriers-cerises et les grands glaives tordus et flamboyants des aloès sur lesquels l’eau glissait comme sur une peau grasse.
108– Quel temps!
– Quel temps!
– Est-ce que vous partez bientôt?
– Oui, demain.
Elle eut un frémissement imperceptible:
– Comme nous! dit-elle.
Ils regardèrent encore tomber la pluie.




XXIII


Sous la pluie persistante, Gabriel Dompierre et Dante-Léonard-William Lee, monsieur et madame de Chandoyseau et Ghislaine quittèrent Stresa par le bateau du matin. Installés à l’arrière, sous l’abri de toile qui couvrait le pont, tous donnaient un dernier coup d’œil à cette anse privilégiée du lac Majeur qui contient Pallanza, Baveno, Stresa et les trois îles.
M. de Chandoyseau hasarda cette réflexion:
– Que diable! il ne faut pas nous plaindre, nous avons passé là une bien belle saison.
Dompierre regardait fuir les rives d’où le poète avait vu émerger une trop réelle sirène; il s’appliquait à percer le brouillard; il s’acharnait à distinguer une dernière fois tel
et tel lieu, à ressusciter tel souvenir dont la saveur lui versait un suprême enivrement.
La pluie s’épaississait, le bateau filait, toute cette baie de volupté disparaissait dans une grisaille impénétrable; on tourne et ce n’était plus la peine même de regarder. Gabriel eut une oppression comme si l’air venait à lui manquer; ses narines battaient; sa bouche était entr’ouverte en quête d’un souffle épuisé, il avait senti expirer le parfum des îles Borromées.
iLE PARFUM
DES ÎLES BORROMÉES



viiÁ ALPHONSE DAUDET



I


La Reine-Marguerite, 1beau vapeur blanc du lac Majeur, alluma ses feux en quittant Pallanza, et s’engagea dans l’anse magnifique qui contient les îles Borromées. La chaleur ayant été accablante, les passagers se félicitaient de ressentir la première fraîcheur du soir. Les uns prenaient plaisir à discerner, sur la gauche, les contours opulents de l’Isola Madre, l’Île Mère, tachant l’ombre de sa grosse masse obscure; les autres, à regarder naître au long des contours capricieux du lac les mille lumières des embarcadères, des hôtels 2et des villas. Mais un charme très spécial, et nouveau pour la plupart d’entre eux, venu du lac que la nuit flattait, ou bien des rives fleuries de lauriers-roses, enveloppait et pénétrait jusqu’aux natures les plus insensibles.
À ce moment, le poète anglais Dante-Léonard-William Lee monta vivement l’escalier de la passerelle, et, se dirigeant avec un empressement inaccoutumé vers un grand jeune homme à longue moustache blonde qui semblait fort absorbé par le spectacle de la nuit, il lui dit du ton le plus sérieux:
– Mon cher ami, une Sirène vient, sous mes yeux, d’abandonner l’humide séjour de ces eaux pour prendre place à notre bord, et il vous est loisible de la voir, comme je l’ai vue, sur le banc des premières. Sa beauté est remarquable.
Gabriel Dompierre sourit à l’étrange communication qui lui était faite. Il avait eu lieu déjà plusieurs fois de se méfier des affirmations du poète, car il savait son pouvoir visionnaire développé à l’excès. Mais, ce soir-là, soit que le paysage fût par trop assombri 3pour le retenir sur la passerelle, soit que l’heure délicieuse rendît possibles les miracles, il quitta sa place et descendit avec Dante-Léonard-William, s’assurer de la présence d’une Sirène à bord de la Reine-Marguerite.
Ils virent une jeune femme assise au milieu d’un nombreux bagage, en compagnie d’une fillette de sept à huit ans, et d’une femme de chambre. À cause de la mauvaise lumière, on n’apercevait de son visage, à travers la voilette et au-dessous d’une touffe épaisse de cheveux noirs, que la ligne fine et fière d’un nez droit. Elle se sentit observée et leva les yeux, franchement, mais pour les rabaisser avec prestesse sur la fillette dont elle caressa les boucles brunes et redressa le chapeau.
Les deux amis s’éloignèrent par discrétion; mais cette courte entrevue avait suffi pour que Gabriel Dompierre ne doutât pas que le poète n’eût eu toutes bonnes raisons de voir en cette femme évidemment belle une divinité du lac. En effet, Dante-Léonard-William idéalisait en même temps qu’il voyait.
L’heure et le lieu, d’ailleurs, étaient favo4rables aux enchantements. L’air était tendre, et tiède au point que certains souffles espacés, en frôlant soudain les nuques, inquiétaient, faisaient retourner la tête, donnaient à quelques-uns l’illusion d’une caresse humaine. Des femmes qui avaient mis de légers châles et des foulards à l’approche du soir, les enlevaient, se dégageaient le cou, du mouvement onduleux et câlin des chattes, enfin tendaient aux baisers aériens leurs joues, leurs lèvres peut-être.
À l’approche de la station de Baveno, l’odeur pesante des lauriers fut heurtée comme une nuée réelle avant que l’on ne pût apercevoir, à la lueur des feux, leurs grosses fleurs qui font pencher les branches. Le bateau stoppa. Aussitôt apparurent, derrière l’écran troué et frissonnant des feuillages, d’innombrables gens élégants, nonchalants, allongés sur des sièges de jonc, assis, prenant des rafraîchissements, ou se mêlant ici et là en des allées et venues paresseuses. La sourde rumeur de la causerie d’après dîner était relevée de musique et de chants. Tout à coup, tranchant sur la quiétude générale, un mouvement vif: une jeune fille 5passe, svelte, et lance un mot anglais; un bras nu est levé; des cheveux blonds scintillent… Mais le bateau s’ébranle à grand bruit de roues; il semble que l’on quitte un lieu de féerie; les regards demeurent fixés sur l’ombre magique des arbres piqués de points lumineux que l’on peut confondre déjà avec les étoiles naissantes.
Les cloches du soir commençaient à tinter; d’une rive à l’autre, les campaniles échangeaient gracieusement leurs angéliques salutations. La clochette du bateau, à l’annonce des stations, couvrait le concert lointain de son battement plus viril et que renforçait la voix du matelot prêt à jeter le câble d’abordage. Rien d’émouvant, dans la nuit, comme l’éclat soudain de ces syllabes sonores évoquant des endroits renommés par leur beauté. Un Italien fin et joli, à qui souriaient toutes les filles en cheveux assises à l’avant, lança, d’un timbre admirable, le nom d’Isola Bella. Et on eût dit qu’il avait la conscience de la merveille de marbre, de fleurs, de fruits, de soleil et d’artifice dont il évoquait l’image, avec une sorte d’impudeur triomphante. «Isola Bella!» 6répéta-t-il, faisant frissonner certains voyageurs en quête de volupté.
Cependant Gabriel Dompierre demeurait attaché à la figure de la «Sirène», et semblait épier un mouvement qui lui fît distinguer plus nettement ses traits. Lorsque la cloche annonça la station de Stresa, où il descendait avec son ami, il eut la satisfaction de voir la jeune femme se lever et donner des ordres à la domestique au sujet des bagages. Stresa n’ayant qu’un grand hôtel, à moins que la «Sirène» ne fût logée dans quelque villa particulière, il avait donc chance de pouvoir la retrouver.
Dans le tumulte du débarquement, il la vit un instant debout sous la lumière crue d’un bec de gaz. Il ne put maîtriser un vif mouvement, et poussa du côté de son compagnon cette exclamation naïve:
– C’est elle!
L’Anglais, que les questions de personnalité ne touchaient point, ne manifesta même pas d’un signe qu’il prenait part à l’émotion subite du jeune homme. Cette femme lui avait paru belle, et il l’avait divinisée aussitôt dans son 7esprit: il n’eût pas fait un pas pour savoir son nom.
Mais Gabriel, sans douter un instant que quelqu’un pût être insensible à la découverte qui le remuait si profondément, empoignait le bras de Dante-Léonard-William, et le renseignait avec une abondance superflue:
– Vous ne le croyez pas? Je vous affirme que c’est elle. Telle que je l’ai vue là tout à l’heure, elle était, il y a un an, debout contre la balustrade des jardins du Pincio, le regard suspendu au-dessus de Rome, hors du monde, comme il arrive aux femmes lorsqu’elles écoutent la musique qui leur plaît. Je l’ai vue là, trois matins. Le second, je montais au Pincio pour le plaisir de la voir; le troisième
, c’était déjà pour souffrir de sa vue, car elle avait fait sur moi une impression extraordinaire, ineffaçable…
– Je reprends moi-même la suite, – dit l’Anglais, sans perdre un pouce de sa gravité. – Cette jeune femme paraissait attendre; et vous trembliez déjà de connaître l’homme qui avait le bonheur d’être le mari ou l’amant. 8Mais elle quittait les jardins, au moment où sonnait midi à la villa Médicis. Le troisième jour, comme vous vous prépariez à la suivre afin de savoir au moins qui elle était, vous étiez cloué sur place par l’arrivée de l’heureux mortel attendu. Il avait une silhouette élégante…
– Vous vous moquez de moi!
– Non pas! Je veux vous prouver seulement que je me suis acquitté convenablement du rôle que vous étiez en droit d’exiger de moi, en qualité de compagnon de voyage: je vous ai écouté.
Les bagages de ces messieurs étant chargés, l’omnibus s’ébranla. Gabriel Dompierre, assis vis-à-vis de Lee, revoyait, malgré toutes les préoccupations de l’arrivée, ce triste matin auquel l’Anglais faisait allusion, avec la cruauté de son orgueilleux égoïsme: la longue et vaine attente de l’inconnue, la recherche maladroite au Corso et à la villa Borghèse, dans tous les endroits mondains de la ville, et les quinze matinées suivantes passées là-haut, sur cette même terrasse garnie de nourrices, 9de fillettes avec leurs gouvernantes, et de jeunes séminaristes oisifs, en costumes multicolores… Et pour le moment, il croyait encore l’avoir perdue. Elle avait disparu dans l’encombrement du quai mal éclairé, dans l’affluence des inutiles badauds, dans la mêlée bruyante des facchini et des employés galonnés d’hôtels.
La quantité des voyageurs dans ces splendides journées de septembre valut aux deux nouveaux arrivés d’être logés dans une dépendance de l’Hôtel des Îles
Borromées, située au fond du jardin. Là, on leur donna deux chambres petites et propres ayant chacune un balcon sur des pelouses où un jet d’eau égrenait avec monotonie son chapelet de perles dans une vasque. On leur assura que la vue était belle, quoiqu’ils n’en pussent rien distinguer actuellement si ce n’était un rideau d’arbres plus noirs que la nuit, et, entre les pointes de cyprès, une ligne horizontale, un fil d’argent tendu pour quelque acrobate nocturne: un rayon lumineux sur le lac. Des églantiers devaient ramper le long de la 10muraille, car un parfum de roses montait jusque dans les appartements,
Ils étaient assis depuis quelques minutes à la table d’hôte et achevaient avec indifférence un potage aux pâtes nationales, en compagnie d’une vingtaine de personnes que l’heure d’arrivée des bateaux réunissait à ce souper attardé, quand la porte du salon fut ouverte, avec une ostentation tout italienne, par un domestique en habit, qui se courba au passage d’une jeune femme et d’une enfant. L’apparition fut si charmante, qu’il se fit un silence général suivi presque aussitôt de légers chuchotements qui coururent d’un bout de la table à l’autre. Enfin, le mot de «beauté» en quatre ou cinq langues fut prononcé.
Cet hommage général et spontané accrut l’émotion qu’éprouvait Gabriel à se retrouver tout à coup en présence de l’inconnue du Pincio. Il pâlit, et l’une de ses mains froissa la serviette comme s’il l’eût voulu déchirer, pendant que l’autre errait sur la nappe, touchant le pain, la fourchette, le verre.
Accoutumée à l’infaillible effet de sa beauté, 11la nouvelle venue s’avança très aise au milieu des discrètes exclamations. La fillette, seule, parut les remarquer, et, se tournant vers sa mère, elle lui sourit avec intelligence.
La petite était presque plus belle que sa mère. Celle-ci, malgré l’heure avancée, avait fait un peu de toilette. Un point de Venise ancien agrémentait son corsage autour du cou dégagé, et se relevait aux bords de la manche courte, à la hauteur du coude, laissant libre l’avant-bras de forme pleine et pure. De magnifiques cheveux noirs, moirés, abondants, largement ondulés et relevés sur un front droit, un peu court, enveloppaient de leur ombre épaisse le beau ton d’ivoire de son teint. Elle parlait en italien avec la fillette et employait parfois des expressions et même des phrases françaises prononcées sans aucun accent.
L’Anglais, que la vue de la «Sirène» n’empêchait point de faire honneur au repas, se penchait vers Gabriel, et, sans souci d’augmenter son trouble, il lui dit tout bas, avec une pointe de méchanceté:
– Il ne faudrait retenir de la table d’hôte, 12qui est à la fois la pire chose du monde et la plus exquise, que ces moments délicats où, dans l’atmosphère d’une soirée d’été, on peut admirer vis-à-vis de soi une inconnue, et prolonger à plaisir, mais non pas indéfiniment, le temps qui précède la minute où il devient inévitable d’engager la conversation. On ignore ce qui jaillira de ce premier choc; les regards interrogent et sondent; l’imagination hardie et libre construit ses faciles châteaux: le premier mot prononcé peut en couronner le faîte, comme il peut faire écrouler tout l’échafaudage; le moment, l’unique moment favorable approche, on le sent venir; il y aura un instant où il sera passé: tout sera gagné ou perdu; parler auparavant serait trop de hâte; ne parler qu’après serait maladresse; il ne faut pas avoir l’air d’un timide, mais encore moins d’un fat; l’air empressé est détestable, mais marquer de la négligence ne vous serait pas pardonné; n’oubliez pas que la gaucherie d’un seul mot peut vous compromettre à jamais, et qu’en revanche une expression heureuse peut vous tenir lieu d’une cour assidue…
13Ce jeu impertinent, qui peignait trop bien l’état d’esprit du malheureux jeune homme, l’exaspérait en avivant les causes de son hésitation. Pour répondre au poète, qui semblait décidément nourrir contre l’amour une sorte de ressentiment farouche, il affecta un ton dégagé et gouailleur fort éloigné de sa pensée.
Lee voulait évidemment user de tous les moyens pour le retenir dans l’obscur chemin d’une intrigue dont le seul aspect de la future héroïne faisait pressentir le danger. Il changea de ton:
– Mon ami, dit-il, il arrive qu’en face de l’amour qui va naître, la nature de l’homme s’arrête subitement, pareille au cheval qui flaire la mort. Elle hésite d’abord; puis se retourne avec horreur; elle se cabre et bondit en arrière… À ce moment, il est temps encore de fuir…
Mais Gabriel l’interrompit, pour adresser la parole à la jeune femme.




14II


– À présent, dit Lee en allumant son cigare, que vous savez qu’elle s’appelle madame Belvidera, que son mari est un député florentin qui peut venir la rejoindre d’un jour à l’autre et interrompre toute idylle en sa fleur, que c’est une femme non dépourvue d’intelligence et même d’esprit, un de ces êtres à qui le ciel et la terre sourient et dont le tranquille bonheur a l’étonnante vertu de faire épanouir les gens et les choses autour d’eux, – vous voilà bien avancé, n’est-ce pas? On dirait que vous avez déjà commencé de nous flétrir tout cela, car je 15vous vois aussi fier que si vous veniez de gagner une bataille!
– Mais!…
– Je vous tiens pour vulgaire!
– Mon ami, prêcheriez-vous l’abstention de l’amour?
– Il y aura toujours un assez grand nombre de gens à donner à l’amour ce caractère d’accouplement qui vaut aux races fortes de penser à leur avenir avec sérénité. Mais je ne vois de supérieur qu’un certain culte intérieur et souvent secret, qu’une âme noble voue à une forme admirable ou à quelque être d’élite dont la perfection l’enchanta. C’est en silence qu’on adore. C’est à distance qu’on aime Dieu. Toute parole, comme toute communion sous des espèces quelconques, apporte un élément de sensualité néfaste à ce sentiment spécial et sans nom à quoi sont dus les plus vifs ravissements de l’homme.
– Mon cher ami, avez-vous jamais aimé?
Ils furent interrompus par un chant qui venait d’une barque filant au loin sur le lac paisible, 16et dont le charme musical était tel que l’on ne pouvait continuer de parler.
Les deux amis étaient parvenus à l’extrémité des jardins qui descendent jusqu’au bord de l’eau. Le ciel était brillant d’étoiles, et la lune, cachée encore derrière le cône d’une des montagnes de Luino, blanchissait une partie du lac. Ils s’assirent sur une sorte de petit promontoire avancé dont les eaux battaient doucement le pied, et se laissèrent aller, l’un avec son instinct poétique, l’autre avec ses dispositions amoureuses, au seul plaisir d’entendre cette voix par qui toute la tranquillité du soir et du paysage s’exaltait.
C’était une voix de femme pure et fraîche, avec des intonations d’enfant, parfois, et tout à coup des accents de passion si chaleureux que les auditeurs en étaient soulevés et haletants. Gabriel Dompierre se sentait une irrésistible envie de distinguer la chanteuse. Mais l’embarcation semblait grosse à peine comme une noix; elle entra promptement dans l’ombre que formait la montagne, et s’y évanouit.
Lorsque le silence retomba, et qu’il n’y eut 17plus de sensible que les petits soupirs étouffés des vaguelettes mourantes au choc du sable ou des barques amarrées, le jeune homme se pencha vers des bateliers qui somnolaient en attendant l’heure des promenades en barque, au lever de la lune.
– Qui donc chante là-bas? demanda-t-il.
Mais Dante-Léonard-William sourit, et, levant les épaules avant que les bateliers ne se fussent décidés à répondre:
– Vous en êtes encore là! dit-il, et parce qu’une harmonie vous ravit, vous voulez qu’en réalité quelqu’un chante, et
de plus, savoir le nom de ce quelqu’un. C’est la même manie, toujours, d’atteindre et d’envelopper un objet déterminé. Vous faites à tout propos le geste de l’enfant qui étend la main pour saisir tout ce qu’il voit: son hochet ou la lune! En effet, l’homme naît positiviste; l’enfant n’admet pas que quelque chose demeure inexpliqué. Ce n’est qu’en grandissant qu’il conçoit l’inexplicable, et accepte l’existence du mystère…
Pendant que le poète parlait, un des bateliers répondait à Gabriel:
18– Celle qui chante, signore, c’est la Carlotta, d’Isola Bella, la marchande de fleurs.
– Carlotta! répéta Dompierre.
Des cris d’enfant couvrirent la voix du batelier, et Gabriel n’avait pas eu le temps de se retourner qu’il recevait dans les jambes, lancée à toute force, la gracieuse fillette de madame Belvidera.
– Luisa! Luisa! criait la maman.
– Mademoiselle Luisa, bien vous a pris de venir buter contre moi, car autrement, vous seriez, à l’heure qu’il est, dans ce beau lac qui ravit volontiers à leurs mamans les jeunes filles imprudentes!…
La mère entendit ces mots, et, comprenant, au premier aspect de l’endroit, le danger qu’avait couru la petite Luisa, elle remercia le jeune Français avec chaleur d’avoir joué si heureusement le rôle de balustrade. Elle voulut se pencher elle-même sur l’eau, à l’endroit où l’enfant se fût précipitée dans sa course échevelée, et ne put se retenir de pousser un cri. Elle s’anima par suite de sa peur rétrospective, gronda la fillette, puis l’embrassa.
19Le chant reprit dans le lointain, juste au moment où la lune, se levant au-dessus des montagnes de Luino, découvrait d’un coup la magnificence du lac Majeur sous le ciel clair. La branche septentrionale s’allongeait en face, dans un infini comparable à celui de la mer; tous les monts bleuâtres découvrirent leur pur dessin, et l’anse des Borromées montra ses trois îles: Isola Madre, Isola Bella, matrones opulentes, et derrière celle-ci, la modeste île des Pêcheurs, leur fille pauvre.
La fillette battit des mains à cette féerie soudain découverte comme par le lever
du rideau, et sa mère jeta cette exclamation ardente et presque goulue par laquelle les bouches italiennes semblent mordre à même l’objet admiré:
Che bellezza!
– Quelle beauté!
Le chant s’enflait à mesure que s’élargissait la lumière. Certaines paroles en devenaient nettement distinctes, et lorsque la voix chantait, comme finale de refrain, ce mot amore dont le sens est amour, et dont la conso20nance pour nos oreilles françaises évoque en même temps l’idée de mort, – beau et sombre mélange! – on eût juré que la chanteuse était tout près, là, quoique invisible.
«Qui sait? pensait Dompierre en souriant à demi, peut-être mon poète a-t-il raison, et il est possible qu’il n’y ait point de chanteuse là-bas dans une barque, à l’ombre de la montagne, et que nos âmes elles-mêmes soient rendues harmonieuses en face de la splendeur de la nuit!»
Cependant madame Belvidera éprouva le désir même qu’il avait eu:
– Oh! qui chante ainsi? demanda-t-elle.
Il lui dit ce qu’il avait appris de Carlotta, d’Isola Bella. Bientôt, la barque étant sortie de l’ombre, on put la discerner à quelque deux cents mètres de la rive… La chanteuse y était seule, et elle manœuvrait les avirons avec force et en cadence régulière. Parfois, elle suspendait tout mouvement et se laissait glisser sur l’eau unie.
– Où va-t-elle ainsi, le soir, en chantant? demanda-t-on au
batelier.
21– Signore, elle porte les fleurs des îles à Pallanza et à Baveno. Pour le moment, elle vient de faire sa provision à l’Isola Madre pour la vente du matin.
– Ainsi! s’écria madame Belvidera, la barque que nous apercevons est en ce moment-ci remplie de fleurs!… Oh! comme je voudrais voir cette fille!
Gabriel, qui brûlait de nouer connaissance avec la jeune femme, proposa hardiment une excursion en commun. Grâce à l’étiquette facile des réunions cosmopolites, tout le monde fut promptement d’accord, Dante-Léonard-William lui-même qui, malgré les réflexions chagrines prodiguées à son galant compagnon, fermait promptement les yeux à toutes les contingences humaines, pourvu qu’on favorisât ses rêves par des spectacles attrayants. Cinq minutes après, ils voguaient à la rencontre de la Carlotta, d’Isola Bella.
Quand ils ne furent plus qu’à une courte distance, le parfum des fleurs leur arriva en une véritable nuée épaisse qu’ils traversèrent, puis retrouvèrent à plusieurs reprises, 22comme si elle serpentait à la surface des eaux.
– Doucement! doucement! faisaient-ils au batelier, tant il y avait de plaisir à prolonger l’approche de la barque odoriférante.
Carlotta s’était tue, et, comprenant que l’on se dirigeait vers elle, elle laissait, elle aussi, flotter mollement les rames. On vit, à la lueur de la lune, sa figure régulière et ses beaux yeux qui paraissaient teintés par le bleu pâle des montagnes lointaines et regardaient fixement les étrangers. Elle avait le cou libre et les bras nus. À l’avant comme à l’arrière, les roses, les lourdes branches de lauriers fleuris, les camélias, les tubéreuses couvraient l’embarcation. C’était une rencontre si étonnante, si étrange, qu’ils abordèrent tous cette jolie fille presque avec respect, et eurent une certaine gêne à lui adresser la parole, comme à la présence soudaine d’un génie ou d’une fée dans un rêve.
Pourtant, ils lui firent quelques questions sur son beau métier de marchande de fleurs des Borromées. Elle leur dit de sa voix musi23cale le plaisir qu’elle avait à ces courses nocturnes sur le lac.
– Et vous allez, comme cela, toujours seule?
Elle répondit simplement:
– Je chante!
Ils voulaient acheter toutes les fleurs. Carlotta fit des difficultés à cause de la vente du lendemain qu’elle ne pouvait manquer.
– Qu’est-ce qui vous arriverait, Carlotta, si vous manquiez votre vente?
– Je serais battue.
– Par qui donc?
– Par Paolo!
– Paolo, dit le batelier, c’est son promis; c’est lui qui a le commerce des fleurs. Il ne la battrait pas; il l’aime trop.
– Pourquoi prétend-elle qu’il la battrait?
– Oh! fit l’homme en dodelinant de la tête, c’est parole de femme!…
Carlotta défendait sa magnifique cargaison.
– Combien d’argent tirerez-vous de tout cela, Carlotta?
– Vingt lire, signore, répondit-elle avec aplomb.
24Ce nouveau mensonge enchanta tout le monde: elle triplait, au moins, la valeur de sa journée.
Dante-Léonard-William, qui avait jusque-là gardé le silence et que la rencontre nocturne semblait profondément émouvoir, s’agita tout à coup, et, tirant de sa poche trois petits billets de vingt lire chacun, il se pencha hors de la barque et les mit dans la main de Carlotta.
– Prends ceci, dit-il, non pour tes fleurs dont je ne me soucie pas, mais pour m’avoir si parfaitement donné l’image de la nuit sereine et charmante, semeuse de songes et de mensonges!…
Puis, quelques strophes vinrent à sa mémoire, et il entremêlait, non sans à-propos, de ses propres vers à des lambeaux superbes de Pétrarque, de Shelley et de Byron. Madame Belvidera, qui était sensible au charme de la poésie anglaise, le félicita des belles choses qu’il disait. Il lui répondit en vers, continuant d’affecter de ne pouvoir la considérer comme une réalité vivante et de ne la tenir que pour 25la «Sirène» apparue à la chute du jour sur le pont de la Reine-Marguerite.
La jeune femme souriait de cette originale et gracieuse manie. Mais cette idéalisation n’était en discordance ni avec la beauté de la Florentine, ni avec le romanesque de la promenade improvisée, de la rencontre de la barque de fleurs et de la majesté grandiose du paysage sous la nuit. Carlotta avait passé à leur bord toute la flore des Borromées en échange des billets du poète. Ils lui dirent adieu et revinrent à Stresa au milieu de ce parterre odorant.
Quand Gabriel toucha la main que madame Belvidera lui tendait, en lui disant au revoir avec une intonation déjà presque familière, il doutait lui aussi de la réalité. «Est-il vrai que je lui ai parlé, se demandait-il, que j’ai tenu sa main dans la mienne?»




26III


L’après-midi, quand le soleil a tourné de l’autre côté du grand bâtiment de l’Hôtel des Îles-Borromées qui forme ainsi un vaste écran contre la chaleur torride, les pensionnaires avides d’air quittent leurs chambres et viennent, autour de petites tables, prendre avec nonchalance des rafraîchissements.
Madame Belvidera, avant d’avoir achevé sa toilette, regardait
, par la jalousie entre-bâillée de sa fenêtre, ce monde venu de tous les points de l’Europe et de l’Amérique, jouir, quelques semaines ou quelques jours, du plaisir de ces rives de lacs dont la séduction 27ardente est incomparable à l’automne. Elle était prise déjà, depuis cinq ou six jours, par la magie du paysage et du climat, et, habituée à la spirituelle gravité du pays florentin ou aux jeux sévères de la lumière et de l’ombre romaines, elle s’abandonnait avec délices à la douceur nouvelle qui semblait s’élever de l’immense nappe d’eau avec les vapeurs du matin et du soir.
Tout en boutonnant la blouse de batiste qui faisait la toilette ordinaire de presque toutes les femmes sous le ciel embrasé de septembre, elle laissait errer ses yeux sur les figures nouvelles ou déjà connues des buveurs. Un clergyman anglais et sa femme, qui étaient ses voisins de table et avec qui, cependant, elle n’avait pas encore échangé un mot, l’amusaient par leur seul aspect. Le bonhomme, petit, sec, serré dans une redingote d’alpaga qui ne s’ouvrait que pour laisser paraître le bord étroit d’un col blanc, donnait de toute sa personne l’impression de la vertu revêche. Sa femme, impeccable, et sans cesse attachée à ses pas, était d’une parfaite laideur. Madame 28Belvidera ne put retenir un sourire en les apercevant tous les deux, rigides et muets à la petite table où ils savouraient un café glacé. La physionomie de Dante-Léonard-William l’intriguait beaucoup. Elle avait été charmée de l’imagination du poète, de ses beaux vers et de son excentricité; le souvenir de la marchande de fleurs sur le lac où l’Anglais s’était montré si original, lui laissait un reste d’émotion étrange. On disait que la belle Carlotta avait fait tourner la tête au poète… Qu’était-ce que cet homme? Un être grotesque? ou supérieur, comme le prétendait son ami? Et son ami? son ami, qui était-il, et que pensait-elle de lui?
À l’ombre de l’hôtel, les conversations se traînaient assez pauvrement. On n’entendait guère que le bruit monotone de la cuiller et de la glace choquant les parois des verres. À un piano éloigné, quelqu’un, d’un doigt languide, frappait trois notes, et l’on commençait une sérénade, aussitôt interrompue. Une torpeur générale paralysait les mouvements.
Au fond des jardins, le tonneau d’arrosage 29faisait sa lente promenade, et l’on percevait le crépitement du gravier sous les roues, que semblait éteindre à mesure l’ondée semi-circulaire. Vers le nord, les montagnes avaient disparu sous la brume de chaleur; le lac semblait sans bornes, et de petites voiles blanches donnaient l’illusion de la mer.
Gabriel évitait de parler de sa passion au poète ennemi de l’amour; mais tous les détours qu’il prenait pour dérober sa préoccupation devaient la mettre en évidence.
Un bruit de voix venu de la route sur laquelle ouvrait la grille du jardin, agita tout le monde. Une bande de gamins courait à toutes jambes en criant: «La Regina! la Regina!…»
D’un bond on fut debout; on se précipita vers la grille. Les persiennes de l’hôtel claquèrent; cinquante têtes parurent aux fenêtres: des hommes réveillés de la sieste en sursaut, et des femmes portant la main à leur cou, rajustant leur corsage ouvert.
– La Reine! la Reine!
Dans un simple landau à deux chevaux et au milieu d’un nuage de poussière où se perdaient 30les épais cheveux blancs de la duchesse de Gênes, on vit, dans le temps d’un clin d’œil, la très belle figure de S. M. la Reine Marguerite. Toutes les dames présentes firent la révérence. On resta figé.
Le bruit d’une seconde voiture suivant celle de la Reine, à une très courte distance, sollicita l’attention et l’on se pressait à nouveau vers la grille, quand la calèche tourna brusquement, et, en pénétrant dans le jardin de l’hôtel, faillit écraser Dante-Léonard-William, souvent distrait.
Il en descendit un monsieur et une dame embarrassés l’un et l’autre d’un fatras de menus colis, et vêtus avec cette élégance inconfortable. C’étaient des voyageurs français.
– Mon Dieu! mon Dieu! fit une voix aigrelette, nous avons manqué d’écraser un monsieur… Où est-il? où est-il? Hector, je vous en prie, demandez tout de suite comment il va!…
La nouvelle arrivée était une femme de petite taille, encore jeune et de physionomie chiffonnée.
31Le mari qui répondait au nom d’Hector montrait un souci beaucoup plus vif de ses bagages et de la possibilité d’avoir une chambre sur le lac, que de la santé du monsieur écrasé ou non.
M. Dompierre se hâta, en qualité de compatriote de la jeune femme, de la rassurer sur le sort de son ami l’Anglais qu’il lui montra du doigt, debout, sain et sauf, et saluant flegmatiquement de sa petite calotte britannique.
Lee et Gabriel s’en allèrent à l’ombre de jeunes arbres, de l’autre côté de la route, dans la partie du jardin qui descend jusqu’au bord du lac. Le soir tombait et un assez grand nombre de pensionnaires secouaient leur torpeur en faisant aussi les cent pas. Les deux amis se croisaient à intervalles réguliers avec le groupe de femmes où se trouvait madame Belvidera. Ces rencontres prévues remuaient tous les sens de Gabriel. Il affectait d’abord de ne pas la regarder, au moins chaque fois, mais bientôt il n’y tenait plus et relevait les yeux sur elle. Il la voyait venir, le visage illuminé par les reflets rougeâtres de l’ombrelle, et ses grands 32yeux aux cils baissés. Et, comme lui, elle les relevait doucement, progressivement, à son approche.
Voulait-elle le regarder? Non sans doute; car
elle avait parfois, à ces rencontres, un mouvement d’impatience, brusque détour de tête ou éclat de rire venu sans doute à propos dans la conversation. Cependant ses paupières se soulevaient.
Comme il en était arrivé à s’imposer la puérile discrétion de ne la regarder qu’une fois sur deux rencontres, le jeu compris par elle, à la longue, les faisait sourire à demi tous les deux. Avec ce sourire, peu à peu, ils se familiarisèrent. À la fin, prenant leurs aises, ils se regardaient sans sourire.
Lorsque le détour de certaine allée permettait à Dompierre de voir la jeune femme de dos et d’embrasser des yeux sa taille splendide, ses belles hanches, et l’ampleur svelte et heureuse de toute sa personne, quelque chose de mystérieux, de puissant, lui causait des fléchissements dans la voix et des abattements soudains dans les muscles des jambes et des bras.
33Il s’efforçait de parler lorsqu’elle venait à leur rencontre. Il se taisait, laissait tomber sa phrase, quand la jeune femme était passée. Dante-Léonard-William admettait le flux et le reflux de cette humeur, occupé au dedans de lui à jouer avec ses chimères.
Dompierre lui demanda à brûle-pourpoint s’il n’avait pas revu Carlotta. Le bruit s’était répandu que le poète la poursuivait et la joignait dans les îles. Mais Lee se remit aussitôt à chevaucher l’idée que lui avaient inspirée sur le lac les charmants mensonges de la marchande de fleurs. Évidemment Carlotta n’avait été pour lui qu’un objet évocateur.
– Le mensonge est d’origine divine, dit-il avec bonne humeur. Dieu en fournit aux hôtes du paradis terrestre le premier exemple, en leur disant que le mal existait, alors qu’il ne pouvait pas exister encore, car on n’imagine pas le mal hors de l’homme, et Adam était encore demi-dieu. Le Créateur voulait qu’il usât du mensonge pour son agrément, et sans nul doute il souhaitait qu’il inventât la poésie. Supposez que notre premier père eût saisi le 34sens de la divine facétie, quelles sornettes admirables il eût contées à sa femme Ève! quelle source de plaisirs toujours nouveaux, quel aliment fourni par l’imagination du mâle si elle eût su être mensongère!… Mais non! ce sot en laissa l’initiative à la femme, dont la duperie médiocre continue depuis lors à alimenter le monde. Croyez que si Dieu châtia si cruellement notre premier père, c’est pour avoir manqué d’esprit.
Le soleil était descendu derrière la montagne; un prompt crépuscule répandait ses parures sur le lac et sur les monts lointains. Le poète et son ami furent témoins d’un de ces spectacles charmants où la nature qui pressent la chute prochaine de la lumière, ne contient plus sa délicatesse. La surface de la terre et de l’eau y prit un aspect si fragile que l’on eût retenu son souffle de peur de froisser un si tendre épiderme; une faible brise irisait les eaux; une main invisible y sema des lilas; une autre effeuillait des roses sur la verdure des hauteurs; tout s’alanguit, s’exténua avec des dégradations lentes et exquises.
35– Ah! fit l’idéaliste, on se laisserait aller; on suivrait cette lumière en son évanouissement; c’est la plus gracieuse invitation à la mort!…
Gabriel entendit derrière lui le rire clair de madame Belvidera, et, se retournant, il aperçut d’un même coup la resplendissante beauté de l’Italienne et de l’Isola Madre, au loin, la plus grasse, la plus opulente des îles, avec sa végétation surexcitée et son palais couleur de chair, qui flamboyait, par la grâce d’un dernier rayon, de toute la magnificence des couleurs de l’automne.




36IV


Monsieur et madame Hector de Chandoyseau, arrivés derrière le carrosse de la Reine, et dont chacun répéta le nom tout frais inscrit sur le tableau des pensionnaires, furent aussitôt populaires par le fait du hasard qui avait marqué leur entrée à l’Hôtel des Îles-Borromées.
Ils prirent place, au dîner, à une petite table située dans l’embrasure d’une fenêtre d’où la vue peut se perdre jusqu’à la corne extrême du lac. La diffusion de l’ombre rendait ce paysage plus beau; certaines personnes, pour le mieux voir, se haussaient parfois sur leurs 37sièges. Dans les instants de silence qui courent parfois d’une extrémité à l’autre de la table d’hôte, comme si un courant d’air chassait le son des voix, on entendait résonner sans interruption le timbre argentin de madame de Chandoyseau.
Son mari l’écoutait avec affabilité. Il avait le front chauve, les joues grasses, la moustache courte relevée au fer, le cou fort, le buste trapu; son aspect général était celui de la prospérité. Il admirait sa femme.
Au sortir de table, madame de Chandoyseau, avant d’avoir gagné le hall vitré, s’était laissé ramasser son éventail par le clergyman, et elle était tombée en une si vive extase devant la beauté de la petite Luisa Belvidera, qu’elle obtenait de la maman la permission d’embrasser la fillette et présentait l’une à l’autre la famille anglaise et l’italienne qui n’avaient point songé jusqu’alors à se réunir. Elle ne se tint plus quand l’Anglais qu’elle avait failli écraser tantôt passa avec son ami; elle s’adressa à Dante-Léonard-William et lui parla immédiatement de son pays, par une attention de l’esprit casanier des Français qui croient que tout homme rêve 38à son clocher. Lee déclara qu’il ne connaissait que l’Abyssinie…
Madame Belvidera crut devoir avertir madame de Chandoyseau que le monsieur était un original.
Lee s’étant retiré, chacun fit son éloge. On demanda à Dompierre toutes sortes de renseignements sur lui.
– C’est un grand homme, dit-il simplement.
La sobriété de cette expression exalta l’enthousiasme tout préparé en faveur de cet être qui ne parlait presque point et était à peine poli. Tout le monde se retourna pour le regarder s’éloigner du côté du lac.
Madame Belvidera, qui passait sa main dans la chevelure de sa fille, se tourna vers Dompierre.
Sa figure reprit subitement ce calme sérieux qui faisait frémir Gabriel. Elle baissa les yeux, puis les releva doucement; il crut qu’elle allait lui redonner, comme à leurs rencontres dans les jardins, la caresse de son regard. Mais elle arrêta à temps la lente ascension de ses paupières, et se rapprocha en souriant de madame de Chandoyseau.
39Celle-ci rappela aussitôt Dompierre d’un petit signe familier, et dans le voisinage de la Parisienne, les deux jeunes gens furent plus à l’aise. Cette petite folle répandait autour d’elle une atmosphère légère, où l’un et l’autre comprirent qu’ils auraient besoin de se réfugier souvent.
On entendit tout à coup un chant qui semblait venir du lac.
– Ah! fit madame Belvidera, c’est la belle Carlotta!
Et elle raconta, avec son enthousiasme chaud encore, l’épisode nocturne sur le lac.
– Eh bien! fit madame de Chandoyseau, allons au bord de l’eau, entendre la belle Carlotta!
M. de Chandoyseau acquiesça de la tête.
– Hector, donnez-moi le bras…
Madame Belvidera accepta celui de Gabriel, et ils descendirent vers le lac.
Le chant de Carlotta reprit au loin et leur causa un tressaillement involontaire.




40V


Un matin, étant descendu dans les jardins, Gabriel vit s’éloigner vers Isola Bella une barque portant les couleurs françaises et il y reconnut, sous le toit de coutil blanc qui l’abritait du soleil, madame Belvidera. Il héla aussitôt un batelier connu de lui et fit hisser à l’arrière de l’embarcation les couleurs italiennes.
Enfantillage amoureux!
À son arrivée au petit port d’Isola Bella, il rencontra la jeune femme attardée aux environs du débarcadère et l’alla saluer.
– J’ai bien envie, dit-elle, de visiter Isola 41Bella; mais les touristes et les guides, quelle engeance!…
– Qui vous a dit, fit le jeune homme, en souriant, que j’avais eu la précaution de faire demander au comte Borromée la permission de me promener dans ses domaines à loisir?… et de plus que j’avais précisément ce matin la carte du comte dans mon portefeuille?
– Oh!… ne plaisantez pas!
– Tenez, fit-il en lui tendant la carte. Prenez ce talisman, il vous suffira de le présenter au chef-jardinier qui vous laissera aller en paix… Et je ferai comme lui, madame, ajouta-t-il en s’inclinant, puisque telle est votre répugnance pour les cicerones.
– Non, dit-elle, il paraît qu’il y a beaucoup d’escaliers et de pentes: vous m’offrirez le bras!
Et elle lança son beau rire clair. L’éclat en fit retourner la tête à plusieurs hommes du port qui demeurèrent les yeux fixés sur elle.
Gabriel ne pouvait quitter de vue son visage.
– Oh! disait-elle, il ne faut pas me regarder comme cela!…
42Et il était affolé par sa lèvre entr’ouverte sur la rangée des dents pures. Il se demandait: «Comment ferai-je pour ne pas lui tomber sur la bouche?…»
Et il prononçait à demi-voix, à part lui: «Je t’aime! je t’aime!»
– Quel pays! quel temps! quelle beauté! dit-elle enfin en lui arrachant son regard qu’elle promena tout autour d’elle, sur le port garni de petites barques aux couleurs vives, sur le lac lumineux, sur les montagnes lointaines dont les cimes bleues se perdaient dans l’azur.
– Je suis folle!
– Et moi!
– Dieu est trop bon, la terre est trop belle…
– Chut!
– Taisons-nous, vous avez raison.
Ils prirent le chemin du palais par où l’on gagne les jardins.
Il s’effaçait pour que la jeune femme passât sous les portes chargées outre mesure de vignes-vierges, de lierres entrelacés et d’une puissante chevelure de lianes aux floraisons inconnues. Parfois il devait lui tendre la main 43en la précédant, pour écarter les végétations encombrantes. Il lui arrivait aussi de la laisser faire quelques pas en avant, parce que ce qu’il avait voulu lui dire au moment où elle passait contre lui, il ne l’osait pas dire. Au reste, qu’a-t-on à dire dès que l’on aime? Mais la beauté, l’ampleur et la souplesse de sa taille l’accablaient de désir. Elle était grande et développée, mais assez mince encore de ceinture et d’attaches; ses gestes avaient de la lenteur et de l’aisance; son visage était calme et heureux; il semblait que ses yeux eussent la faculté d’adoucir les gens et les choses; elle répandait un bonheur autour d’elle.
Infatigable, elle escaladait terrasses et terrasses superposées; et son ombrelle, qu’on voyait monter si légère, était-ce l’air matinal ou une main humaine qui la soulevait?…
On s’arrêtait tout à coup.
– Dieu que ça sent bon! Monsieur Dompierre, dites-moi ce qui sent si bon!

Ils passaient sous des magnolias en fleurs, et des massifs de roses les entouraient; mais, 44pour lui, il marchait dans
le sillage et croyait ne respirer qu’elle.
– Qu’est-ce que ça sent? répétait-il.
– Dites! dites! fit-elle en lui cognant gentiment l’épaule, du bout de son ombrelle qu’elle avait fermée pour passer sous les branches basses.
Elle le vit pâlir. Et tout à coup, elle se pencha vers lui, et lui tendit ses lèvres, toute sa bouche.
Après seulement, elle songea à regarder si personne ne les voyait, et rougit.
Ils montaient en silence les marches de marbre de la dernière terrasse. Elle ramassa une feuille gigantesque de quelque plante tropicale, et s’en servit avec grâce comme d’un éventail. Elle s’arrêta, un peu essoufflée, à la fin:
– Pas une âme dans les jardins, ce matin; nous sommes seuls, nous sommes bien!…
Il se rapprocha d’elle; ils n’en finissaient pas de gravir ces escaliers.
Arrivés sur la grande plate-forme aux dalles de marbre qui domine l’île entière et est comme le faîte d’un colossal reposoir, ils s’accoudèrent 45à une balustrade regardant le lac. Le soleil ardent l’immobilisait tout entier, et les villages avaient l’air d’être couchés, sur les rives, comme des bêtes bienheureuses. En face d’eux, Stresa perdu dans la brume de chaleur, mais dont on distinguait le drapeau du débarcadère, souvenir de leur arrivée et de l’angoisse qu’avait causée au jeune homme celle qu’il appelait la «Sirène». Puis venaient, le long de la route, la série des jardins: les jardins de la duchesse de Gênes, et ceux de l’hôtel, témoins de leurs aveux. Vers la gauche, l’Isola Madre, la mère du groupe des Borromées, gorgée de végétation, paraissait dormir, repue, derrière son grand palais rose peuplé de jardiniers. Quelques voiles blanches filaient au loin.
Après une minute de songerie muette en face d’une des plus belles vues du monde, madame Belvidera dit:
– Mon ami!…
Elle hésita un peu, avant d’ajouter:
– J’ai vu beaucoup de belles choses et de beaux paysages; voici, je crois, la première fois que rien ne me les gâte!…
46Gabriel pensa qu’elle faisait peut-être allusion à son mari, de qui ils n’avaient jamais parlé. Qui était-il? Comment était-il? Pensait-elle à lui en ce moment, ou à
quelques propos fâcheux qu’il aurait eus en face des lieux qu’ils avaient visités ensemble? La comparaison qui s’établissait alors dans son esprit, si favorable qu’elle parût être à l’amant, troubla son bonheur. Il vit qu’elle-même avait un pli au front, qu’elle effaça presque aussitôt pour se replonger dans la rêverie en regardant au loin. Mais elle semblait ne plus rien voir. À quoi, à qui pensait-elle? Il commençait d’en souffrir, quand elle se rapprocha de Gabriel et lui saisit la main appuyée sur la balustrade brûlante, en desserrant les lèvres du geste particulier qu’elle avait pour appeler le baiser.
Il étreignit sa main, et il s’approchait de sa bouche. Un bruit les fit retourner brusquement du côté de la terrasse peuplée d’innombrables statues et d’obélisques en marbre rose.
Une faible brise venait de détacher de l’arbre deux oranges, et les fruits, ayant rebondi sur la paroi des caisses, roulaient jusqu’à leurs pieds.
47Elle poussa un cri de surprise, et rit d’avoir eu peur pour si peu. Au même instant, les célèbres colombes des Borromées s’élevèrent; elles passèrent en tournoyant au-dessus de leurs têtes, firent ainsi plusieurs fois le tour de l’île; puis leur troupe élégante alla s’abattre sur la toiture du palais qu’elle parut couvrir d’une épaisse cendre bleue.
Il se pencha au-dessus de la balustrade, d’où la vue surplombe les terrasses.
– Voilà, dit-il, la cause de l’émoi des colombes; c’est l’heure où les premiers visiteurs vont leur jeter du grain dans la grande cour du palais, et j’aperçois la première troupe de nos trouble-fête qui s’avance là-bas sous la conduite d’un jardinier.
– Ils vont venir là?
– Certainement, c’est d’ici qu’on leur fait voir le profil de Napoléon couché sur la montagne…
– Où ça? où ça? fit-elle.
– Ah! ah! vous aussi, dit-il, en riant de ce genre de curiosité.
Et il lui fit voir le profil de Napoléon. Elle 48se haussait sur le bout des pieds. Tout en riant, il la trouvait adorable.
– Je suis enfant, dites?
– Mais non: femme, simplement.
– Ah! trop! trop! dit-elle avec un gros soupir et l’embrassant avant de se mettre à courir pour éviter la troupe des touristes.
– Où allez-vous?… mais vous allez tomber sur eux tout juste par là!…
– Par où faut-il aller alors?
– Venez, venez de ce côté!
Ils descendirent quatre à quatre des marches et des marches; d’autres oranges tombaient et leur roulaient sur les talons.
– Ne riez donc pas tant! mais ne riez donc pas ainsi; vous allez vous couper le souffle!
La chaleur et la course animaient la peau de ses joues. Par le simple caprice de fuir les touristes, elle se faisait une peur de les rencontrer et, à chaque tournant d’allée, poussait des cris d’affolement. De grands lézards fuyaient derrière les espaliers. Elle écrasait du pied les extrémités débordantes de lourdes plantes 49grasses. Les colombes avaient repris leur vol tournant et semblaient jouer comme eux.
– Les voilà! criait madame Belvidera.
– Qui? les touristes?
– Non, les colombes!
Et elle était tout heureuse de lui avoir communiqué sa peur; car il en arrivait à partager la crainte de tomber dans cette agglomération compacte de malheureux réunis autour d’un guide qui leur récite durant une heure le catalogue complet de l’horticulture. Il s’arrêta en face d’une portière de lierre qui devait fermer l’entrée d’une grotte, et fit signe à la jeune femme de venir se réfugier là-dessous. Il souleva l’énorme rideau végétal, et ils se trouvèrent dans l’obscurité.
– Oh! oh! comme il fait noir!
Alors, il la saisit dans ses bras. Il lui baisait confusément les cheveux, le cou et le visage, et ses lèvres ivres lui happaient la gorge dont la forme était sensible au travers de la chemisette légère. L’odeur de sa peau moite se mêlait assez bizarrement à un relent de terreau déposé 50dans la grotte, et à la saveur âpre du lierre et du buis.
– Écoute
! écoute! fit-elle, oh! cette fois-ci ce sont eux… Nous allons les voir passer à travers le lierre!
– Ah! mais… ah! mais… il ne faudrait pas tout de même qu’ils s’avisassent d’entrer ici!
– Il ne manquerait que cela! par exemple!
– Mais cela serait très possible!
– Oh! que j’ai peur! que j’ai peur!
Elle allait se blottir au fond de la grotte. Elle renversa des outils de jardinage dont l’acier se choquant fit du bruit, et elle vint plus morte que vive se jeter au cou de Gabriel.
Fort heureusement, un éclat de rire général, parti du groupe des touristes, avait couvert le bruit malencontreux. Le guide répéta en italien le plaisant propos qui avait valu cette forte hilarité de la part d’une dizaine d’Allemands qui étaient là. Il expliquait que cette grotte portait le nom de «chambre de Vénus» et que la tradition voulait que le manteau de feuillage y fût poussé naturellement et pour protéger la pudeur.
51Ce disant, le guide secouait le manteau de lierre de la façon la plus inquiétante pour les amants. Pendant une de ces soudaines irruptions de lumière que produisait le balancement, Gabriel faillit pousser lui-même une exclamation: il venait d’apercevoir, derrière le groupe des Teutons, monsieur et madame de Chandoyseau! Si par malheur une tige de lierre se rompait, madame Belvidera était compromise, et aux yeux de cette pie-borgne de Parisienne qui tenait à sa merci tout l’Hôtel des Îles-Borromées.
Il avoua son inquiétude à la jeune femme. Elle-même reconnut leurs bons amis les Chandoyseau par la fenêtre intermittente dont le jardinier les gratifiait trop abondamment.
– Mais, dit-elle, ils ont avec eux une jeune fille que je n’ai pas aperçue encore à l’hôtel?
– Allons donc! Madame de Chandoyseau connaîtrait quelqu’un dont elle ne nous aurait pas entretenus?
– Mon ami, cette jeune fille, qui est fort bien, entre parenthèses, donne le bras à madame de Chandoyseau. Ah! Dieu soit loué; 52les voilà qui s’en vont! dit-elle en embrassant son amant, avec toute la joie d’être sauvée.
– Mais non! mais non! fit-il vivement, cette jeune fille est encore là… tenez! tenez! la voici… ah! saprelotte!…
À peine avait-il eu le temps d’écarter madame Belvidera, que la jeune fille, demeurée en arrière, soulevait le rideau de lierre et passait dans la déchirure lumineuse sa tête blonde qui parut jolie, environnée, à contre-jour, d’un nimbe de cheveux légers et rebelles. Il leur sembla qu’elle rougissait. Les avait-elle vus? Enfin elle s’enfuit et ils entendirent la voix de madame de Chandoyseau qui appelait:
– Ghislaine!… Ghislaine!… eh bien! que fais-tu là-bas?
Ils se regardèrent en prononçant l’un et l’autre à la fois le nom de «Ghislaine».
– Ghislaine? dit madame Belvidera, qu’est-ce que c’est que ça?
C’est un nom tout simple!… Cette jeune fille est certainement la filleule de madame de Chandoyseau!
– Vous êtes méchant!…
53 Pourquoi? Vous savez, comme moi, que madame de Chandoyseau a horreur de la simplicité. Cette jeune fille doit lui ressembler.
– Écoutez! en tout cas, elle semble bien gentille!… Pourvu qu’elle soit discrète!
– Gageons que madame de Chandoyseau est édifiée à l’heure qu’il est sur notre séjour dans cette grotte!…
– Oh!…
– Et que c’est la femme la plus heureuse du monde!…
– Après moi! s’écria madame Belvidera, voulant montrer par là que rien ne pouvait entamer son bonheur.
– Merci, chérie!… chérie!…
– C’est égal, ajouta-t-il, quelle dent aura contre nous notre bonne amie de Chandoyseau! Ses bons soins nous auront été superflus: elle eût tant voulu nous jeter dans les bras l’un de l’autre… Quant à nous, il faut sortir de la «chambre de Vénus», voici l’heure du déjeuner. Retournons-nous à Stresa?
– Je n’en ai guère envie, et vous? Ne peut-on pas déjeuner dans l’île?
54– Mais si!
– Quel bonheur! dit-elle en se courbant pour passer sous le lierre.
Et dans la joie de recouvrer la lumière, de revoir le paysage resplendissant dans la chaleur de midi, elle se mit à sauter avec l’insouciance admirable que donne la santé et la beauté plus fortes que tout.
– Par exemple, dit Gabriel, nous risquons de tomber au beau milieu de nos connaissances, car elles pourraient bien avoir eu la même idée que nous!
– Tant pis! tant pis! nous dirons la vérité. Ne nous sommes-nous pas rencontrés ce matin par hasard?
Il remarqua que, pour la première fois, elle allait laisser déjeuner la petite Luisa seule avec la femme de chambre; en amant égoïste, il en fut secrètement heureux.
Ils descendirent ensemble jusqu’au village qui environne la petite église et le port d’Isola Bella.
En arrivant sur la place, ils aperçurent un groupe assez compact de personnes entourant 55un objet de curiosité qui ne pouvait être qu’un blessé ou un peintre. Ils firent comme tout le monde, et, se haussant sur la pointe des pieds, reconnurent Dante-Léonard-William Lee qui peignait, sur une large feuille de papier teinté, des figures aux formes étranges.
Il avait toutes les peines à contenir la foule des indigènes et des touristes qui l’environnaient d’un cercle complet et lui obstruaient la vue de son modèle.
– C’est bizarre, fit madame Belvidera, il a l’air de s’inspirer de quelque chose qui serait placé là-bas, près de l’église, et il fait des sortes d’arabesques qui n’ont ni queue ni tête.
– Ce n’est pas cela qui m’étonne, dit Gabriel, mais je suis curieux de voir où il puise son inspiration…
À ce moment, quelques badauds écartés, on reconnut la Carlotta qui faisait les cent pas devant les marches de l’église. Elle avait ses cheveux bruns, noués négligemment sur la nuque; ses beaux bras hâlés étaient nus; on sentait sa gorge pleine et libre sous un corsage de pauvresse à demi boutonné; et elle mar56chait en se balançant sur des hanches saillantes et paresseuses.
À cette heure-là, elle était marchande d’éventails et de paniers de paille dans une petite baraque de bois, et les rares acheteurs lui laissaient le loisir de bavarder, de rire et de s’étirer au soleil.
Cinq ou six femmes étant venues s’asseoir sur le pas de l’église, Carlotta, probablement narguée par elles, se campa debout, les poings aux hanches et tenant tête aux commères. Sa silhouette, sans pose, était presque trop proche des dessins de l’école romaine; cette belle fille, dans son attitude familière, fournissait le type du plus parfait académisme: on eût cru voir un Raphaël. Vue de près, elle avait le nez, le front et la moue divine des Aphrodites antiques; ses yeux avaient le gris, le mauve, le lilas mouvant des perles; l’arc si pur, si parfaitement conforme à la convention classique, de sa lèvre, vous laissait stupéfait.
Une enfant passa, qui portait sur la tête un bassin de cuivre plein d’eau. Les femmes l’arrêtèrent; elles trempèrent l’une après l’autre 57un verre dans l’eau fraîche, et elles en avalèrent le contenu d’un trait. Carlotta but, s’étira les bras, les tint un moment élevés et les reposa nonchalamment sur les hanches.
Quelqu’un l’ayant fait éclater de rire pendant qu’elle buvait un second verre, l’eau se répandit sur sa robe. Elle la retroussa d’un geste prompt, et l’épingla très haut, montrant ses jambes, mais sans la moindre hésitation, sans vulgarité, sans arrière-pensée: avec la plus naturelle impudeur.
Des hommes du port, des bateliers, semblaient attirés par elle; quelques-uns la voulaient lutiner; elle se défendait en riant et leur allongeait des soufflets retentissants et lourds. Mais l’un des hommes, un gars fort et trapu, avec un regard sournois, étant survenu, se posta derrière elle, sans lui adresser la parole. Et dès lors personne n’osa plus la toucher.
Lee prononçait à demi-voix des exclamations. Tout à coup, il se leva, et l’on crut que, dans l’exaltation de son enthousiasme, il allait embrasser cette jolie fille. Mais sa dignité britannique ou bien une sorte de timidité qu’il 58avait, interrompit son élan, et
ayant joint Carlotta, il dit simplement qu’il voulait boire un verre d’eau. Carlotta se disposait à rincer le verre.
– Non
! non, dit-il, je veux boire après vous!
Le sombre gars se dressa tout à coup comme s’il voulait s’opposer à toute tentative de galanterie.
– Paolo! dit-elle, en lui donnant un soufflet vigoureux qui ne fit rire que les étrangers.
Puis elle porta le verre d’eau à ses lèvres, et le tendit au poète. Dante-Léonard-William but pieusement.
– Bravo! bravissimo! cria de loin une voix connue.
Madame de Chandoyseau arrivait au milieu du groupe des touristes allemands, et flanquée de son mari et de la blonde Ghislaine.
Enthousiasmée par le geste du poète, elle dit qu’elle voulait boire après lui.
M. de Chandoyseau, en s’épongeant le front, essayait de la retenir.
– Mais, mon ami, criait-elle, je vous affirme 59que cet homme-là est exquis: il ne fait rien comme tout le monde!
Cependant, déjà elle oubliait de boire, et elle se précipitait sur les dessins.
Elle faillit se pâmer dès qu’elle les aperçut. Elle les tenait à la main, les tournait, les retournait en tous sens, et poussait de petits gloussements de béatitude. Lee s’approcha et s’aperçut qu’elle les regardait à l’envers; il les lui redressa bénévolement dans la main:
– Non, non: dans ce sens-ci, madame!
Madame Belvidera toucha le coude de Gabriel Dompierre; ils sourirent. Mais peu de gens goûtèrent, au bout de la langue, le sel de la petite scène. Il faut dire qu’à la vérité, l’on ne savait trop par où prendre ces images. C’étaient des entrelacs gracieux formés de lianes végétales se métamorphosant peu à peu, adoptant ici et là des rudiments de formes humaines, et s’épanouissant à la fin en corps graciles de femmes ou d’adolescents. Cela était encore assez vague, esquissé à peine, et voilé à dessein. Madame de Chandoyseau n’y avait certainement vu que du noir et du blanc.
60Les louanges naissaient prodigieusement de ses lèvres, comme les petits drapeaux de la main d’un prestidigitateur. On était étonné qu’après ce qu’elle avait dit, il y eût encore à dire. Elle trouvait, et nouveau et plus fort. Le motif principal de son exaltation était qu’un homme pût tirer de telles arabesques de sa pure imagination.
Lee, qui parlait peu, fut froissé d’une opinion tout à fait contraire à son esthétique; il riposta vivement:
– Je vous demande bien pardon, madame! je ne suis par moi-même qu’un instrument fort incapable, et je ne pourrais pas tracer un seul de ces traits sans mademoiselle Carlotta, admirable créature, que je tâche de voir là-bas à travers cette muraille humaine. C’est sa beauté qui a tout le mérite.
Madame de Chandoyseau se mordit les lèvres pour n’avoir pas trouvé cela.
Elle manquait une occasion excellente d’accrocher l’attention du peintre-poète que les compliments les plus outranciers laissaient indifférent. Elle se tut, eut une mine déconfite, 61et aperçut opportunément madame Belvidera et Dompierre. Leur présence lui offrait un trop heureux secours; elle les prit au lasso qu’elle semblait jeter sans cesse autour d’elle.
Simultanément, elle hélait son mari et Ghislaine qui s’en étaient allés tranquillement s’asseoir contre une barque de pêche échouée sur le rivage, à l’ombre grêle d’un acacia.
– Comment, vous ne savez pas? dit elle, mais en effet, vous ne pouvez pas savoir: Ghislaine est arrivée ce matin par le bateau de sept heures!… on a frappé à ma porte; je rêvais… j’ai cru que le feu était à l’hôtel. Hector ronflait dans la chambre voisine. Je lui crie: «Hector, levez-vous!» Ah bien, ouiche! Je me lève donc moi-même; je vais ouvrir. Qui est-ce qui tombe dans mes bras? Ghislaine!
– Ghislaine?…
– Vous ne savez pas? Comment
, je ne vous ai pas parlé de ma sœurette, de ma petite sœur Ghislaine?
Et elle continua de bavarder pendant que M. de Chandoyseau s’avançait doucement avec sa petite belle-sœur. On la présenta successi62vement à madame Belvidera et à Dompierre qui parurent plus embarrassés qu’elle. Les avait-elle vus, sous le rideau de lierre? Si elle les avait vus, elle les reconnaissait assurément. Qui était-elle? Une jeune fille niaise? Une évaporée comme sa sœur aînée? Serait-elle discrète? L’éviter serait difficile; mieux valait se la conquérir.
Madame Belvidera et Dompierre ne refusèrent pas l’invitation à déjeuner que leur adressait madame de Chandoyseau.
La jeune femme dit à son ami:
– Ma foi! cette petite a une figure charmante.
– Ah çà, mais, fit Dompierre, d’où est-ce qu’elle est tombée, cette Ghislaine? Elle vient de Paris, toute seule, comme un jeune homme, une fille émancipée?…
– Vous n’avez donc pas entendu madame de Chandoyseau nous conter l’épisode de l’arrivée de sa sœur?
– J’avoue que j’ai de la peine à percevoir quoi que ce soit au langage de madame de Chandoyseau!…
63– C’est parfois dommage! Madame de Chandoyseau nous a dit que son frère
le peintre, vous savez? Barthelomme, de l’Institut?…
– Comment, Barthelomme, de l’Institut, est le frère de madame de Chandoyseau?
– Mais, mon ami, vous tombez de la lune! Madame de Chandoyseau
nous a parlé maintes fois de son illustre frère. Enfin, Barthelomme chez qui Ghislaine était demeurée à Paris, pendant le voyage de sa sœur, ayant été appelé à Venise, comme arbitre, pour une question de médaille à décerner dans je ne sais quel concours de peinture, et sachant que les Chandoyseau étaient pour plusieurs semaines au lac Majeur, a amené sa petite sœur jusqu’à Milan, d’où il l’a expédiée à Stresa ce matin, en compagnie de la femme de chambre de madame de Chandoyseau qui était restée au service de Ghislaine. Est-ce clair?
Madame de Chandoyseau frappant dans ses mains, leur criait du haut de la petite terrasse de la trattoria où les tables étaient disposées pour le déjeuner:
– Voulez-vous bien vous dépêcher; le risotto 64vous attend, et venez voir un peu les jolies fiasquettes de chianti! Quand on pense qu’à l’hôtel on nous le sert dans des bouteilles ordinaires! il faut se plaindre; nous nous plaindrons, n’est-ce pas, vous? il faut rédiger une pétition; je la ferai apostiller par mon ami le révérend Lovely…
– Le révérend?…
– Lovely; Lo-ve-ly! Vous savez bien, le clergyman, mon clergyman. Figurez-vous, ma chère, dit-elle en se penchant à l’oreille de madame Belvidera, figurez-vous qu’il me fait la cour!…
– Oh!
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire!
– Mais! et
mistress Lovely?…
Mistress Lovely n’y voit que du feu; mistress. Lovely m’adore, positivement! C’est une femme d’une simplicité sublime… Je vous raconterai quelque chose à ce propos…
– Racontez!
– Non, non, une autre fois… j’ai peur que Ghislaine ne m’entende…
– Racontez! racontez!
65– Eh bien! figurez-vous que mistress Lovely vint avec moi hier à l’église catholique, pour m’accompagner simplement, bien entendu. Or il y a dans cette église un petit tableau de la primitive école lombarde que l’on nous indiqua comme une curiosité. C’est un Adam et Ève; oh! mais peint avec une conscience, un scrupule des détails, une minutie, une exactitude, enfin tel que l’on en est tout ébaubi, c’est moi qui vous le garantis.
Mistress Lovely pinça les lèvres; je crus qu’elle était choquée et qu’elle allait entamer une violente diatribe contre ces pauvres catholiques un peu grossiers dans leurs images. En effet, elle me dit en haussant les épaules: «Ces gens-là sont stupides, very stioupid: Adam et Ève n’avaient pas de nombril!» J’en suis restée moi-même baba: si je m’attendais à la trouver courroucée, ce n’était pas pour une inexactitude!
– Vous nous ferez connaître
mistress Lovely?
– Comment donc!
– C’est la première fois que vous voyez l’Italie, mademoiselle? demanda Dompierre à la jeune fille.
66– Oui, monsieur! fit-elle.
Il voulait s’efforcer de la faire parler, à cause de l’ardent désir qu’il avait de savoir qui elle était. Il épiait sur sa figure le plus léger signe. Lui était-il antipathique? quelle impression avait-elle aussi de madame Belvidera? Elle les avait vus évidemment l’un et l’autre, dans la grotte; ses grands yeux bleus conservaient l’image que lui et sa maîtresse avaient formée lorsqu’il soutenait d’une main la taille de l’Italienne, et que, de l’autre, il éloignait ses lèvres. Quelle sorte de tumulte cette image produisait-elle dans son jeune cerveau? Il allait jusqu’à chercher son regard. Il le rencontra deux ou trois fois durant le déjeuner. Sa calme limpidité le désappointa.
On avait achevé les hors-d’œuvre, quand madame de Chandoyseau s’aperçut que le poète anglais qu’elle avait invité aussi n’était pas là, et elle fut tout à coup au désespoir, se leva, courut à la caisse, envoya chercher
il signore Inglese. Dans le flot de paroles dont elle avait abreuvé ses hôtes, au début du repas, l’objet de sa prétendue passion s’était ainsi 67englouti. Elle avait oublié qu’il déjeunait avec elle.
«Tout doit passer aussi légèrement, se dit Gabriel, dans les cervelles de cette famille-là. La petite sœur, comme la grande, n’a pas quatre minutes la même image à l’esprit.»




68VI


Dante-Léonard-William ne reparut pas de la journée. Il avait tant d’excentricité qu’on tolérait de lui jusqu’à l’impolitesse. Il avait d’ailleurs de fréquentes absences enveloppées de mystère. Son ami ne s’en inquiétait pas et n’osait point l’interroger. De tout autre on eût pu soupçonner qu’il cachait une intrigue; mais de lui, c’était bien improbable. Outre que Gabriel ne lui avait jamais connu aucune liaison, il le croyait tout à fait incapable d’en soutenir une. Une femme n’eût pas manqué de l’importuner rapidement. Rien n’avait accès chez lui, que les idées générales.
69Madame de Chandoyseau
, qui avait oublié le poète durant une partie du déjeuner à l’auberge d’Isola Bella, l’avait fait chercher vainement sur la place de l’église, vainement dans les jardins, vainement dans le palais. Elle ne vécut, de l’après-midi, que dans l’attente de son poète. Elle envoya le révérend Lovely à l’Isola Madre, et le serviable clergyman se priva de son bain accoutumé de cinq heures, pour lui rendre le service de retrouver son poète; mais il revint de l’Isola Madre sans poète. Le dîner faillit être tragique. Madame de Chandoyseau ne contenait pas son impatience; elle se levait de table afin de voir si le poète n’apparaissait pas dans la magnificence du crépuscule, et elle demandait aux garçons d’hôtel s’il n’y avait rien de nouveau; elle se fâchait avec Ghislaine qui se moquait d’elle, et elle ne prêtait aucune attention aux paroles rassurantes du patient et tranquille Hector.
Dante-Léonard-William n’avait pas reparu.
Gabriel quitta le groupe que présidait madame de Chandoyseau. Il marcha quelque temps sur la route qui longe le lac, et alla 70s’étendre sur les coussins d’une barque amarrée sur la grève. La lune se levait tard; le lac était dans l’ombre; on n’entendait pas un bruit.
Il éprouvait à la fois le besoin et la peur de se ressaisir soi-même dans un moment de solitude. Depuis trois semaines qu’il vivait au bord de ce lac, il n’était pas sorti de l’extravagance du rêve. Les conceptions les plus fantastiques de son ami le poète anglais ne lui causaient plus d’étonnement, et, pendant la minute de conscience que lui laissait par hasard son absorbante occupation amoureuse, il n’était pas certain de n’être pas devenu quelque personnage d’un des contes de fées que celui-ci improvisait parfois avec un rare bonheur.
L’air extrêmement doux qui souffla quand il fut installé dans la barque immobile, prolongea le large frisson du lac jusqu’à ses épaules. Il reconnut l’odeur lourde des lauriers fleuris; et, en tournant la tête, il aperçut un massif de ces arbustes dont les branches chargées laissaient pendre jusque dans l’eau leurs gros paquets de fleurs charnues. Il ne put 71retenir un léger mouvement, comparable à celui que l’on fait sous le coup de la surprise d’un baiser sur la nuque. Puis il sourit de son enfantillage. C’était la troisième fois qu’il ressentait l’impression un peu étrange, mais vive et troublante, du charme de ces rives du lac prenant soudain comme une personnalité et un corps, et vous frôlant d’une trop réelle caresse. Il faut avoir passé ici ces jours torrides de l’été finissant et ces molles et épaisses soirées, pour croire que l’on se puisse ainsi laisser duper par la brise tiède et odorante qui passe lentement et semble s’attarder avec une insistance humaine autour de votre visage.
La première fois qu’il avait eu cette impression, c’était lors de son arrivée sur la Reine-Marguerite, dans l’instant où la cloche annonçait la station de Baveno et où il partageait son attention entre l’admiration de la «Sirène» nouvellement apparue, et le spectacle des mille lumières trouant le feuillage des jardins. C’était au moment où cette impression se renouvelait pour lui, et dans une barque pareille à celle où 72il était dans ce moment-ci, un soir de ciel couvert et d’obscurité pesante, que la même «Sirène» était tombée dans ses bras.
Cela était arrivé après une guerre acharnée, pendant laquelle il n’avait pas laissé une minute de répit à la malheureuse femme qu’il avait sentie perdue tout d’abord, mais qui se défendait, en s’accrochant à tout, avec l’intrépidité d’un être qui se noie. Elle avait eu des crises d’amour fiévreux pour sa fille. Que de journées passées à bouder dans sa chambre! Mais pouvait-elle, dans sa chambre, ne pas aller jusqu’à la persienne close où elle apercevait, par les jours étroits des lamelles, la figure bronzée, coupée par la lumière de la barbe blonde, et les yeux clairs du jeune homme, qui imploraient si passionnément? Alors, et par compassion, croyait-elle, elle ne se dérobait pas au charme de cette parole discrète, voilée, mais tremblante d’un feu si beau, si sincère! Encore cela eût-il été sans danger peut-être, mais tout, voyons! ne s’en mêlait-il pas? l’air, le pays, les parfums, la musique, l’eau, les barques, les promenades! c’était un 73philtre qu’on buvait, un enchantement qu’on subissait, une ivresse latente, générale, que le vol bourdonnant d’une mouche, la vue d’une fleur, ou quelques notes d’une chanson rendaient contagieuse.
Lui et elle étaient venus sur ce rivage en riant. Elle s’efforçait d’aimer l’esprit, l’humeur plaisante, et lui-même se faisait plus léger qu’il n’était, comme les poltrons chantent la nuit dans les bois.
Ils avaient fui, ce soir-là, le monde artificiel qui bourdonnait comme un essaim de guêpes autour de leur amour tacitement avoué, et ils se trouvaient en face l’un de l’autre comme deux ennemis, et faisant profession de douter réciproquement d’un penchant dont ils étaient très sûrs. Ils avaient comploté des yeux cette sortie; ils s’étaient dit des yeux: «Je vous aime!» Leurs cœurs avaient bondi simultanément en se retrouvant dans l’ombre, loin du cercle des étrangers; mais ils avaient à peine osé se toucher la main; les mots pressés qui leur étaient venus à l’un comme à l’autre, étaient des mots qu’ils eussent pu fort bien 74dire en la présence des gens qu’ils s’étaient donné beaucoup de mal à quitter.
Dans un endroit où la route touche presque le bord du lac, ils avaient aperçu cette barque isolée sur le sable. Elle lui disait: «Rentrons, je vous prie!» Il lui dit: «Vous êtes lasse, asseyons-nous…» L’installation dans la barque encore fut le prétexte à quelques facéties. Ils riaient, batifolaient, lorsque souffla la tiède brise presque palpable qui vous présente sous les narines, comme une houppe chloroformée, le baume épais des lauriers fleuris. Ils se penchèrent l’un vers l’autre, et de toute la soirée n’eurent plus envie de rire.
Il aimait à se figurer que cette brise contenait toute la vertu de l’admirable paysage, et il lui gardait, comme à une influente amie, une reconnaissance sans bornes.
Depuis lors, c’était la folie, la débauche, l’oubli de tout ou l’exaltation de tout dans la chair. Pour lui, une telle passion, bien naturelle à son âge, était décuplée par l’idée du hasard providentiel qui l’avait réuni, avec les apparences d’une attention toute particulière, 75à une étrangère remarquée et convoitée plusieurs années auparavant. Et, bien qu’il eût sans cesse présente à la mémoire cette rencontre aux jardins du Pincio, il n’interrogeait pas sa récente maîtresse sur les circonstances de ce passé.
Il y a des pays, des atmosphères où la sensation du présent est si forte qu’elle absorbe momentanément tout le temps écoulé et tout l’avenir. Luisa, parfois, par analogie, devant un pan de muraille, ou au son d’une cloche à une église lointaine, évoquait, les yeux fermés, des souvenirs. Elle parlait à son amant d’une rue à Rome, ou bien d’une allée de son jardin à Florence. Il se hâtait de baiser ses lèvres, et l’on a si vite fait, d’ordinaire, de ramener une femme à la minute présente, qu’il ne doutait pas qu’aussitôt elle ne fût de nouveau toute à lui.
Le premier retour à la réalité des choses, il n’avait été fourni à Gabriel que ce matin même par la tête blonde d’une jeune fille apparue sous le rideau de lierre. Le pur éclat de ces yeux illuminant la pénombre du visage à 76contre-jour!… le nimbe d’or de ces cheveux!… témoins ou non de son étreinte passionnée!…
Tout à coup, deux fraîches mains de femme se posèrent sur les yeux du jeune homme.
– N’ayez pas peur, c’est moi!…
Il se retourna, dans la barque, pour attirer et embrasser sa maîtresse.
– Ah! dit-elle, mon ami, je suis harassée; je n’en puis plus. Pourtant je vous ai vu vous diriger de ce côté et j’étais curieuse de savoir si vous viendriez là dans cette barque… dans notre barque; et je suis heureuse, heureuse que vous y soyez venu!
Il la serrait dans ses bras en la couvrant de baisers. Elle pencha la tête sur son épaule, tout épuisée de la fatigue de ces heureuses journées; il sentit que son front était brûlant.
– Luisa, rentrons!
– Non! non! dit-elle, il fait bon là!… sentez-vous?
La soirée s’avançait, la lune montait derrière la montagne éloignée, et les petites brises espacées fraîchissaient.
77– Comme on respire! mio, dit-elle, comme on est bien!
Il arrangea les coussins sous son corps. C’était un grand plaisir de soulever ce corps chéri, de le reposer sur la moleskine froide, et de le savoir plus à l’aise. Elle nouait au cou du jeune homme ses jolies mains fines, un peu grasses; il lui enlaçait les reins, et la déposait sur le divan improvisé.
– Là! là! es-tu bien?
– Oh! bien! bien! mon mio!
Elle ne l’appelait que mio quand ils étaient seuls; et elle redoublait quelquefois ce gracieux terme de possession en ajoutant le mot français à l’italien: «mon mio!» Toutes les fois qu’elle prononçait ce mot-là, elle fermait les yeux, comme si elle l’allait chercher au dedans d’elle et très loin, et quand elle l’avait dit doucement, de ses lèvres tendues qui semblaient, en le prononçant, se baiser elles-mêmes par deux fois, elle entr’ouvrait la bouche pour recevoir le baiser que sa belle tendresse avait mérité.
– Maintenant, veux-tu que je mette à l’eau notre barque? je vais prendre les avirons, et 78nous irons au-devant de la lune qui vient là bas?
– La lune? où ça? mais je ne la vois pas…
.
– Soulève-toi sur mon bras… tiens! regarde sa grande corne rouge qui sort de la montagne. Mais tu m’embrasses et tu ne regardes rien!
– Ah! mio, que je suis donc fatiguée
! pourquoi es-tu venu si loin? Je voulais te voir ce soir encore une fois; mais je dormais déjà au milieu de ces dames… On a fait de la musique; la petite Ghislaine a chanté, très bien, tu sais… Elle est charmante, cette petite…
– Pourquoi me parler encore de cette petite? L’indiscrète, qui est venue nous troubler dans la grotte! Je lui en veux, moi!
– C’est elle qui pourrait vous garder rancune pour lui avoir offert un spectacle un peu vif. Mais elle ne vous en veut pas, elle: je crois que vous lui plaisez.
– Voyez-vous ça!…
– Ne riez pas! Je ne dis pas que cette enfant cherche à se pendre à votre cou; mais vous êtes du genre d’homme qui lui est sympathique, et quoi que vous fassiez, elle vous 79sera indulgente. Toutes les femmes sont ainsi faites: il y a un type d’homme qui les intéresse à première vue, sans provoquer nécessairement d’autre sentiment, et pour lequel elles auront toujours une secrète complaisance.
– Et vous avez découvert cette complaisance en ma faveur chez mademoiselle Ghislaine?…
– Elle s’est informée de vous, et a demandé ce que vous faisiez.
– Si ce n’est que ça!
– Attendez donc! Elle a été fort étonnée que vous fussiez statisticien.
– Que veut-elle donc que je sois?
– Je ne sais pas, mais elle a été étonnée, tout à fait étonnée. Sa sœur lui ayant demandé ce qu’il y avait d’extraordinaire à ce que vous vous occupiez d’économie politique, elle a dit: «Je ne l’aurais pas cru; voilà tout!»
– Luisa, voyons! pourquoi me raconter cela?
– Pourquoi? pourquoi?… mais c’est peut-être parce que j’ai un certain plaisir à savoir que vous plaisez; c’est peut-être parce que je suis un peu jalouse…
80 Luisa! Luisa! où as-tu la tête, ma chérie?…
Elle le serra avec une tendresse désespérée dans ses bras: inquiétude exaltée des premiers temps de l’amour, où l’on croit que tout conspire à vous arracher votre trésor nouveau.
– Mon mio! mon mio! répétait-elle.
Il voulait des termes qui la pussent promptement rassurer. Il s’exténuait à trouver quelque chose de fort, de simple, de sincère.
Elle avait la tête renversée sur le bras de son amant; ses yeux regardaient le ciel; ses cheveux relevés par une caresse découvraient son petit front
, obstiné, qu’une idée semblait tourmenter.
– Luisa, à quoi pensez-vous?
– Je pense, dit-elle, à cette grande corne de la lune dont tu m’as parlé: où est-elle?
Et quand elle eut dit ces mots tranquilles, ses paupières tombèrent; elle s’endormait.

81***

Il la baisa doucement, et en souriant de la surprise que la gracieuse mobilité de sa cervelle de femme venait de lui causer; puis il la berça dans ses bras, comme une enfant. Il l’adorait.
La lumière de la lune, comme un corps de ballet qui descend la scène d’un pas rythmé, envahissait doucement la surface du lac. La beauté du silence agrandissait le paysage. Les rives lointaines semblaient naître, une à une, ou s’éveiller pour une fête. Sous une noire calotte d’ombre, les marbres d’Isola Bella blanchirent tout à coup, et derrière le bouquet touffu d’Isola Madre, la ville de Pallanza fut doublée par le miroir des eaux.
Comme chaque soir, le chant de Carlotta s’éleva, et sa barque fleurie, presque imperceptible oiseau nageur, raya la glace pure du lac. Carlotta répétait la même chanson d’impudeur candide, fougueuse et dolente, ardente jusqu’à la frénésie et tout à coup apaisée, 82attendrie et mourante. Dans le concert de toutes les choses nocturnes, cette voix simple prenait l’importance d’une parole échappée tout à coup de la terre et de la nuit mêmes échangeant leur extase ou louant le dieu que de telles heures révèlent. Un violent frisson parcourut le corps de Gabriel. Son mouvement faillit éveiller la jeune femme. Elle entr’ouvrit la bouche et fit: «Ah!» Reconnaissait-elle dans son sommeil la chanson de la marchande de fleurs qui l’avait tant charmée? Peut-être vibrait-elle, beauté elle-même, à l’unisson avec toutes les inconscientes beautés de ce coin fortuné du monde!
Lorsque la voix de Carlotta s’éteignit, Gabriel remarqua qu’une autre barque avait doublé l’Isola Bella, venait vers lui en droite ligne. On entendait à intervalles égaux le choc assourdi des avirons et parfois même, tant la nuit était calme, jusqu’au fin bruit de perles de l’eau qui s’égoutte des palettes. Il reconnut bientôt la silhouette du poète anglais dans la barque, et n’eut que le temps de prendre ses dispositions pour que madame Belvidera ne 83fût pas aperçue. Il cacha le visage et les cheveux de la jeune femme sous un châle léger qu’elle avait apporté, et, n’espérant pas qu’ils pussent se dissimuler l’un et l’autre, il alla lui-même au-devant de son ami afin de l’écarter. Heureusement le batelier, accoutumé à promener cet homme étrange, restait muet en face de lui; il attira sa barque sur la grève et disparut sans avoir éveillé madame Belvidera.
Gabriel dit à son ami l’inquiétude qu’avait causée son absence, et lui demanda s’il n’avait pas rencontré Carlotta dans les îles.
Sans lui répondre, le poète restait debout, tourné du côté du lac.
– Écoutez, dit-il, le doux jasement des eaux avec le sable de la rive. Ne dirait-on pas que ce murmure est composé pour faire comprendre le silence, dans la même mesure que notre pauvre langage contribue à nous rendre l’univers intelligible? Ah! quel poète a ordonné le rythme selon lequel chaque flot, comme un beau vers, vient faire tinter ici sa dernière syllabe? Et quel est le sens de ce poème? Il y a de ces chutes de flots qui sonnent parfois 84avec la clarté joyeuse d’une cymbale lointaine, d’autres au contraire sont presque insaisissables et ressemblent au soupir d’un enfant qui dort. Est-ce l’écho d’un jeune éclat de rire inoubliable qui aurait jailli autrefois ici, et dont tout le rivage eût été ému? Est-ce le souvenir d’une peine secrète confiée ici à l’ombre de la nuit?
Gabriel le trouvait bien sensible aux émotions humaines, contrairement à son ordinaire. L’Anglais prévint sa question:
– Toute la beauté du monde, ajouta-t-il, a sa source dans le sourire ou dans la douleur de l’homme, de même que ce lac est fait de la goutte d’eau qui sourd de la terre. Cependant je ne m’intéresse pas plus à tel homme joyeux ou souffrant, que je ne le fais à une goutte d’eau, tant que le sens de son rire ou de ses larmes n’a pas atteint la proportion de ce lac.
Dompierre l’eût écouté volontiers, mais il avait hâte qu’il s’éloignât, à cause de la présence de madame Belvidera. Lee n’était pas un homme à qui l’on pût dire: «Rentrez-vous? il est tard…» Le temps n’était pas divisé pour 85lui en une série de relais artificiels auxquels le besoin de régularité de nos organes nous asservit communément. Il mangeait quand il avait faim et se reposait quand sa pensée ou son imagination étaient à bout. L’idée vint à son ami, que cet être fantasque serait seul, à l’hôtel, à ignorer le tourment tragi-comique que son absence avait valu à madame de Chandoyseau. Lui en conter les péripéties serait peine perdue. Demain, soixante personnes auraient les yeux fixés sur lui, quand il paraîtrait à la table d’hôte, et il prendrait son repas sans s’apercevoir qu’il n’est pas seul à table. Gabriel Dompierre lui serra la main. Le poète remonta doucement la berge et gagna la route en scandant à haute voix des vers.




86VII


Vers cinq heures de l’après-midi, Dompierre allant prendre un bain, vit émerger de l’eau une tête aux longs cheveux plaqués et ruisselants contre un visage glabre. C’était la tête du révérend Lovely. Le clergyman l’interpella aussitôt et avec un accent tout à fait outrageux pour la langue française:
– Christ enseigna dans la barque, jusqu’au plus fort de la tempête. Il n’y a point de maôvaise endroit pour prêcher le parole de Dieu; mais il y a des endroits qui sont maôvaises pour le salut de l’âme.
– Que voulez-vous dire? fit Gabriel.
87– Cette pays, reprit le clergyman, est maôvaise.
– Est-ce que par hasard
mistress Lovely?…
– Nô, il ne s’agit pas de
mistress Lovely, qui a le vieil âge et qui a fini d’être troublée. Mais tout le monde n’est pas ainsi, et véritablement, le climat de cette pays est maôvaise…
– Mais il me semble, au contraire, que la beauté y abonde, et elle est, si je ne me trompe, un des attributs de Dieu?
– Nô, dit le clergyman, cette biauté ne vaut rien du tout, elle est perfide, et je pense qu’elle vient du Malin!…
– Le Malin?
– Je nommé ainsi, avec familiarité, le Démon; véritablement le Démon!…
Le révérend Lovely, à ces mots, grimpa à l’échelle marine, et alla posément s’habiller.
Tout à coup, et comme il allait s’éloigner, ayant achevé sa toilette, le révérend s’écria:
– Mariez-vous!
Il crut que Dompierre ne l’avait pas entendu, à cause des mouvements qu’il faisait dans l’eau, et reprit:
88– Mariez vous! Mariez-vous!…
En sortant de l’eau, Dompierre aperçut sur le sol un petit volume relié à l’anglaise. C’était le Nouveau Testament. Il le ramassa en souriant et, le soir, il le remit au révérend Lovely, sous le prétexte qu’il avait dû l’oublier.
– Nô! nô! dit le révérend, c’est à vous! Si vous avez trouvé cette livre, il est à vous… c’est un livre plus profitable encore en cette pays que partout ailleurs… Écoutez! voilà encore la miousique!
Tous les soirs la miousique: cette chose est maôvaise!

***

Une troupe dite napolitaine préludaient en effet, devant l’hôtel, sur les violons et les mandolines, au concert quotidien. Les pensionnaires prenaient place dans le hall, autour de petites tables de marbre où l’on servait les glaces.
La troupe, après quelques chansons peu variées, se tria, et trois couples vinrent au milieu des assistants exécuter la tarentelle. Les 89hommes étaient tous beaux; une des femmes, blonde, assez grande, et à la fois souple et gauche en ses mouvements, avait un charme rude et puissant. Les couples pivotaient dos à dos, se cherchant du regard, faisant claquer avec frénésie les castagnettes, et excités par les instruments, par les voix gutturales ou criardes et aussi par les applaudissements du public. À la fin, les regards s’étant joints, le couple demeurait, la femme renversée en arrière, comme vaincue, l’homme penché sur elle, les yeux dans les yeux, son flanc à son flanc, les mains hautes brandissant les castagnettes épuisées, l’un et l’autre semblant pâmés dans tout leur corps; la bouche et les prunelles ardentes se dévorant à la courte distance du souffle.
Le révérend Lovely, qui avait regardé le spectacle jusqu’à la fin, tourna soudain les talons et se dirigea vers le jardin, en levant les yeux au ciel. Mais la jolie fille qui avait eu le succès de la tarentelle et allait commencer le tour de l’assistance, une sébile à la main, courut à lui; et on le vit se retourner du côté de la lumière pour prendre de la monnaie dans 90son gousset. Du moins fit-il ses efforts pour ne point recevoir le sourire troublant de la danseuse napolitaine.
Gabriel faisait remarquer la petite scène à madame Belvidera et il lui raconta les conseils impromptus que le révérend lui avait donnés au bain.
– Il y a ici, dit-elle, une jeune fille de vos compatriotes qui est tout à fait en âge d’épouser un homme comme vous… Qui sait si un complot n’est pas déjà organisé!…
– Voyons! je vous parle en riant de la conversation du bonhomme Lovely, et vous me répondez de votre plus grand sérieux…
– Mais c’est sérieux, un jeune homme en présence d’une jeune fille! c’est une réunion tellement sérieuse que tout autour d’eux conspire à les rapprocher, les gens et les choses, les hasards fertiles; c’est une entente secrète, mystérieuse, une espèce de sourde volonté de la nature qui agite et met tout en branle dans le but de les unir!
– Pourquoi me dites-vous cela, vous?…
– Mais peut-être parce que je ne peux pas 91plus faire autrement que les autres; peut-être parce que j’obéis aussi à cette force secrète, à la conspiration universelle en faveur du mariage? Peut-être est-il naturel aussi que je vous parle avant tout autre de cette éventualité, parce que je suis la seule personne qui la redoute?…
Les Napolitains ayant quitté le hall
jouaient des airs de valses dont les sons adoucis arrivaient agréablement par les grandes baies ouvertes. Quelques Américaines et des Viennoises se balançaient au bras de jeunes gens en smoking.
Gabriel regardait sa maîtresse assise nonchalamment dans une berceuse d’osier. Ses magnifiques cheveux noirs avaient, sous les lampes à incandescence, des reflets bleuâtres et moirés que la légère oscillation de son corps faisait mouvoir le long des épais bandeaux ondulés. Elle le regardait de ses yeux sombres embellis par la contrainte qu’elle s’imposait au milieu du monde. Ses bras étaient demi-nus, et sa main, ornée d’une simple perle qu’elle levait jusqu’à la lèvre pour en dissimuler les con92tractions involontaires, ramenait constamment l’attention de son amant sur sa bouche dont la seule vue lui faisait trembler les jarrets.
Il se pencha pour la saluer:
– À ce soir, dit-il, à dix heures, près du bassin, dans le jardin des annexes…




93VIII


Gabriel, en allant attendre dix heures dans les jardins, tomba sur M. de Chandoyseau qui faisait l’éloge de sa femme au révérend Lovely.

Le pauvre clergyman était venu là sans doute dans le but d’éteindre par la marche les secrètes ardeurs qu’il attribuait au climat et au lieu, et qui lui venaient évidemment des agaceries malignes et savantes dont l’abreuvait madame de Chandoyseau. Que de fois l’avait-on vu faire les cent pas sur ce gravier crépitant, le chapeau à la main, les tempes moites, les yeux un peu égarés, quasi honteux, enfin marmottant du bout des lèvres les arides versets de 94la Bible qui contenaient son remède et son salut! C’était à croire que le «Malin» – pour employer l’expression qu’il aimait – était vraiment de la partie, puisque l’infortuné pécheur, fuyant la tentation, était rejoint précisément par le seul être qui fût capable de lui parler avec complaisance et avec enthousiasme de madame de Chandoyseau: monsieur de Chandoyseau.
Étourdi par l’agitation effrénée que sa femme entretenait autour d’elle; fasciné par les ressources intarissables de son babilllage, M. de Chandoyseau tenait sa femme pour un être exceptionnel et supérieur. Ayant donc rencontré le révérend Lovely, il avait mis la conversation avec une ineffable bonhomie, sur l’objet qui se trouvait captiver immodérément le révérend Lovely.
La présence du jeune homme n’apporta pas plus d’embarras au colloque, et ce fut lui le plus gêné des trois: devait-il renchérir sur l’apologie de madame de Chandoyseau ou bien tenter d’éteindre le feu qui dévorait le clergyman? Quelle était la détermination la plus 95généreuse? il l’ignorait. Peut-être, après tout, d’entendre parler de madame de Chandoyseau était-il doux à présent au vieillard? Peut-être puisait-il une sécurité trompeuse à écouter ces éloges prononcés par un organe légitime, ce qui lui semblait une garantie contre l’accomplissement du péché?
Le révérend Lovely écoutait attentivement M. de Chandoyseau. Gabriel prit le parti de l’imiter. M. de Chandoyseau parlait, parlait.
Dompierre crut devoir souligner son dire, de-ci
, de-là, par de légers traits d’acquiescement. Il vit que le révérend lui en savait gré. Il insista, il parla même. Ce fut au tour du révérend d’adopter ses signes d’approbation. Petit à petit, le clergyman s’entraîna, s’échauffa, s’enhardit. Bientôt il n’y tint plus et prit lui-même la parole. M. de Chandoyseau, si fortement secondé, se tut et écouta à son tour.
Ce fut une scène de passion bien touchante. Le pauvre révérend se lança tout d’abord dans des généralités très vagues. Il citait force textes, et parlait de la Femme en prophète; il esquissa son rôle sublime; il resserra peu à 96peu son discours, descendit au particulier; enfin il ne se posséda plus, et chaque expression issue de ses lèvres avait trait, à ne pas s’y méprendre, à madame de Chandoyseau. Il dit son nom, son petit nom même: Herminie. Il vanta son éloquence qu’il considérait comme un don divin; en second lieu, son intelligence qui était insigne par son agilité et son amplitude; en troisième lieu
, sa grâce persuasive; comparable à un parfum près duquel on ne peut point passer sans en être pénétré agréablement.
M. de Chandoyseau ne contredisait pas, et continuait par de légers murmures mais confus, le rôle d’approbateur que ses deux partenaires avaient tenu successivement.
Soudain, ces messieurs reconnurent tout près d’eux Dante-Léonard-William Lee, qui revenait encore en barque d’une de ses expéditions mystérieuses.
– Ah! dit M. de Chandoyseau, voilà notre poète!
Il prononçait ce mot «poète» en mêlant, dans l’intonation, tout l’enthousiasme artificiel 97qu’il empruntait par condescendance au culte de sa femme pour les arts, et la secrète opposition de sa nature d’Angevin positif, contre ce qu’il eût nommé volontiers, s’il eût osé, des balivernes.
Le révérend Lovely jugeait qu’il était superflu d’écrire, attendu que la rédaction des livres saints était arrêtée. Le terme de poète lui rappelait la lyre de David, mais hors de là, ne lui inspirait que dédain.
Dante-Léonard-William mit pied à terre, tandis que son batelier muet s’éloignait sur l’eau sombre, à grands coups d’avirons. Il était d’humeur alerte, ce soir: il prit le cigare que M. de Chandoyseau lui offrait et s’excusa d’interrompre la conversation.
– Nous parlions, dit le révérend Lovely, de madame…
– La femme, interrompit aussitôt Dante-Léonard-William, n’est qu’illusion.
M. de Chandoyseau, accoutumé aux paradoxes, eut un sourire de complaisance.
– Qu’illusion! interjeta le clergyman
; mais, 98monsieur, vous oubliez que la femme est mentionnée formellement dans l’Écriture…
– La femme n’est qu’illusion! poursuivit le poète anglais. J’entends la femme en tant que puissance séductrice. Car elle n’est en réalité ni aimable ni belle; elle est bornée dans son esprit, et, à plusieurs titres, disgracieuse en sa chair. Je m’abstiens d’insister sur les imperfections de son corps, qui n’ont d’égale que l’outrecuidante présomption de beauté qu’elle en tire. À force de voiler ses prétendus charmes, on l’a persuadée et on nous a persuadés qu’elle en a. Les anciens, plus familiers que nous avec l’aspect du corps féminin, lui donnaient rarement la préférence. Le christianisme, pour éviter de pareilles déviations dans les choix, a fait de la femme un «porte-parure» en la couvrant à outrance de tissus et d’ornements propres jadis à attirer l’attention du menu peuple sur les idoles. Peut-être ne fut-ce pas assez, car c’est de peur qu’on ne se détournât d’elle
, qu’il incarna en elle le péché. Ruse sublime! ornement incomparable! et la plus merveilleuse trouvaille psychologique issue de 99la cervelle humaine! Brillante et dangereuse, la femme devenait un excitant des plus nobles facultés de l’homme: la bravoure et le goût du beau. Les verroteries nous fascinent; le péril nous exalte; et le culte moderne de la femme est fait de cette double exploitation de notre crédulité.
– Mais, monsieur, s’écria le révérend Lovely en se bouchant les oreilles, vous n’avez donc pas reçu le baptême, ni ouvert l’Écriture? Il y est dit…
– Je trouve notre poète très amusant, dit M. de Chandoyseau; je regrette seulement que ma femme ne soit pas là, car elle apprécie beaucoup la philosophie de monsieur.
– Ne le regrettez pas, fit Dompierre, car
, devant madame de Chandoyseau, Lee ne saurait nous dire la forte déconvenue qu’il a certainement éprouvée ce soir dans quelque aventure galante…; et il va nous la dire. Entre nous, voyons! mon cher Lee…
Le poète ne les écoutait plus, et, jugeant avoir fait assez pour la politesse qu’il devait à M. de Chandoyseau en échange de son cigare, 100en le gratifiant de ce petit discours, il s’éloignait à longs pas, sans seulement souhaiter le bonsoir.
Son brusque passage au milieu de ces messieurs, et le retentissement de son étrange diatribe contre la femme leur laissait un malaise qui, toutefois, les avait sauvés des épanchements du clergyman.
– C’est un homme bien original, dit M. de Chandoyseau, un blasé!
– Tout au contraire, fit l’ami de l’Anglais, je ne serais pas étonné qu’il fût vierge…
– Est-ce possible? s’écria le révérend Lovely.
– Ce qui me porte à le supposer, c’est que je connais de lui des poèmes contenant, à l’égard de la femme, une passion si extraordinaire, si farouche, si éperdue, que je ne crois aucun homme ayant touché la femme, capable d’atteindre un tel délire…
– Je ne vous comprends pas bien, fit M. de Chandoyseau.
– C’est, en second lieu, que je ne vis jamais personne ayant en vue une femme déterminée, s’élever contre elle avec une plus criante injus101tice, un plus amer dégoût. À qui pensait-il, il n’y a qu’un instant? Je n’en sais rien; mais je puis vous affirmer qu’il avait en vue une ou plusieurs personnes dont il distinguait mentalement, mais très nettement, tel ou tel détail réel avec lequel, grâce à l’habitude, un amant se familiarise et s’exalte aveuglément, tandis que le vierge répugne à sa seule représentation.
– L’Écriture Sainte, dit le révérend Lovely…
– Il est temps d’aller nous coucher, fit brusquement M. de Chandoyseau.

***

Gabriel remonta doucement du côté des annexes de l’hôtel, où le menu bavardage d’un jet d’eau l’attirait presque chaque soir à l’heure de ses rendez-vous avec madame Belvidera. Le bassin se trouvait garanti par l’ombre épaisse des cyprès et des chênes et par le flanc d’une petite chapelle où se célébraient, les dimanches, les offices du culte anglican. Un banc de bois ancien et fruste formait, au pied des cyprès, un hémicycle abandonné, grave et beau, triste et 102charmant, où aucun regard ne pouvait pénétrer, et que la brise de nuit dans les feuillages, la chute de l’eau dans la vasque et les caprices de l’ombre achevaient d’enchanter. Là, quand tout était assoupi dans l’hôtel, ils s’asseyaient, s’étreignaient, puis s’en allaient plus loin, vers une tonnelle d’été mieux close; parfois ils voulaient se figurer que le jardin était à eux et ils passaient une partie de la nuit à en parcourir les allées, à respirer les fleurs, les herbes et la terre endormie. Un vieux tronc d’olivier, dans un endroit désert, était assez grotesquement aménagé pour qu’on pût monter jusqu’au cœur de ses branches noueuses, par un escalier tournant; et l’on trouvait en haut une plate-forme, avec une table et des chaises. De là, la vue s’étendait au loin; et quand leurs nuits heureuses se prolongeaient jusqu’au petit jour, ils montaient dans le vieil olivier pour voir blanchir le lac au milieu des montagnes.
Gabriel attendit, un temps toujours trop long, dans l’hémicycle solitaire; il voulait s’efforcer de la voir arriver de loin au travers du noir feuillage et, dans l’ombre, gauchement, il 103appliquait le visage contre les mille épingles des basses branches, et se piquait. Il riait de son enfantillage et de sa douleur. Cependant il entendit son pas sur les feuilles sèches que l’automne déjà répandait, et presque aussitôt elle fut près de lui.
Elle était vêtue de blanc; la masse de sa chevelure et ses yeux se mêlaient à la nuit; le reste avait l’inquiétant attrait d’une vision intangible et légère; mais à dix pas, son poids, sa chair, sa réalité bien-aimée se livraient. L’amant sentait au cœur un coup violent. Puis l’odeur de la femme, qui la précédait un peu, le suffoquait de plaisir. Il faisait un pas; il se jetait sur sa bouche, laissant affluer là toute la voracité brutale du premier moment, tandis que sa main, au contraire, avec délicatesse, se laissait simplement emplir par un des seins, libre sous la batiste fine.
– Ah! lui dit-il, tu ne comprendras jamais ce que c’est que de te voir, de te voir venir! Tu ne sais pas comment tu es faite ni ce que contient ton corps qui vient à moi!…
– Je t’aime trop! disait-elle.
104– C’est que cela ne peut pas durer!
– Tais-toi! tais-toi!
Sa taille se ployait sur le bras du jeune homme. Cette ampleur, cette souplesse et ce poids adoré l’enivraient. Elle lui entoura le cou de ses beaux bras élevés dont les manches lâches retombaient jusqu’à l’épaule, et l’imperceptible et soyeux duvet de sa peau de brune se laissait lustrer par ses lèvres. Il aimait ses bras à pleurer de plaisir pour les embrasser seulement du regard. S’il les baisait à partir du poignet, il croyait mourir avant d’avoir atteint l’épaule. Elle lui abandonnait tout à coup le double retrait odorant, puis le grondait parce qu’il ne pouvait contenir une sorte de cri animal dont le lieu si calme et si grave semblait un moment tout troublé.
– Tais-toi! tais-toi! on va venir!…
– Mais ton parfum! disait-il, attire plus qu’aucun bruit… Tu ne t’aperçois pas que tu embaumes!…
Cris et parfums étaient portés très haut dans l’air tranquille, par la noire clôture des cyprès aux pointes aiguës.
105Quand il eut la force de relever la tête, il lui parla d’un projet qu’il caressait depuis
quelques jours, et qu’il voulait mettre à exécution dès le lendemain.
– Ne parlons pas de demain! dit-elle.
– Pourquoi?
– Je ne sais pas. Mais
vous-même, généralement, vous n’aimez pas à parler de l’avenir.
– Mais demain ce n’est pas l’avenir; demain, c’est là, tout près, nous y touchons! Voyons, est-ce que nous ne disons pas tous les jours à «demain», est-ce que nous ne combinons pas nos promenades pour le lendemain? Eh bien? Qu’est-ce que cela signifie? Qu’est-ce qui vous prend? Qu’avez-vous?… Vous avez reçu… il y a… des nouvelles?
– …Non, mais non, il n’y a rien; je vous assure.
– Si! vous avez reçu une lettre ce soir; j’ai vu le portier vous la remettre.
– Oui, c’est vrai; mais je te jure, mio, qu’il n’y a rien, non, rien de menaçant, d’imminent?… Comment dire? Enfin, il n’y a 106rien. Je ne sais en vérité pas pourquoi je t’ai dit de ne pas parler de demain.
Il se sentit frappé subitement du plus grand malheur qui le pût atteindre; il comprenait, d’un coup, la violence de sa passion, la nécessité absolue de cette passion pour lui, le choc irrémédiable, au cas où ce lien si jeune encore, mais si vigoureux, viendrait à être brisé. Et il ne se pardonnait pas de n’avoir pas prévu que ce malheur pouvait, et devrait inévitablement, le terrasser d’un moment à l’autre. Non, il était ivre à tel point qu’il n’avait pas pensé à cela!
– Votre mari arrive? dites, dites-moi, votre mari arrive!
Elle eut un moment d’hésitation qu’il attribua à la recherche d’un mensonge, mais qui pouvait provenir chez elle de la légère stupeur provoquée par ces mots: «Votre mari» que son amant n’avait encore jamais prononcés. Puis elle vint à lui avec toute sa tendresse accoutumée:
– Mais non! mio, puisque je t’affirme que non! puisque je t’affirme qu’il n’y a rien de nouveau, rien.
107– Tu me le jures?
– Je te le jure!
Puis ses larmes jaillirent tout à coup à flots, et elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Gabriel. Il la dévorait de baisers, dans une ardeur affolée, dans une joie puérile d’être délivré du danger de la perdre, au moins demain. Elle lui dit en pleurant qu’il était cruel.
Il lui mordait la chair, les lèvres et les cheveux:
– Je t’aime! vois-tu! je t’aime!
Elle essuya ses yeux, et se penchant doucement vers lui:
– Et ce projet pour demain?… dit-elle.




108IX


«Je viens, je viens, ma femme bien-aimée!» telle était la phrase qui se répétait, avec insistance et tendresse, dans la lettre du chevalier Belvidera.
Le courrier du matin arrivait un peu avant midi. Le portier de l’hôtel faisait le tour des salons et du hall; de longues Américaines interrompaient leur balancement dans la rocking-chair pour recevoir d’énormes paquets de journaux ficelés et leur correspondance; des Italiennes qui tenaient leurs bras nus appliqués sur la surface fraîche des petites tables de marbre, lisaient aussi leur courrier, en se 109communiquant à haute voix quelques phrases sur un ton toujours trop élevé. Quand madame Belvidera avait parcouru une lettre de son mari, si la petite Luisa n’était pas là pour lui poser mille questions au sujet de son père, elle laissait aller sa tête contre le dossier de jonc et, les paupières baissées, la bouche sérieuse, elle songeait
, avec l’espoir secret que quelqu’un viendrait l’interrompre et l’empêcher de penser.
Elle se revoyait à l’âge qu’avait aujourd’hui sa fille, enlevée brusquement de Florence par la mort presque simultanée de son père et de sa mère, et emmenée à Naples par une tante.
Ce départ mettait le comble à la première peine de sa vie, car, après ses parents, l’être qu’elle aimait le mieux au monde était Andréa Belvidera, son compagnon d’enfance, quoique plus âgé qu’elle de six ou sept ans, auquel, tout en jouant, elle s’était promise pour plus tard. C’était un jeune homme sérieux et beau, que l’on comparait volontiers à Florence à ces adolescents superbes qui accompagnent les Médicis dans les fresques de Gozzoli au palais Riccardi ou à Pise. En quittant sa petite amie, 110il lui avait dit en lui baisant la main: «J’irai te chercher, en quelque endroit que tu te trouves
Elle lui avait répondu simplement: «Je t’attendrai». Il était allé achever ses études à Heidelberg et à Paris; à son retour à Rome, il s’était fait attacher au cabinet d’un ministre; il avait publié plusieurs ouvrages de sociologie remarqués, et, élu député à vingt-sept ans, il était parti immédiatement pour Naples, demander la main de Luisa.
Luisa l’attendait, et ils s’étaient embrassés comme au jour de leur séparation. Leur bonheur avait été simple et vrai. Ils semblaient créés l’un pour l’autre, et ils n’avaient jamais pensé l’un qu’à l’autre. Dans la société de Naples, de Rome, de Florence, on les citait comme le ménage le plus uni et le plus parfait. Aucune ombre n’avait passé sur leur félicité. Ils s’étaient séparés pour la première fois depuis six semaines.
Et Luisa était la maîtresse d’un étranger.
«Je viens! je viens! ma femme bien-aimée», disait la lettre.
Le chevalier Belvidera était maintenant à 111Florence. Il racontait avec bonne humeur à sa femme les péripéties de sa visite à ses électeurs. Puis il donnait mille détails sur la maison, le jardin, les fruits, la famille. C’était la maison où elle était née, où ils s’étaient connus, où ils avaient joué, enfants, où ils s’étaient promis pour la vie. Cette maison était située sur la pente de Fiesole, et les murs y étaient encore garnis de très anciennes peintures. Luisa revoyait par la pensée les jeunes seigneurs et les dames de couleurs passées qui l’avaient regardée grandir, impassibles, dans leur belle contenance, et qui étaient aussi pour elle des amis. M. Belvidera l’avertissait précisément qu’une de ces dames se détériorait et qu’une large croûte s’était détachée de sa chevelure blonde; un scorpion, attribut symbolique, avait quitté la main d’un jeune homme, et on en avait trouvé sur le sol les débris réduits en poussière.
Ces petites choses avaient pour elle une insinuante éloquence, et, comme personne n’était venu à son secours en interrompant sa rêverie, elle ouvrait de grands yeux égarés, et la réalité la stupéfiait. Était-ce à elle qu’il 112écrivait, lui, sur ce ton simple et confiant? Était-ce à elle que l’on racontait ces petits détails? Jamais ces vieux murs, ces fresques, et les plus menus objets de la maison ou du jardin ne lui avaient paru si vénérables, si sacrés.
Ah! la jolie villa! Quelle paix, le long des chaudes journées! et quelles délices, le soir venu! On entend ronfler le tramway électrique de Fiesole; Andréa revient de la ville; elle le guette de la terrasse; elle l’aperçoit sur la plate-forme; il agite son mouchoir; sa tête aimée paraît au-dessus des murs garnis de roses; le train monte et décrit une courbe en ronflant plus fort; puis un arrêt, une grille ouverte et refermée: il est là; il lui apporte quelque surprise amoureuse et la franchise de ses baisers. On dîne, et l’on va, côte à côte, sous la loggia, voir tomber entre les sveltes pyramides des cyprès, le soleil tout au fond de la grande plaine de Florence. Et c’est la petite Luisa qui, de sa chambre, les appelle pour leur adresser des «bonsoirs» de ses deux petites mains appuyées sur sa bouche…
Ah çà! personne ne va donc l’interrompre! 113C’est un fait exprès: il ne passe ce matin sous le hall que des figures étrangères, des gens arrivés d’hier. Et elle pense, elle pense, la malheureuse femme!
On a beau faire; ce qui est ne cesse jamais tout à fait d’être. Elle le sent bien, sous son front, là, dans un petit endroit où il lui semble que toute sa mémoire est logée. C’est un point, une petite bille, une balle de plomb, et qui pèse. Jamais cette bille ne se déplacera.
Elle fronce les sourcils avec colère; elle secoue la tête. Tout son cerveau s’ébranle; en un seul point quelque chose reste fixe, et on dirait que tout pivote autour: la bille.
Elle ferme encore les yeux; elle pense à mille petits frissons, à la volupté du vertige. Tout d’un coup la tête vous tourne et on se jette; on pousse un cri. Mais c’est fait!
Enfin! voici quelqu’un.
C’est Ghislaine.
La jeune fille a une gracieuse toilette mauve qui s’allie avec bonheur au blond tendre de ses cheveux. Sa taille fine a la souplesse d’un jonc que l’air fait ployer. La voir marcher vous donne 114de la fraîcheur. Elle est quelquefois joyeuse comme une enfant; quelqu’un lui a dit un jour qu’elle était plus jeune que la petite Luisa, son amie. D’autres fois un chagrin se devine en elle, c’en est l’ombre qui court en cercle autour de ses yeux purs. Madame Belvidera se sent soulevée, attirée vers elle. Ah! Dieu! embrasser cette jeune fille et parler d’enfantillages!
Elle a fait un mouvement vers Ghislaine; elle a failli lui tendre les mains. Mais Ghislaine passe, elle est passée!…
– Ah! ma chère belle, que je suis heureuse de vous rencontrer! Venez un peu que je vous raconte!… vous ne vous imaginez pas quelle affaire!…
C’était madame de Chandoyseau qui revenait, avec les Anglaises de l’hôtel, du service protestant auquel elle assistait par galanterie envers le révérend Lovely. Le clergyman avait fait aujourd’hui une allocution d’un caractère si inattendu que tout le monde en était sens dessus dessous.




115X


Dompierre venait de prendre ses dispositions pour la réussite du projet qui était de passer avec sa maîtresse toute une soirée dans la solitude d’Isola Madre, quand cette île magnifique est débarrassée des visiteurs. Il aperçut le hall plus garni que de coutume; on semblait y causer avec animation, mais en chuchotements mystérieux. Madame Belvidera s’y trouvait et recevait les confidences de madame de Chandoyseau. Au moment où il allait entrer, elle se détacha du groupe et vint vers lui, en ouvrant son ombrelle, sous le prétexte d’aller sur la route voir arriver la diligence. Il crut qu’elle 116était anxieuse de savoir le résultat de ses combinaisons.
– Tout va bien, lui dit-il, et nous aurons deux barques pour cinq heures: vous irez directement à l’Isola Madre, moi à l’Isola Bella, seulement je changerai d’idée à moitié chemin et vous retrouverai sur les rochers.
Elle ne pouvait s’empêcher de rire.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ce matin? lui demanda-t-il; vous n’écoutez même pas ce que je vous dis!
– Ah! dit-elle, laissez-moi respirer et venez faire un tour sur la route. Je vous défie de deviner ce qu’il y a!… Donnez-vous votre langue au chat?… Vous avez vu tout ce remue-ménage sous le hall? Eh bien! dans le salon, dans les corridors, on chuchote avec le même entrain; par toutes les portes ouvertes j’ai entendu des rires étouffés…
– Au fait! je vous prie!
– Attendez donc! je suis venue vous avertir afin de vous éviter précisément de recevoir un choc trop violent, et afin que vous ne soyez pas étonné si vous apercevez qu’on vous lorgne un 117peu plus qu’à l’ordinaire, car l’histoire vous touche… presque, indirectement, mais presque…
– Je vous en supplie!…
– Voilà: non, il ne s’agit pas de vous, mais de votre ami le poète anglais.
– Il a fait quelque extravagance?
– Du tout! du tout! il n’a rien fait. Mais il paraîtrait que l’on sait de lui une… particularité très curieuse, en même temps qu’édifiante, à laquelle le révérend Lovely aurait fait allusion, ce matin, au prêche, dans la petite chapelle, là-bas, vous savez, tout en s’élevant avec véhémence contre le péché de la chair…
– Oh!
– Vous y êtes?
– Mais c’est moi-même qui, hier au soir, ai eu l’imprudence d’émettre devant le révérend une simple supposition touchant une bizarrerie des mœurs de Lee; une supposition d’ailleurs, plutôt humoristique, une supposition d’après-dîner…, et voilà ce vieux…
– Vous savez que le révérend Lovely est tout spécialement élevé depuis quelque temps contre le péché de la chair?…
118– Je le crois bien!
– Alors il a dû être fortement impressionné de cette… abstinence édifiante, chez «un homme du monde, jeune, riche, et célèbre», etc.; tels sont les termes dont il s’est servi, paraît-il, pour le qualifier. Il n’a pas résisté au désir de le donner en exemple.
– Mais enfin, il eût bien pu le faire sans le désigner si clairement!
– Peut-être ne l’a-t-il pas désigné si clairement; je n’en sais rien: vous pensez bien que je n’étais pas au prêche; mais madame de Chandoyseau y était…
– Ah! Madame de Chandoyseau! je ne m’étonne plus!…
– Elle ne pouvait pas perdre l’occasion d’entendre parler «son petit Lovely», ainsi qu’elle le nomme familièrement; elle va l’entendre tous les dimanches et lui fait, je crois, tourner la tête… Enfin, vous pensez que celle-là a compris à demi-mot et qu’elle était de taille à mettre les points sur les i, pour les personnes qui n’avaient pas compris tout à fait.
– Mais tout cela est grotesque, absurde!
119 Que voulez-vous y faire?… Pourquoi vous amusez-vous à plaisanter, vous, le soir après dîner, avec des gens qui n’entendent pas la plaisanterie?
– Ce n’était pas à proprement parler une plaisanterie; c’était une opinion personnelle, formulée avec un tour paradoxal. D’ailleurs cela n’entachait nullement la réputation de Lee, et ne pouvait prendre une teinte ridicule qu’en passant par l’organe de madame de Chandoyseau. Eh bien! mais, et la belle passion de madame de Chandoyseau pour Lee, comment l’accommoder avec cet entrain à le couvrir de dérision?
– Elle ne l’aime plus, dit-elle; cette… particularité lui répugne.
– Ah! ah! ah! délicieux! Elle n’aimait que le faux-vierge; la vérité lui paraît vulgaire!
– Avec ça, c’est un vrai potin dans tout l’hôtel. Votre pauvre ami ne va pas savoir où se nicher.
– Lee! vous n’y songez pas: il n’en aura pas le soupçon!

120***

L’ombre s’allongeait devant l’Hôtel des Îles-Borromées; les pensionnaires étaient nombreux autour des tables de jardin; et le jeu des cuillers contre la glace fondante et les parois des verres donnait son habituel concert argentin. Madame Belvidera s’assit et fit comprendre d’un signe à son amant qu’elle avait tout préparé pour leur fuite de cinq heures. Dante-Léonard-William, lui, s’était levé, et il s’éloignait en se dirigeant vers le lac. On le vit allumer un cigare.
La plupart des personnes présentes le regardèrent traverser la route; et elles inclinaient la tête un peu sur l’épaule avec un sentiment d’intérêt vif et de compassion. Dompierre se souvint d’avoir un jour vu madame de Chandoyseau et sa suite admirer ainsi de loin le même homme, et cela parce qu’il était différent des autres, simplement. Aujourd’hui que son étrangeté assez vague se précisait nettement on se moquait de lui.
121Il n’avait, disait-on, approché aucune femme!
Gabriel demeura un assez long moment abandonné à la torpeur de l’après-midi. Comme chaque jour, quelques notes de piano tintaient, presque aussitôt évanouies sous les doigts alanguis d’une femme; nul mouvement n’ayant de durée pendant ces trop pesantes heures. Le tonneau d’arrosage, sur le gravier des allées, traînait son ondée rafraîchissante. Gabriel regardait de loin la jeune femme qui lui préparait une soirée d’enchantement et la vue de la nuque, ou des bras, de la gorge ou des genoux de madame Belvidera, sous la légère toile, lui faisait frémir toute la chair.
Où donc allait le pauvre Lee, à cette heure exquise et redoutable? Partait-il déjà pour une de ses promenades solitaires où, dans la compagnie de son batelier muet, il s’acharnait, jusqu’au cœur de la nuit, à tirer de la puissance de son rêve l’équivalent du simple plaisir humain qu’il semblait dédaigner si fort? Ou bien, qui sait? peut-être cherchait-il l’amour? Peut-être épuisait-il son désespoir de ne pas aimer, le long de ces belles rives peuplées de 122femmes venues de tous les lieux du monde? Allait-il à Baveno, à Pallanza, ou simplement le long des petites maisons des pêcheurs, en quête d’un regard capable de lui fournir le désir d’aimer?
L’heure convenue approchant, Gabriel s’en alla, en flânant, sur la route, et prit une barque, loin de l’embarcadère de l’hôtel. En faisant lentement le tour de l’Isola Madre, après plusieurs crochets sur le lac, il découvrit la barque qui portait madame Belvidera, amarrée déjà sur une petite plage naturelle, et entraîna la jeune femme hors de toute vue. Le bonheur de l’avoir là, à lui seul, dans cette île à cette heure déserte, lui communiquait une exubérance d’enfant.
Luisa était émerveillée par la richesse du paysage, par le pullulement des essences d’arbres où l’automne commençaient à répandre sur les feuillages ses beaux tons de cuivre et d’or.
– Mais, dit-elle, par où pénètre-t-on dans votre île?…
– Chut! chut!… Savez-vous bien qu’il est 123tard et que l’entrée ordinaire nous est interdite: on ne doit pas entendre sonner la cloche des Borromées passé cinq heures du soir!
– Alors, alors?…
– Alors!… escalade… assaut… ou la porte dérobée!…
– Enfin! le conte de fées! Et il y a du danger?
– Je le crois bien! figurez-vous neuf jardiniers, robustes gaillards, établis dans ce palais couleur d’abricot que nous apercevons de Stresa et d’Isola Bella, et armés! Ah! c’est qu’il s’agit de tenir à l’abri du vol leurs graines, leurs plantes rares et les innombrables oiseaux qui peuplent l’île!
– Et nous débarquons, ma foi, un peu comme des malfaiteurs!…
Elle s’élançait la première à l’assaut de la forteresse fleurie.
– Attention! pas par là! tenez, voyez ici ces marches naturelles qui s’enfoncent sous les branches… Bon! c’est là notre brèche. En avant!
La petite porte était ouverte; ils n’eurent 124qu’à en franchir le pas en déchirant de longs fils d’araignées. Le chemin qui s’offrait à eux était d’une douce et grasse lithographie romantique. D’énormes touffes de lierre pendaient de droite et de gauche sur les murailles calcinées, de lourdes guirlandes se croisaient au-dessus des têtes. Des vignes-vierges parasites enlaçaient avec des airs de serpents paresseux le tronc des arbres, et, de la cime, avec affectation, laissaient pendre leurs languettes de pourpre fatiguées.
Point d’être humain, pas un bruit.
– Oh! oh! voilà le palais d’abricot!…
Et ce furent des exclamations à mesure que l’on approchait de ce grand bâtiment dont le dos, coloré de loin, intrigue comme une chair vivante au milieu du feuillage: sorte de palais mystérieusement clos au milieu de cette île réputée un Eden! Rien d’agréable et de joli comme la façade sur les jardins. L’entrée s’en dissimule sous un portique surmonté d’une loggia ouverte où les pampres, les lierres et les rosiers grimpants inondent les balustrades; et leurs lourds emmêlements, par-dessus portes 125et fenêtres, se laissent choir comme d’opulentes et magnifiques défroques. Qui donc a revêtu ces oripeaux cette nuit? Quel bal paré a été donné ici? Quels hôtes y sont encore endormis? Des fées! des fées! C’est un palais de conte!
Quand les amants arrivèrent là, l’île était engourdie dans la paix du crépuscule. Ils osaient à peine marcher; ils retenaient leur souffle. Les plantes exhalaient alors un tel parfum qu’on se fût cru au milieu de femmes dansant un ballet invisible.
– Venez!
Il lui caressa le bras et la mena jusqu’à une fenêtre entr’ouverte au rez-de-chaussée. Elle se haussa sur la pointe des pieds, et regarda:
– Oh! oh! dit-elle, ça, c’est trop joli, cela!
C’était une chambre ancienne, aux murs garnis de boiseries rococo, avec un lit dans l’ombre d’une alcôve et un mobilier rustique et vieillot. On y avait vue d’un côté sur le lac, de l’autre sur les jardins tropicaux de l’île. Des fleurs fraîchement coupées, étalées un peu partout dans de larges paniers, pleuraient, sur les dalles, les gouttelettes du dernier arrosage.
126Elle chantonna, à mi-voix:
C’est que je voudrais vivre
– L’endroit est à vous!
Gabriel avait gagné les bonnes grâces du chef des jardiniers qui, en lui faisant visiter la maison, lui avait appris que cette pièce servait au dépôt des fleurs cueillies chaque soir, et que la belle Carlotta venait prendre, à la nuit, pour les vendre à Pallanza, à Baveno, à Stresa, dans les villas et les hôtels. Touché par la passion que le jeune homme témoignait pour les fleurs, et par sa générosité, il lui avait donné toute permission de venir contempler les paniers, à son aise, jusqu’au moment de leur enlèvement par la marchande des Borromées. C’était le plus inattendu, le plus galant rendez-vous d’amour.
Gabriel voulait entrer.
– Oh! non! fit-elle… promenons-nous au moins pendant qu’il fait jour encore!… Tout est si beau!… si beau!…
Il reprit amoureusement son bras, et, glissant la main sous la manche large et légère, il le parcourait du bout de ses doigts fins et de la 127paume délicate. La fraîcheur de la peau, trop exquise, lui faisait, par instants, souhaiter les lèvres; alors ils s’arrêtaient, confondus.
Ils échangeaient des paroles désordonnées… Elle lui adressait subitement une question sur une plante exotique qu’elle remarquait au passage.
– Qu’est-ce que c’est? demandait-elle.
– Qu’est-ce que cela peut bien vous faire? lui répondait-il en souriant.
– En effet!
Et elle riait, de son rire clair et magnifique, en renversant en arrière sa taille qu’il soutenait et portait avec enivrement.
Elle était toujours vêtue de ces toilettes claires qui enchantaient son amant. Et son grand chapeau de paille blanche voilé de gazes et de dentelles faisait de toute sa personne la plus étonnante de ces fleurs aux noms inconnus, qui s’étalaient sur leur passage.
– Et vous, vous, qui êtes-vous? lui dit-il.
– Qu’est-ce que cela peut bien vous faire?
– En effet! Je t’aime!
Et comme ils relevaient les yeux, une beauté 128nouvelle encore les éblouit. Deux trouées, l’une dessinée par le bras musculeux d’un chêne géant, l’autre déchiquetée par le feuillage des camphriers et des houx, leur découvraient et la corne méridionale du lac, et Pallanza, la ville blanche assise au bord des eaux, comme une jolie fille paresseuse qui attendrait qu’elles fraîchissent avant de s’y baigner les pieds. Le soleil, à ce moment, derrière les montagnes, faisait sa chute prématurée; une brise courut sur le lac, sans pénétrer jusqu’à l’intérieur de l’île; des nuages chargés d’or s’élevèrent très haut, et Pallanza, animée tout à coup, prit le ton d’une rose thé ou d’une chair de blonde. Les eaux semblaient devenir molles et épaisses comme du lait et elles en adoptaient la teinte bleuâtre. La crête des montagnes tomba soudain; elle fondait; toutes les choses se résolurent en un gris de perle universel. L’heure avait des caresses trop douces. Gabriel dit:
– Allons «chez nous»
: rentrons!
Mais elle n’avait plus la force de faire un mouvement. Ils s’assirent sur un banc. La brise enfin parvint jusqu’à eux; elle passa, 129comme une enfant qui court, dans l’allée. La jeune femme s’en emplit, s’en gonfla la poitrine. Lui, brusquement, lui découvrit la gorge et la baisa. Il balbutiait:
– Toute la beauté! toutes les fleurs! toute l’île enchantée!
Puis il pleura; ils pleurèrent tous deux, confondant admiration et amour. Enfin, ils se relevèrent pour gagner leur chambre fleurie.
C’était elle, à présent, la plus prompte. Elle courait, elle traversait les pelouses, elle sautait par-dessus les bordures. Elle s’arrêtait pour porter la main à son cœur, et sa bouche entr’ouverte aspirait et soufflait l’air enivrant.
– J’ai chaud!… disait-elle.
Les oiseaux se couchaient. Au-dessus de leur bruit d’émeute on discernait le cri étranglé des paons.
Par une majestueuse allée rectiligne descendant jusqu’au lac en de longues marches basses et velues, une dizaine de paons, importants dignitaires, remontaient. Les deux amants s’arrêtèrent pour les regarder, tant cette procession d’oiseaux hautains, en une 130allée monumentale, aux dernières lueurs du crépuscule, était étrange et féerique.
Cependant, dans l’ombre tombante, une forme humaine se glissait le long des hauts buis taillés. Quelqu’un évidemment cherchait à se dissimuler; ce ne pouvait être un des jardiniers.
Luisa frissonna, s’arrêta; elle avait peur.
– C’est quelque gamin qui vient prendre des oiseaux, dit Gabriel; il n’est pas dangereux pour nous, et c’est lui
, qui, en nous apercevant, va avoir une venette!… Ah! tiens!… mais… c’est l’amoureux de la belle Carlotta!
– Comment! ce gars sournois, de mauvais œil, qui ne la quittait pas d’une semelle, à l’Isola Bella?
– Il aime cette fille; il est violent; c’est bien naturel…
L’homme prit immédiatement une contre-allée et disparut.
Gabriel s’élança vers un lourd voile végétal qui obstruait à demi le portique où s’ouvrait la chambre des fleurs. Il le tenait relevé d’une 131main, pour permettre à la jeune femme de pénétrer dans leur refuge.
Il souleva le loquet en heurtant la porte. Elle était verrouillée de l’intérieur.
– C’est un peu fort, par exemple!
– Allons-nous-en, je vous en prie! dit Luisa; il y a quelqu’un, j’ai peur!…
Elle avait déjà repassé le portique, quand il entendit que l’on remuait dans la chambre. Il demanda:
– Qui est là?
Puis il prononça le nom du chef-jardinier. On ne bougea plus et ne dit mot. En l’entendant parler à quelqu’un, madame Belvidera s’était enfuie.
Il l’alla rejoindre sous un berceau de verdure où elle s’était réfugiée, tremblante. Il la rassura; mais il était furieux… Quels importuns étaient venus s’emparer de «sa» chambre?
– C’est quelqu’un qui a eu la même idée que vous, mon ami!
Ils ne purent s’empêcher de rire.
Au travers d’un groupe de bruyères arborescentes, ils apercevaient l’entrée du portique, 132petite voûte obscure, dans l’ombre déjà environnante. Ils imaginaient l’agrément que les derniers reflets du ciel sur le lac devaient donner à cette chambre fleurie. Ils ne pouvaient détourner les yeux de cet endroit.
– Ne serait-ce pas les fées qui sont rentrées chez elles?
Et ils regardaient les lourdes guirlandes lascives et parfumées, débordant des fenêtres: lambrequins somptueux du lit de la Belle au Bois-Dormant. Que la maison était jolie! que l’heure était favorable aux chimères!
Comme il soupirait cependant, elle lui dit, à demi souriante:
– Après tout, peut-être votre ami le poète anglais a-t-il raison: pourquoi vouloir donner à l’amour, dont nous ne sommes seulement pas dignes de prononcer le nom, une forme charnelle qui ne saurait que l’avilir?…
Il lui baisait les bras, et elle riait. Un peu de bruit vint du côté du portique; une main souleva le rideau de verdure. Madame Belvidera émue serrait la main de Gabriel; il attendait lui-même et non sans quelque anxiété. Le 133rideau fut écarté: une jolie tête parut, reconnaissable malgré le faible jour: c’était la belle Carlotta.
– Ah! fit Gabriel, coquine de Carlotta!
– Attendez donc! dit madame Belvidera, je crois qu’il y a quelqu’un avec elle…
– Parbleu, je le crois bien! et comme ce n’est pas son amoureux officiel, je comprends la mauvaise mine que faisait celui-ci tout à l’heure, en longeant les buis.
– Ah! je donnerais je ne sais quoi pour savoir qui est avec elle!
– C’est quelqu’un que je ne plains pas, et qui a du goût assurément.
– Le fait est que cette fille est d’une beauté
… Ah! ah! ah! s’écria-t-elle, prise tout à coup d’un rire fou, si violent que Gabriel dut lui poser une main sur la bouche de peur qu’elle ne se découvrît; et elle lui indiquait un petit trou dans le feuillage:
– Regardez donc! regardez donc!… C’est… c’est votre ami Dante-Léonard-William Lee!
Il vit en effet Dante-Léonard-William Lee 134qui se faisait épingler à la boutonnière une magnifique fleur d’iris.
– Eh bien! dit madame Belvidera, vous avouerez que l’aventure n’est pas mauvaise: vous vous donnez la peine de préparer un joli nid, et c’est cet oiseau-là qui vient l’occuper à votre place. Un ascète!… cela ne vous fait pas rire?
– Je suis abasourdi.
– Dites donc! que pensez-vous de la… «particularité» qui a fait prêcher le révérend et jaser tout l’hôtel?
– Je pense que ce n’est pas celle-là qui le distingue du reste des hommes; mais je couperais volontiers la gorge à ce monstre hypocrite!
– Ne plaisantez pas avec les couteaux dans ce pays-ci!… Tenez! je pense à l’autre, à ce jaloux qui rôdait là… J’ai cru voir sa tête il n’y a qu’un instant, de l’autre côté des buis.
– Diable! me faudrait-il maintenant prévenir Lee du danger qu’il court? C’est le comble à la facétie! Voyez-vous que nous ne soyons 135restés à la porte de la chambre que pour veiller au salut de ce…
– Chut! voilà Lee qui descend par le petit chemin qui nous a amenés; il a sans doute une barque qui l’attend et il ne court aucun risque; mais c’est pour cette pauvre fille que j’ai peur. Vous ne connaissez pas la violence de ces petits hommes-là, chez nous. Ce Paolo est très capable de la tuer…
Ils sortirent de leur cachette et crurent devoir aller avertir Carlotta de la présence de son fiancé, derrière les buis. Elle ne fut point troublée en les reconnaissant. Ils lui signalèrent le garçon tapi là-bas avec une mine peu rassurante. Elle comprit très bien et se contenta de hausser les épaules.
– Vous n’avez donc pas peur?
Elle les regarda sans répondre. Toute sa figure exprimait la sérénité. Ses yeux splendides avaient la beauté tranquille du lac nocturne; elle avait le cou dégagé, et, une main posée tranquillement sur la hanche, elle semblait défier l’univers. Sans doute savait-elle qu’elle n’aurait qu’à regarder le malheu136reux garçon pour voir tomber sa colère. Sa puissance était si évidente qu’ils ne gardèrent aucune inquiétude.
Par curiosité, tout au moins, ils voulurent la voir partir. Elle posa un des paniers de fleurs sur sa tête et en prit adroitement quatre autres
, qu’elle suspendit aux anses de ses bras. Ils descendirent derrière elle, dans son sillage embaumé. Sa barque était amarrée dans le voisinage, ils allèrent rejoindre les leurs.
Ils n’avaient pas fait cent pas que le bruit d’une altercation les arrêta. Gabriel s’élançait
quand il vit très nettement la Carlotta renverser l’homme sur le rivage, sauter dans sa barque et s’éloigner à grands coups d’avirons. Le garçon se releva; il ramassa une pierre et la lança dans la direction de Carlotta. On ne vit pas tomber la pierre dans l’eau; les deux amants tremblaient que la malheureuse ne fût atteinte. Le gars ramassa une autre pierre. Mais Carlotta éleva sa voix admirable et tranquille qui éveilla un écho au mur du palais et se répandit sur le lac paisible. Elle ne préci137pitait déjà plus sa course; elle ramait avec son impassibilité ordinaire, et il n’y avait pas trace d’une émotion particulière dans le rythme de son chant impudique et candide.
L’homme ne lança pas la seconde pierre.
Gabriel et Luisa furent bercés tout le temps du retour par son chant ininterrompu.




138XI


«Ne crois pas, mio, que je t’aie menti, quand tu m’as fait jurer, l’autre nuit, tu sais bien… Non, non, à ce moment-là, je pouvais dire encore qu’il n’y avait rien; je t’assure que je n’avais qu’une appréhension. Hélas! dès hier matin, chéri, notre sort était fixé. Mon mari m’annonçait son arrivée pour aujourd’hui, pour ce matin même, pour tout à l’heure. Quand on te remettra ce billet, il sera là. Ne m’attends donc pas à l’heure de la promenade que nous devions faire ce matin.
J’aurais pu te prévenir dès hier: mais à quoi bon? Je te dirai même que c’est parce 139que je sentais tout perdu, que j’ai accepté cette expédition d’Isola Madre, qui était d’une grave imprudence; mais c’était le dernier jour où je t’avais, et j’aurais fait bien pis. Tu ne m’en voudras pas de ne t’avoir pas prévenu, dis?
Mio, j’ai passé la nuit à me demander si j’irais te dire de vive voix ce que je t’écris. J’étais partie, ce matin, vers quatre heures; je risquais tout, mais je t’aurais vu encore, là, bien; je t’aurais surpris dans ton sommeil… Mais je n’ai pas pu; ne me demande pas pourquoi; aie pitié de moi: je ne suis qu’une malheureuse femme.
Mais je te reverrai; il faudra bien que je te revoie. Surtout, ne t’en va pas!
Voilà huit heures, j’entends le bateau siffler; je ne suis plus à moi, mio, mais à toi tout de même et toujours.

LUISA.
»

Gabriel ignorait tout du mari de madame Belvidera. Ils n’avaient jamais parlé de lui. Il attribuait ce silence chez elle à une délicatesse qui n’était pas pour lui déplaire; chez lui, il 140était le résultat d’une confiance absolue dans un bonheur qui le comblait et qui écartait, comme de lui-même, toute idée qui l’eût pu ternir.
Il fut trop anéanti, à la suite du moment où un garçon d’hôtel vint lui remettre le maudit billet, pour se livrer au travail mental par lequel, en de pareilles occasions, on veut savoir, au moyen de conjectures minutieuses, établies sur les faits les plus insignifiants, le caractère, la figure, les mœurs et jusqu’au petit nom de l’inconnu qui va se dresser soudain au beau milieu de votre route. Il retomba sur le lit d’où il s’élançait avec tant de joie pour courir à une promenade matinale, et il demeura dans une hébétude jusqu’au moment où son ami Dante-Léonard-William vint le prendre pour le lunch.
La représentation de son malheur, jointe à l’image de ce glabre misogyne, lui donna à la fois envie de rire et de pleurer. Il revoyait ce contempteur de l’amour en train de se faire épingler une fleur d’iris à la boutonnière, et il réentendait le rire étouffé de madame Belvidera, derrière le massif de verdure.
141– J’ai trouvé quelques vers que je vous dirai, fit le poète.
Comment madame Belvidera avait-elle pu rire si franchement, hier, alors qu’elle savait, elle, leur prochaine séparation? Était-elle indifférente à la rupture de leurs amours? L’arrivée de son mari, quelle impression lui causait-elle donc?
– Voici ces vers, dit Lee, qui commença aussitôt à les réciter.
– Ah! au diable! s’écria Gabriel en frappant violemment du pied le sol de sa chambre.
Lee était si sûr de lui, il avait une confiance si admirable dans la puissance de la poésie qu’il ne crut pas un instant que son ami eût pu, par ce signe d’impatience, s’adresser à lui. Un sot se fût fâché.
Lee continua simplement à dire ses vers.
En descendant, Gabriel pensait qu’il allait voir le mari; qu’il allait voir le mari et la femme côte à côte. Le mari, cet inconnu du premier aspect de qui tout avenir semblait dépendre; la femme, sa maîtresse à lui, depuis un mois sa chair même!
142Sa rage venait de ne pouvoir maîtriser son émoi. Par surcroît, il lui fallut tomber sur les Chandoyseau.
– Ah! monsieur Dompierre, que vous êtes donc heureux de vivre si près de la poésie même… C’est ce que je disais encore, il n’y a qu’un instant, à Ghislaine, en parlant de vous.
Il saluait ces dames et tournait déjà la tête. Madame de Chandoyseau le rattrapa avec un air de confidence:
– Avez-vous fait la connaissance du chevalier Belvidera?
– Le… chevalier?…
– Oui, le chevalier Belvidera. Un homme très bien. Voulez-vous que je vous présente?
– Merci, fit-il en se détournant résolument du côté de la salle à manger.
Il rencontra par hasard le visage de Ghislaine, qui était aussi bouleversé que le sien. À cause de ce sort commun, et sans savoir ce qui, chez cette jeune fille, en pouvait être la cause, il la regarda avec moins de froideur que de coutume.
– Ne trouvez-vous pas, dit Lee, que la 143dernière strophe alourdit un peu l’ensemble de la composition, que l’on pourrait terminer sur le…
Comme on est seul, grand Dieu! quand une douleur vous étreint!
Monsieur et madame Belvidera ne parurent pas au déjeuner. Dompierre en éprouva un soulagement d’abord, à la pensée que Luisa avait voulu lui épargner cette trop brusque rencontre, puis il trouva a cette circonstance mille motifs d’inquiétude.
L’air fut si lourd, l’après-midi, que plusieurs des pensionnaires, au lieu de gagner le hall trop lumineux, ou les jardins brûlants, se réfugièrent dans le salon aux volets fermés, où l’on goûtait dans une demi-obscurité une relative fraîcheur.
Quelques-uns s’assoupissaient dans les fauteuils, et le journal tombait de leurs mains.
On ne remuait qu’avec précaution; une jeune Anglaise ouvrait doucement la bibliothèque pour y choisir un volume dont elle avait peine à déchiffrer le titre; sur les tables, 144de grandes feuilles d’album glissaient entre des doigts indifférents.
Quand les yeux de Gabriel se furent faits à l’obscurité, il reconnut, sur une chaise de tapisserie placée à trois pas de lui, le chapeau de paille blanche, bordé de dentelle, de madame Belvidera. Elle était là peut-être! Et il osait à peine explorer la pièce. Presque aussitôt, il remarqua que le chapeau couvrait un chapeau d’homme, en feutre mou, dont le bord souple, de couleur beige, dépassait de trois doigts la dentelle. C’était le chapeau du chevalier Belvidera!
Il était naturel que ces deux chapeaux fussent unis là intimement, familièrement, sur une chaise où on les avait déposés en montant déjeuner, peut-être piqués l’un à l’autre de la même épingle! Les époux n’étaient pas là; certainement ils arriveraient ensemble; il les verrait en même temps apparaître dans le clair entre-bâillement de la porte; ils approcheraient, ne distingueraient personne dans la pénombre; et c’est lui qui devrait saluer la jeune femme, se faire reconnaître, se faire 145présenter au mari! Il décida qu’il ne quitterait pas sa place que l’on ne fût venu prendre les deux chapeaux.
Selon ses prévisions, le premier aspect de l’homme devait signifier clairement s’il était oui ou non aimé de sa femme.
Puisqu’elle avait accepté un amant, il était assez probable qu’elle n’avait pas de grande passion pour son mari! Mais pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de lui? Pourquoi n’avait-elle pas obéi au mouvement si ordinaire qui porte la femme infidèle à flétrir, et si souvent avec un injustice cruelle, entre les bras de son amant, l’image importune de celui qu’elle trahit? Il tournait et retournait le sens des paroles qu’elle avait prononcées en mille circonstances; il ne trouvait pas d’autre allusion vraisemblable au mari, que celle qu’elle avait eue, un matin, sur la terrasse d’Isola Bella, pendant une minute de songerie: «C’est la première fois, lui avait-elle dit, que la vue d’un beau paysage ne m’est pas gâtée par quelqu’un». Était-ce en vertu d’une logique bien rigoureuse qu’il pouvait soup146çonner le chevalier Belvidera d’être celui qui gâtait la vue des beaux paysages? Et quand c’eût été lui! Était-ce par le fait de sa seule présence? alors, certes, il pouvait être détesté. Était-ce par un défaut de sensibilité, par un mot malheureux? une femme a tôt fait d’oublier ces peccadilles!
Aurait-elle pu accueillir un amant sans cesser d’aimer son mari? Telle était la question qu’il se posait, quand une voix connue, venant de l’autre extrémité du salon, lui fit relever les paupières, et il aperçut, dans la pénombre de moins en moins épaisse, madame de Chandoyseau assise, en une pose langoureuse, non loin du révérend Lovely. Ghislaine était au piano, dont elle caressait le clavier sans appuyer les doigts, en parcourant des yeux des partitions de musique.
Ses éternels témoins! La Chandoyseau et Ghislaine seraient encore là quand madame Belvidera et son mari viendraient prendre leurs chapeaux sur la chaise de tapisserie; elles le verraient se lever à l’approche de la jeune femme; elles entendraient les phrases de poli147tesse banale qu’il échangerait avec l’homme qui lui broyait le cœur; elles
mesureraient l’ébranlement de sa voix. L’une assisterait à l’entrevue avec sa malignité de pie borgne; l’autre, avec son irritante complaisance!
Il voulut se lever, éviter à tout prix ces deux femmes. La vue des chapeaux superposés sur la chaise de tapisserie le fascina de nouveau, et il demeura sur place. «Ils vont venir là! ils vont venir là!» Ailleurs ne les manquerait-il pas? S’il remettait à ce soir, à demain, la rencontre, peut-être n’aurait-il plus le courage de les supporter côte à côte; peut-être aurait-il fui! Il fallait les attendre là, en face de leurs deux chapeaux posés familièrement, presque amoureusement, l’un sur l’autre.
Le révérend Lovely était aussi fiévreux que Dompierre. Celui-ci entendait sa voix sourde, son accent ridicule, que des hésitations, peut-être des réticences, entrecoupaient fréquemment. Ses gestes étaient désordonnés. Le «Malin», sous les apparences de la damnable Herminie, le faisait cruellement souffrir. Il s’agitait sur son siège, avec le malaise d’un 148débutant dans l’exercice de la galanterie; et il s’efforçait de couvrir son embarras par une volubilité que brisait malheureusement sa double inexpérience de la langue française et de la langue amoureuse. Madame de Chandoyseau, tantôt alanguie, improvisait une atmosphère troublante en agitant son éventail, levant son menton et offrant son cou et sa gorge à l’air agité; tantôt penchée d’un brusque élan du côté du pauvre pasteur, l’accablait de sa perfide séduction.
Mistress Lovely somnolait sur un magazine anglais, à quelque distance de son mari. Sa tête à cheveux gris, d’une insigne laideur, avait à intervalles réguliers une défaillance en avant qui faisait glisser ses lunettes à l’extrémité de son nez, et la réveillait à demi. Elle relevait la taille, rajustait ses lunettes, et redressait la revue dont elle semblait reprendre
assidûment la lecture. Mais l’édifice s’affaissait presque aussitôt et le sommeil impitoyable semblait jouer comme un enfant cruel avec cette tête disgracieuse.
Le salon s’était à peu près dépeuplé. Le 149révérend était à bout de paroles; madame de Chandoyseau flattait l’air mollement de son éventail quasi
fermé. Dans le silence, on entendit une grosse mouche se lever et faire une demi-douzaine de zigzags en bourdonnant.
Non pas par la porte que tout le monde prenait communément pour entrer au salon et en sortir, mais par une porte donnant dans la salle à manger et située juste derrière Gabriel Dompierre, madame Belvidera entra. Elle eut la surprise de trouver le jeune homme sur ses pas, poussa un petit «ah!» et dit aussitôt avec simplicité:
– Qu’il fait sombre chez vous!
Son mari la suivait; elle se
retourna vers lui et dit:
– Monsieur Dompierre, mon mari.
À cause de l’obscurité de la pièce, M. Belvidera ne devait apercevoir qu’imparfaitement Gabriel, mais celui-ci distinguait tous les traits du nouveau venu. Il reçut d’un seul coup l’impression que cet homme devait lui produire dans la suite. M. Belvidera avait un de ces caractères nets et délimités qu’il est inutile 150de se reprendre à deux fois pour connaître. Il avait une nature loyale et droite, un regard clair, tranchant, pur.
Il était de taille assez haute pour un Italien; il portait une moustache forte et noire, ses cheveux grisonnaient à peine. Il était vêtu sans recherche, mais avec une certaine élégance naturelle.
C’était le caractère le plus propre à inspirer une prompte sympathie.
Sur un point, au moins, Gabriel était désormais rassuré: M. Belvidera ne pouvait pas soupçonner sa femme.
Quelqu’un ouvrit les volets d’une des portes-fenêtres. Le jour éclatant entra: les verdures, les fleurs, l’admirable décor qui avait servi de cadre à l’amour de Gabriel et de Luisa.
Luisa et Gabriel causaient, en ce moment, avec le chevalier Belvidera. Ils étaient condamnés à lui décrire les charmes de ce pays de rêve.
Isola Bella: les terrasses superposées, les oranges qui roulent sur le sol, les grottes, les colombes…
151– Et là? faisait le chevalier.
– Là, Isola Madre. Oh! un paradis terrestre!…
On se soulagea en parlant de la belle Carlotta.
Pendant que l’on causait, madame Belvidera était demeurée debout contre la table du milieu, une de ses mains froissant la couverture d’une publication quelconque. Elle était vêtue d’une blouse de percale blanche avec un col d’homme et une cravate mauve; ses bras transparaissaient sous le tissu léger. Gabriel voyait s’agiter la pointe de son petit soulier de cuir jaune, et il était assez près d’elle pour respirer l’odeur que tout son corps répandait. Il fut «envahi» comme au premier jour où il avait aperçu cette femme.
Il ne songeait plus à partir.




152XII


La présence de M. Belvidera fut l’occasion d’une animation extraordinaire. Absorbé durant l’année par les affaires politiques, par ses travaux de sociologie et par ses œuvres humanitaires, le député florentin, qui était en même temps ami de la bonne compagnie et des plaisirs, n’entendait pas rester inoccupé pendant les quelques semaines de loisir qu’il s’octroyait exceptionnellement.
C’était le matin, sur le pont du bateau à vapeur de Luino. M. Belvidera avait décidé tout le groupe de ses connaissances à faire une excursion au lac de Côme. On devait prendre 153le chemin de fer à Luino et après une halte à Lugano, au bord du petit lac intermédiaire qui sert de transition entre les deux grandes plaines d’eau enchanteresses du lac Majeur et du lac de Côme, on passerait quelques jours à Bellagio. Le temps était radieux; dès huit heures du matin, on s’abritait sous la grande toiture de toile, et les jeunes femmes amoureuses de l’eau, ouvraient en se penchant leurs ombrelles multicolores.
Madame de Chandoyseau, enflammée instantanément pour le nouveau venu, confessait à madame Belvidera elle-même la passion qu’elle avait conçue pour son mari.
Mistress Lovely favorisait en sourdine cette dernière lubie de la Parisienne, dans l’espoir de l’éloigner du révérend Lovely. Celui-ci, tenu un peu en laisse par sa femme, s’efforçait de puiser une consolation dans la conversation de M. de Chandoyseau, dont il y avait toujours chance qu’Herminie fît les frais. Ghislaine était liée d’un attrait vraiment charmant avec la petite Luisa Belvidera; elles se quittaient rarement l’une l’autre, et l’on ne pou154vait s’empêcher d’admirer cette enfant brune et cette jeune fille aux cheveux d’or, assises côte à côte sur des pliants, ne faisant pas de bruit, et qui semblaient mettre en commun, sans se le dire, une sorte de mélancolie aux motifs secrets et délicats. Madame Belvidera, dont la grâce triomphante attirait les regards des hommes et des femmes, laissait par moments éclater son rire de déesse aux confidences folles de madame de Chandoyseau. Toujours, invariablement, quand Gabriel la regardait et qu’il apercevait sa taille, sa nuque, sa gorge, ses bras, ou sa figure animée par quelqu’un de ces mouvements familiers dont la particularité est d’un effet si puissant sur le sens de l’amour, ses jambes ployaient; c’était comme une de ces lames sourdes, venues des profondeurs de la mer et dont la force, perpétuée jusque sur le rivage, vous jette un homme à bas.
Cependant, l’attention de tous était attirée par la présence, à bord, de la Carlotta, qui était montée à la station d’Isola Bella. On s’était écrié; on avait battu des mains en 155l’apercevant sur l’embarcadère, et quoiqu’elle fût presque méconnaissable grâce à une toilette d’un luxe extravagant. L’admiration fut au comble lorsqu’on la vit s’installer délibérément non pas à l’avant, mais au meilleur endroit des premières, où elle s’assit et se croisa les bras, en répondant gentiment, d’un sourire aisé, aux bonjours et aux marques d’approbation des voyageurs. C’est alors qu’on remarqua qu’elle avait la tête garnie d’une résille de fort belle dentelle, au cou une chaîne d’or et un fort beau bijou, et, dans l’ombre épaisse de ses cheveux, une rose rouge.
Sa grande beauté, avivée par l’insolence de sa tenue, était si remarquable, que nombre d’étrangers qui ne la connaissaient pas se levèrent et s’approchèrent avec des mines béates.
– Ah çà! ma belle, s’écria madame de Chandoyseau, tu as donc fait un héritage?
Carlotta, qui n’entendait pas le français, ne répondit mot. Quelqu’un lui ayant traduit l’étonnement de madame de Chandoyseau, elle se contenta de hausser l’épaule, avec la même 156indifférence dédaigneuse qu’elle avait eue lorsque madame Belvidera et Dompierre l’avaient avertie des airs menaçants de son amoureux jaloux.
– Et où vas-tu comme cela? lui demanda-t-on.
– À l’aventure! dit-elle.
– Monsieur le statisticien, dit en souriant le chevalier Belvidera, gagne-t-on donc beaucoup d’argent dans le commerce des fleurs? Expliquez-moi ce qu’à Paris, par-exemple, une honnête fille…
– Heu! heu!… fit Dompierre, mon Dieu, cela dépend, comme dit Carlotta elle-même…

Et il entama avec le plus grand sérieux, à cause de la présence de Lee qui devait s’y entendre mieux que lui dans l’occasion présente, une courte conférence sur le commerce des fleurs.
Il ne donnait à ses paroles que tout juste l’attention nécessaire à ne pas induire en erreur l’homme d’État, car madame Belvidera, qui était la seule personne avec lui, sans doute, à connaître la source des revenus de Carlotta, 157l’écoutait de loin en le regardant avec ces yeux étranges et terribles de la femme qui se réjouit d’un secret. Il parlait de la culture des lilas autour de Paris et de la prodigieuse consommation des roses; et il se sentait très intimement effrayé du sombre plaisir que prenaient sa maîtresse à savoir avec lui une chose que tous ignoraient. Il sentait que, pour une maladresse ou une simple imprudence commise en son présent discours, et touchant l’idylle de Lee et de Carlotta, il perdait dans l’esprit de Luisa le bénéfice même du souvenir de la journée amoureuse à l’Isola Madre, car toute l’attention de la jeune femme était portée sur la petite volupté qu’elle éprouvait à conserver son intégrité à ce mystère.
«Qui sait, pensait-il à part lui, si ce qu’elle garde de plus cher de nos six semaines d’amour, n’est pas l’orgueil qu’elle se fait d’avoir un secret
? N’est ce pas là la maigre consolation de bien des femmes, après qu’elles ont commis contre leur maître un acte de révolte?»
Lee fumait tranquillement, regardant fuir les rives mêmes de l’île où il vivait chaque jour 158l’aventure étonnante. Au loin, sur la droite, avant d’aborder Pallanza, il avait regardé d’un œil sec la grille de la grande allée aux marches douces, enfoncées sous les arbres, à l’extrémité de laquelle était le palais contenant la chambre des fleurs! Et la Carlotta, qui risquait sa vie, chaque soir, à lui épingler des iris à la boutonnière, était là, à trois pas de lui, à son ordre évidemment, pour qu’il ne fût pas une soirée privé d’elle; et il lui semblait aussi étranger que le premier venu. Trouvait-il, dans la beauté de cette fille, l’occasion des rêves infinis de poésie que réclamait son esprit exalté? Produisait-elle, par la perfection de son corps et la simplicité de son âme, sur le cerveau du poète, un effet analogue à celui dont il avait été témoin sur la petite place d’Isola Bella, lorsque Carlotta vêtue de loques inspirait au crayon de l’Anglais ces gracieuses arabesques idéales qu’il avouait ne pouvoir point composer sans le secours d’un être réel?
Dompierre avait tenté loyalement, tout d’abord, d’éviter M. Belvidera. Ensuite, il avait mis sa main dans la sienne avec un 159plaisir d’une saveur inconnue de lui jusqu’alors. Il en rougissait. En réalité, il goûtait en cet homme une des plus nobles natures qu’il eût rencontrées, et il avait simultanément conscience de la trahir. Il la déchirait, la déchiquetait; il mordait à dents de loup dans cette beauté, dans cette franchise, dans cette vertu, et il secouait la tête en dépeçant les lambeaux sanglants avec voracité. «Je t’estime, était-il tenté de lui dire, en lui tendant la main; tu es l’ami que j’aurais cherché toujours. Appuie-toi, confie-toi; je m’appuierai, je me confierai moi-même; ah! comme j’en ai besoin! comme il me manquait un ami!… Ah! ah! sais-tu ce que j’aurai à confier à ton amitié? Ceci, écoute bien: cette femme vers qui vont tous les yeux comme vers la lumière, cet être admirable, le seul sans doute qui t’ait fait tressaillir, – car tu es de ces hommes qui ne connaissent qu’une femme, – celle qui a été ta fiancée, qui t’a donné toutes les pures délices avant de te fournir les voluptés de l’amour, ta femme, la mère de ton enfant, eh bien! voilà six semaines que je la tiens dans mes bras chaque nuit, 160qu’elle m’enivre de ses regards et de ses mots d’amour en face de tous les gens que tu vois là; oui, oui, tous le savent, jusqu’à cette jeune fille blonde qui sourit à ta fillette, mais oui! celle-là même nous a vus les bouches unies! Bien mieux! ta fille, ta fille qui n’a pas dix ans, dans la pénétration étonnante de son instinct, soupçonne sa mère de détourner d’elle et de toi son amour, et tu peux lui en voir sa jolie petite figure tout attristée, regarde!… Ah! comme je suis heureux d’avoir trouvé un ami!…»
L’Italien le cherchait, l’appelait à toute minute; à la moindre occasion, il avait besoin de lui. Gabriel lui-même n’éprouvait le désir de causer qu’avec lui, dès que les idées générales de Lee commençaient à le fatiguer. Et la secrète douleur que lui causait son approche, à cause de l’inévitable retour sur soi-même, lui devenait un excitant puissant qui participait de sa passion contrariée, de sa rage contrainte, de toute la fièvre qui le dévorait. Il se vautrait à corps perdu dans cette amitié, et, à mesure qu’elle s’affermissait, s’avivait de part et 161d’autre, il y puisait une sorte de cynisme, un goût violent d’en jouir et d’en abuser. Il était guéri de l’espèce de paralysie que lui avait valu le premier contact avec le mari de sa maîtresse, de cette singulière prostration respectueuse en face de la dignité d’un homme. Trois jours de privation de Luisa avaient suffi à lui bouleverser la raison, à lui exaspérer les nerfs et à faire triompher en lui toute la tourbe d’instincts cruels que contient l’amour. Son désir ardent d’avoir Luisa s’augmentait de l’envie frénétique d’arracher Luisa à son mari. Il s’était juré que la nuit ne se passerait pas qu’il n’eût accompli son dessein.
Après le déjeuner de Lugano, au bord du petit lac encaissé dans les montagnes, le hasard de la promenade sous les arcades ombreuses de la ville l’ayant placé un moment seul à côté de madame Belvidera, elle lui dit, à l’étourdie, ainsi qu’on fait pour rompre le silence:
– Eh bien! il paraît que l’on passe la nuit à Lugano?…
– Et que je la passe avec vous?… lui glissa-t-il effrontément, à voix basse.
162Elle le regarda avec des yeux si étonnés qu’il fut sur le point de lui faire observer qu’après tout sa proposition n’avait rien d’extraordinaire.
– Vous êtes fou! dit-elle.
– Il y a de quoi!

– Vous savez bien que ce que vous me demandez est impossible.
– Je ne vous ai jamais demandé que l’impossible, et vous l’avez fait.
– Taisez-vous! taisez-vous! dit-elle.
– Pourquoi me taire? voici un des rares moments où nous sommes seuls. Je veux vous parler. Vous savez bien que je suis à la torture, que tout ce qui se passe m’est un supplice perpétuel, que j’ai une faim atroce de vous, Luisa, ma chérie, ma bien-aimée!…
– Chut! je vous en prie, on vient!…
– Non! non! je ne me tairai pas; entendez-vous? Je vous aime; je vous veux; je vous veux!
– Mais taisez-vous donc! mon mari est sur nos talons!
– Ce soir, entendez-vous? une heure avant 163le dîner; je vous attendrai dans ma chambre, au bout du corridor,
numéro 27.
Il lui dit ceci, très tranquillement, très à l’aise, en se penchant vers son visage, presque à la barbe de son mari qu’il sentait derrière eux, les touchant presque; puis il retourna la tête en arrière du côté de M. Belvidera, et ajouta tout haut, en souriant:
– Courons! courons! Voici votre mari!…
M. Belvidera sourit simplement en se glissant entre eux.
Gabriel éprouvait une sorte de joie amère et nauséabonde; et il se demandait comment l’amour qu’on s’accoutume à tenir pour si beau, peut si promptement vous faire toucher l’indélicatesse, la fourberie, l’abjection.
Et le soir, dans sa chambre, en prêtant l’oreille aux pas du corridor, à l’heure du rendez-vous, il se demandait si Luisa n’allait pas le mépriser jusqu’au dégoût. «Elle ne viendra pas, se disait-il. Je suis perdu!»
On ouvrit la porte sans frapper. C’était elle.
Elle se jeta dans ses bras.
164Déjà, instantanément, il oubliait tout, sous le coup de cette présence soudaine, de ce baiser, de ce corps appliqué à lui comme ces feuilles qu’un vent d’automne plaque contre le tronc des arbres.
– Oh! oh! tantôt, tantôt!… dit-elle.
Elle se pendit à son cou, confuse pour lui et pour elle-même:
– Oh! oh! tu m’aimes donc tant! tu m’aimes donc tant!…
Il lui dit avec franchise:
– Je tuerais qui tu voudrais, pour seulement t’avoir là, l’espace d’un quart d’heure.
– C’est bien vrai?
– C’est vrai.
– C’est abominable!
Et elle rit.
Elle était vêtue d’un peignoir blanc, léger. Elle se relevait de la sieste; sa figure était reposée, ses beaux yeux noirs, ordinairement emplis de langueur, avaient une pointe inaccoutumée. Ses caresses furent si ardentes qu’il dut lui-même lui rappeler que l’heure s’écoulait, qu’on allait la chercher, s’inquiéter.
165– Ah! dit-elle, vois-tu, c’est que je sens que tu m’aimes…
Dans l’entre-bâillement de la porte, elle ne cessait pas de le couvrir de baisers; il dut la pousser pour qu’elle s’éloignât pendant que le corridor était désert.
Quant à lui, il était ivre; il marchait de long en large par la chambre, de la porte d’entrée qu’elle avait touchée de sa main et effleurée de ses cheveux, à la fenêtre donnant sur le lac assombri prématurément par la prompte chute du soleil. «Je l’ai eue! je l’ai eue!» s’écriait-il. C’était comme s’il venait de l’obtenir pour la première fois, tant il avait cru puissante l’influence du retour de son mari. Elle était venue, à sa première supplication; elle l’aimait donc; elle continuerait de l’aimer. Elle l’aimait puisqu’elle avait été touchée favorablement de sa bassesse même!
Il s’habilla, tout entier à une folle joie, et alla prendre Lee avant de descendre.
– Non! dit Lee, je ne dînerai pas, je vais dehors.
Gabriel comprit qu’il voulait retrouver Car166lotta dans quelque autre hôtel. Toutes les fois que Lee allait voir Carlotta, il était rasé de frais, il portait une fleur, il avait une cravate nouvelle. Cependant, ce soir, le poète prit tout à coup son masque désespéré; tout son visage s’affaissa, fondit; il touchait toutes sortes d’objets étalés sur la table et la cheminée, et dont il n’avait que faire. Il lança, après quelques minutes de silence, un «Vous êtes heureux!» où l’on sentait un homme jaloux.
– Sortons, dit-il, voulez-vous?
Il ouvrit la porte et fit passer son ami le premier. Mais celui-ci s’arrêta aussitôt, en faisant signe qu’il ne pouvait pas avancer.
– Attendez un instant, je vous
prie!
Le jeune homme venait d’entrevoir, dans l’ombre du corridor, madame de Chandoyseau poursuivie par le révérend Lovely. Le bonhomme lui marchait sur les talons, et elle n’avait pas trop de ses deux mains pour lui défendre de lui prendre la taille. Et le pasteur disait:
– Herminie! Herminie!
Comme ils arrivaient dans la partie plus 167éclairée de la cage de l’escalier, Dompierre vit qu’il lui baisait la nuque.
Herminie gifla le vieillard d’un coup d’éventail:
– Vieux matou! dit-elle.
Lee, penché sur l’épaule de son ami, avait assisté à la scène.
– C’est grotesque! fit Gabriel.
– Peuh! dit Lee; il n’y a de ridicule que ce qui échoue; ce vieillard réussira.

***

– Ah! fit M. de Chandoyseau quand Gabriel entra dans le petit salon communiquant avec la salle à manger, voilà monsieur Dompierre. Herminie, nous allons nous mettre à table, puisque tout le monde nous délaisse…
– Comment? tout le monde nous délaisse?
– Dame! fit amèrement madame de Chandoyseau, vous voyez que notre nombre est assez réduit, et voilà plus d’un quart d’heure que l’on a donné le dernier coup de gong. Je ne parle pas de monsieur et de madame Bel168videra, qui, une fois dans leur chambre… n’en sortent qu’à la dernière extrémité; mais je viens d’apercevoir monsieur Lee s’en aller tranquillement dans la rue, vous-même n’avez pas l’air pressé de nous tenir tête…
Mistress Lovely, ajouta-t-elle, en souriant avec malice, tient sans doute son mari en pénitence; enfin…
– Mais mademoiselle Ghislaine?
– Ghislaine? Ah! c’est une petite sotte: elle boude!
– Oh! qu’elle doit être gentille!
– Oui! oui! gentille, ma foi; elle a les yeux rouges, les joues gonflées; gentille, en effet!
– Elle a pleuré?
Madame de Chandoyseau feignit d’hésiter un moment, puis, prenant le bras du jeune homme pour l’entraîner à la salle à manger, elle lui glissa tout bas en manière de confidence:
– Ne vient-elle pas de nous refuser coup sur coup deux partis magnifiques?
– Mademoiselle votre sœur est bien jeune…
– Elle a dix-sept ans sonnés!…
– Il faut aussi tenir compte des goûts. 169L’âge de mademoiselle Ghislaine est celui des caprices…
– Des caprices!… Ghislaine!… Elle n’a de goût à rien; le monde lui déplaît; elle nous a déclaré qu’elle voulait vivre avec son frère, le peintre, qui est garçon; elle tiendra sa maison. Je vous demande si c’est une situation pour une jeune fille?… Et sachez, monsieur, que l’un des jeunes gens qui l’ont demandée est tout simplement le fils de…
Madame de Chandoyseau, qui tenait absolument à informer Dompierre de l’excellence des partis refusés par sa petite sœur, fut interrompue par celle-ci qui vint se mettre à table à côté d’eux. Elle avait fait de son mieux pour effacer les traces de son chagrin. Mais les larmes répandues avivaient la pureté du bleu de ses yeux, et une sorte d’animation douloureuse des traits et de la chair recomposait pour Gabriel la figure de jeune fille qui lui était apparue pour la première fois sous le lierre d’Isola Bella. L’énigme qui à ce propos l’intriguait, qui l’avait éloigné de la jeune fille souvent, parfois aussi le nouait à ce visage simple 170et charmant, témoin peut-être de son baiser dans la grotte. Ghislaine aussi le regardait avec une si franche sympathie, qu’il était tenté de se rapprocher d’elle quand il se sentait malheureux. Mais le retard de monsieur et de madame Belvidera l’irritait à tel point qu’il fut ce soir fort mal gracieux. La jeune fille étouffait encore à grand’peine des restes de sanglots. Tout à coup elle porta la serviette à ses yeux et dut sortir.
– Cela passera, dit M. de Chandoyseau.
Dompierre sourit avec un air d’acquiescement.
Ils se levaient de table quand on aperçut monsieur et madame Belvidera.
– Tiens! dit madame de Chandoyseau, voilà notre ménage modèle! ils se sont encore embrassés à chaque marche de l’escalier!…




171XIII


– Ma chère amie, disait madame de Chandoyseau à madame Belvidera, c’est tout simplement un scandale! Cette fille nous suit partout, avec sa toilette et son arrogance. Où descend-elle? Nul ne le sait; mais elle apparaît invariablement dès que nous prenons le chemin de fer ou le bateau, pour venir s’asseoir en face de nous à la meilleure place. Ce qui m’étonne, c’est de ne pas la rencontrer à notre table!
– Oh! fit madame Belvidera en riant.
– Cela arrivera, du train dont vont les choses! On dira ce qu’on voudra, moi je trouve 172cette péronnelle assez vulgaire, voyons?… entre nous, la marchande de fleurs!…
– Je ne dis pas… Mais…
– Et avec cela, quel est, s’il vous plaît, le pacha qui la défraie dans un déplacement qui a avec le nôtre de singulières coïncidences? Moi, vous comprenez bien, je suis aussi sûre de mon mari que vous l’êtes du vôtre, ma chère amie; et de tout cela je me moque. Mais nos jeunes filles peuvent imaginer… Enfin, il y a quelque chose d’agaçant…
– À ignorer qui est le pacha?
– À se sentir désarmé devant ce désordre! Toute la ville en est agitée! Vous n’êtes pas sortie hier soir? Bellagio n’était occupé que de la Carlotta. Dans la rue, depuis l’hôtel d’Angleterre jusqu’au bout du quai, il n’était question que de la marchande de fleurs des îles Borromées ayant fait soudain fortune et la dissipant dans les boutiques de soieries, d’horlogerie, de bibelots en bois; ma chère, jusque dans les magasins d’antiquités! Je n’invente pas; j’ai vu de mes yeux la demoiselle tripoter des verreries de Venise, des porcelaines ten173dres, et de vieilles chasubles! On s’écrasait devant la vitrine. Ce serait à mourir de rire si ce n’était pitoyable!
– Que vous êtes sévère!
– Ma bonne amie, songez que tout le monde a vu cette fille en haillons à l’Isola Bella, il y a six semaines, et que la voilà qui fait tapage aujourd’hui au milieu de nous, où l’on soupçonne à bon droit que se trouve le séducteur… N’a-t-on pas déjà prononcé son nom?…
– On a prononcé son nom?
– Je ne l’ai pas entendu. Mais enfin, comptons nos hommes: nous en avons trois mariés…
– Deux!
– Comment deux! Monsieur Belvidera, monsieur de Chandoyseau et le révérend Lovely…
– Le révérend?… Mais il ne compte pas, voyons!
– Admettons! Restent deux garçons, dont l’un a l’air vraiment aussi inoffensif qu’il l’est en réalité, dit-on. Ce n’est donc pas l’Anglais que l’on soupçonne…
– Mais bien monsieur Dompierre! se hâta 174d’achever Luisa pour éviter à madame de Chandoyseau le plaisir de l’embarrasser en lui jetant ce nom à la figure.
Elle ajouta:
– Monsieur Dompierre? Eh bien, nous lui ferons payer cela!…
Et elle éclata de rire.
– Vous m’excusez, chère madame, ajouta-t-elle, voici monsieur Dompierre avec mon mari qui vient me prendre pour une petite promenade que nous avons comploté de faire à nous deux. Je vous laisse avec… l’accusé. J’espère que vous saurez tirer de lui des éclaircissements sur le sujet qui vous intéresse et que cet entretien sera avantageux au rétablissement des bonnes mœurs…
– Monsieur Dompierre! dit-elle en prenant le bras de son mari, je vous abandonne avec madame de Chandoyseau, qui a des choses à vous dire… Adieu! adieu! fit-elle
avec un gracieux signe de la main.
Il était facile de voir que les deux femmes s’étaient piquées. Dompierre pensa immédiatement qu’il y avait dû avoir de la part de 175madame de Chandoyseau une attaque assez vive. Ses petits yeux d’acier brillaient ainsi qu’en maintes occasions dont il avait été témoin précédemment. Peut-être venait-elle d’allumer la guerre?
– C’est une plaisanterie, dit madame de Chandoyseau.
– Quoi? on me met l’eau à la bouche!…
– Allons! vous êtes gentil. Je ne devrais rien vous dire, mais je vous parlerai en amie. Ah çà! dites-moi: vous êtes donc en froid avec madame Belvidera?
– Je ne vous comprends pas, fit-il.
– Si vous n’êtes pas en froid, pourquoi a-t-elle pris tant de soin de vous laisser en ma compagnie?
– Je vous comprends un peu moins!
– Ah! vous n’êtes pas fin, aujourd’hui! J’espérais me faire entendre à demi-mot; remarquez que c’est vous qui me poussez dans mes retranchements!… Vous ne m’en voudrez pas de jouer le rôle d’interprète dans une occasion où je ne devrais vous donner qu’un petit coup de coude amical, comme cela: pan, 176pan!… tout doucement; ce qui veut dire: «Voyez donc, voyez donc!»
– Mais quoi? quoi?
– Mais que madame Belvidera me priait de vous garder, – ce que je fais depuis cinq minutes, – parce que, sans doute, elle ne voulait pas de vous dans sa promenade…
– Quelle promenade?
– Comment! vous n’êtes pas averti?… Et vous venez de causer une heure avec monsieur Belvidera!… Eh bien! c’est que le mari a jugé à propos d’être à votre égard aussi discret que la femme. Par exemple, je coupe là ma confidence, moi: vous avez l’air de l’apprécier si peu! Je ne vous en dirai pas plus. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je crois que j’ai rempli mon rôle et je ne vous retiens pas. Vous pouvez vous retourner et aller vous promener à présent. Adieu! adieu! fit-elle, en imitant, avec une malignité visible, le geste qu’avait eu madame Belvidera en la quittant.
Il se retourna ainsi qu’elle l’y avait invité et aperçut à quelque cent mètres monsieur et madame Belvidera s’éloignant en barque, dans 177la direction de Cadenabbia, sur l’autre rive.
– Adieu! adieu! répétait derrière lui madame de Chandoyseau.
Fallait-il que le sort l’eût fait tomber si bas que sa compagnie devînt une gêne pour sa maîtresse, et que celle-ci employât la Chandoyseau à le retenir lorsqu’elle organisait une partie avec son nouvel amant, son mari!
Cependant les yeux de Gabriel étaient fixés sur la barque qui se rapetissait en approchant de Cadenabbia. «Ils sont partis tous les deux, madame de Chandoyseau était prévenue, et à moi on n’a rien dit. Il y a bien là une intention… Voyons! que diable! je raisonne; je ne suis pas halluciné: ils voulaient être seuls dans cette barque qui s’en va là-bas! Ils voulaient être seuls sur la rive délicieuse de Cadenabbia: ils s’y assoiront sous les grands platanes, au bord de l’eau, dans des chaises d’osier frais. Et là, ils se souriront, les yeux dans les yeux: «Quel plaisir de ne connaître personne ici! – Dînons-nous? – Pourquoi pas? – Et la petite Luisa que tu n’as pas amenée? 178– Elle dînera avec Ghislaine…» En effet, la petite Luisa est tranquille et reprend sa gaieté depuis le retour de son papa; il faut l’entendre répondre à qui s’informe près d’elle de sa mère: «Maman est avec papa!»
Mais, à ne plus les apercevoir côte à côte réunis comme des amants, son besoin d’espoir le ressaisissait. «Pourquoi? mais pourquoi est-elle venue l’autre jour à ma prière? pourquoi s’est-elle donnée encore à moi, si elle est reprise par l’amour de son mari? Pourquoi s’est-elle donnée avec plus de passion même qu’à l’ordinaire?…»
La vue du révérend Lovely s’avançant à pas prudents du côté d’une tonnelle du jardin où madame de Chandoyseau s’était tenue toute la matinée, lui fournit une distraction.
– Mon révérend! mon révérend! où allez-vous donc? Je suis sûr que vous cherchez
mistress Lovely?… Mais elle est là-haut à la fenêtre du deuxième, et semble jouer à cache-cache avec vous, derrière le rideau de vitrage!…
Le révérend Lovely se retourna vivement 179et aperçut en effet sa femme qui l’épiait sans relâche. Il eut un mouvement de confusion qu’il essaya aussitôt de dissimuler:
– Nô, nô! dit-il, je fais la promenade.
– Ne trouvez-vous pas le temps un peu lourd?
Yes, un peu lourd, en vérité.
– Aussi toutes ces dames sont rentrées.
– Aoh?… en effet, il est meilleur au dedans. Je vais!…
Il n’était plus question de l’Évangile; on ne lui entendait plus citer un verset. On eût dit que le pauvre homme avait oublié Dieu. Du «Malin» lui-même, il ne soufflait mot, comme si celui-ci ne faisait sentir la vigueur de ses attaques que dans la période qui précède la chute, accordant une trêve hypocrite, un repos fallacieux, dès l’instant que le mal est accompli.
La vue du malheureux vieillard réduit par une passion sénile à mener l’existence d’un collégien, fuyant la surveillance, fouillant les chambres de l’hôtel, les allées du jardin, les berceaux d’ombrage où la femme qui le trouble a passé; tombé jusqu’au mensonge, à la dissi180mulation du moindre de ses pas; transformé au point d’oublier la pudeur et la Bible qui furent toute la préoccupation de sa vie, mit le comble à la tristesse de Gabriel.
Mais, dès qu’il revoyait l’image de la femme, la figure, le corps affolant, et les gestes de tendresse, le ciel et la terre se confondaient au dedans de lui, en quelque substance sans nom dans la langue humaine, et dont la saveur, même imaginaire, le rendait ivre.

***

Malgré la température accablante de la journée orageuse, il voulait marcher, aller n’importe où, très loin, s’endormir par la fatigue, quand il se heurta, à la sortie de l’hôtel, à trois gamins portant sur leur tête des paniers de fleurs si admirables, qu’il se retourna malgré lui pour voir plus longtemps ces parterres ambulants, et eut la curiosité de savoir à qui de telles merveilles étaient destinées. N’osant interroger personne, il prit le parti de suivre tout simplement les porteurs.
181Quelle ne fut pas sa stupéfaction, en les voyant frapper à la porte de l’appartement de Dante-Léonard-William! Il s’arrêta sur le palier, un peu honteux de son indiscrétion, mais intrigué par la nouvelle fantaisie étrange de son ami l’Anglais.
«Heureux homme! fit-il à part lui, au moins celui-là s’amuse! Pourquoi l’ai-je plaint tant de fois? Pourquoi l’ai-je cru digne de commisération sous le prétexte qu’il n’aime pas, parce qu’il ne peut pas aimer? Mais c’est l’être le plus fortuné du monde, puisqu’il ignore le tourment que je souffre!»
Il se hasarda à passer devant la porte encore entr’ouverte. Il aperçut Lee, debout, contemplant ces fleurs nouvelles avec un plaisir qui faisait épanouir sa mobile physionomie. Le poète le vit aussi et l’appela:
– Venez donc! venez donc! dit-il.
– Je vous avoue que je suis ces corbeilles depuis la porte de la rue. C’est d’un attrait irrésistible. Mais vous donnez une fête?…
– Je me donne une fête, dit-il, en effet; voulez-vous en être?
– Non! je vous remercie; par ces temps-là, 182dit Gabriel, en montrant le ciel qui s’assombrissait, vous savez que je fais un hôte détestable…
– Oh! rassurez-vous! on ne danse pas chez moi et j’ai même négligé de faire monter des rafraîchissements…
– Mais je n’ai pas le cœur à causer; cela ne va pas; j’aurais besoin d’être seul…
– Restez donc, je suis seul, et je n’ai pas envie de parler, dit Lee en fouillant dans de grands cartons à dessins.
On entendait un bruit de soie froissée dans la seconde pièce.
– Vous êtes seul? Mais… cette fête? ces fleurs? cela ne cache pas quelque fée?…
– Non: une fleur, encore.
Et l’Anglais entr’ouvrait la porte, en indiquant du doigt la fleur qu’il allait mêler à celles des trois corbeilles.
Gabriel poussa une exclamation.
– Chut!
C’est à peine si l’on pouvait reconnaître Carlotta dans l’apparition qui venait d’arracher au jeune homme un cri d’admiration. Elle s’avança 183au signe qui lui fut fait, sans avoir cependant levé les yeux. Elle n’eut pas plus l’air de reconnaître Dompierre qu’elle ne semblait s’apercevoir qu’il y eût là quelqu’un. Elle marcha du même pas naturel, avec le même déhanchement simple qu’elle avait à l’Isola Bella. On eût dit qu’elle était chez elle, avec cette aisance de gestes particulière à l’être humain qui se sent à l’abri de tout regard. Pourtant, elle était complètement nue.
– Voyez, dit Lee avec un sentiment de fierté, ce que j’ai obtenu.
Gabriel ne put se retenir de sourire, parce que le poète disait cela du ton d’un horticulteur qui vous montre une espèce rare, résultat de longs et savants efforts appliqués à dompter la nature. Mais ici le phénomène était d’ordre contraire précisément; le dompteur avait obtenu, comme résultat, la nature.
Carlotta s’était aussitôt occupée des fleurs, et les avait disposées sur des meubles et des escabeaux, devant une baie vitrée donnant sur le lac. Puis, comme un joli animal qui a trouvé l’endroit convenable où se nicher, elle s’était 184étendue sur un tapis, au milieu des roses, des pivoines, des camélias et des tubéreuses.
Lee s’installa à son chevalet, et prit ses crayons.
– C’est un bien merveilleux modèle, dit Dompierre, mais est-ce que vous obtenez qu’elle pose?
Il doutait que cela fût possible, à la voir élever ses bras pour piquer une fleur dans sa chevelure, allonger puis reployer ses jambes, se tourner et se retourner tout entière.
– Poser? dit Lee, mais qu’entendez-vous par là? Elle pose admirablement, puisque chacun de ses moindres mouvements est digne d’être retenu. Le geste qui vaut d’être fixé n’a pas de durée; il est instantané, insaisissable, sauf à un œil attentif qui l’a pour ainsi dire pressenti, qui l’attend, qui le reconnaît au moment où il s’effectue. Très peu d’hommes ont le don de happer au passage ce signe fugitif. Le noter seulement serait faire œuvre féconde. Pour moi, je me contente de le transposer en ces sortes de symphonies plastiques…
Il levait un regard indulgent sur les cartons 185où ses compositions étaient enfermées avec soin. Déjà, sous sa main, naissaient des formes inspirées des attitudes de la superbe fille qui, à présent, s’étirait les bras et paraissait sur le point de s’endormir.
Et il mêlait, comme à l’esquisse qu’on l’avait vu exécuter à l’Isola Bella, des ondulations, des flexibilités florales aux courbes harmonieuses du corps de la Carlotta, aux serpentements de sa chevelure brune et épaisse qui, au hasard des mouvements instinctifs, caressait ou abandonnait son épaule et son sein. Cela ressemblait à la poésie de Lee, qui s’élevait à chaque instant avec une liberté hardie, mais ayant quitté le sol humain d’un coup de talon ferme et qui ne s’oublie pas.
Carlotta avait fermé les paupières; le double arc de ses cils répandait de la gravité sur son visage; ses joues au teint doré pâlissaient, et le dessin pur de sa lèvre donnait la moue divine de certains marbres antiques. Son souffle régulier soulevait et abaissait la sombre fleur de sa poitrine. Elle dormait.
– Voilà, dit Lee, le seul repos que l’on 186puisse exiger d’une femme sans lui faire violence et la dénaturer…
Ils continuaient de regarder avec ravissement le corps de Carlotta endormie.
– Ne craignez-vous pas, dit Dompierre, que l’on vous accuse d’avoir détourné cette honnête fille? Vous savez qu’on la remarque, et que le bruit de sa fortune fait aller les langues?…
Il s’aperçut, en prononçant ces mots, qu’il dépassait la limite des choses qui atteignaient le poète. La Carlotta était pour Lee le point de départ de toutes sortes de spéculations esthétiques. Quant à faire craindre au poète que l’opinion pût intervenir dans ses affaires, il n’y fallait pas songer. Le jeune homme fut convaincu que cette fille n’était même pas pour Lee une personne humaine, et que, lorsqu’il aurait puisé dans sa beauté tout ce qu’elle pouvait contenir d’utilisable pour son plaisir et son œuvre, il la rejetterait, comme il jetterait ce soir les fleurs fanées des corbeilles. Supposer qu’il l’aimât! Il aimait le rayonnement, le monde de rêves dont elle était le germe. Elle l’aidait à s’aimer, soi, ses idées et ses songes. 187Devant ce chef-d’œuvre vivant, si favorable à ses ouvrages, il restait encore, dans son cœur et sa chair, l’homme douloureusement solitaire.
Le ciel, qui s’assombrissait peu à peu, passa subitement au noir d’encre, et un coup de vent brutal bouleversa l’atmosphère. Les battants ouverts de la baie vitrée frappèrent à grand fracas, et les papiers, soulevés, volèrent en tourbillonnant dans la pièce. Carlotta s’éveilla en disant qu’elle avait froid, et, se sentant nue, dans l’hébétement du réveil, elle invoqua la madone, tous les saints, poussa des cris et se sauva.
Un nuage violacé et bas s’avançait comme un escadron à la surface de l’eau, vomi par la corne méridionale du lac de Côme. C’était un monstre soulevant les eaux effrayées, à une centaine de mètres devant lui, alors qu’ailleurs le lac était calme encore, sillonné seulement de quelques barques surprises par la soudaine bourrasque. On les voyait rentrer en grande hâte, les pauvres petites barques blanches, à grands coups d’avirons. Au loin, vers les rives 188opposées, sur Cadenabbia, sur Menaggio, elles se pressaient aussi, et, venant de toutes les directions vers un même centre, elles formaient de grands éventails diminuant, se consumant peu à peu, comme dans la main d’un prestidigitateur. En l’espace de quelques minutes, à peine, la surface du lac fut plongée dans la nuit. Tout disparut.
Une rafale ébranla l’hôtel. Des feuilles, des fleurs, des branches volaient dans une nuée rapide et poussiéreuse qui répandait un froid glacial. Le monstre passait. Derrière lui, l’atmosphère recouvra sa transparence, et l’on put voir le lac soulevé en tempête.
– Avez-vous réfléchi, dit Lee, à ce qu’on entend sous le nom de hasards? Les hasards! chose confuse et mystérieuse qui m’a toujours causé un frisson d’épouvante! Le hasard: un dieu qui joue! Il joue avec les événements humains
: mille rencontres imprévues, mille chocs insensés… Regardez, je vous prie, ces petites embarcations qui commencent à réapparaître dans le sillage tumultueux du cyclone… Pas un souffle d’air n’avait passé depuis le 189matin… Un dieu qui aurait le goût des contrastes violents… La divine fantaisie, que de faire chavirer la barque la plus tranquille, la plus heureuse, et de ne pas se soucier plus d’une vie humaine que je n’ai cure de la mouche que voilà, écrasée entre le rideau et la vitre!…
– Lee! vous êtes exécrable. Ne faites pas l’oiseau de mauvais augure! Ces malheureux canots ne tiennent pas sur le lac démonté. Regardez-les à plus de deux cents mètres du bord. Et là-bas, du côté de Cadenabbia!… Les malheureux! Est-ce que vous avez une jumelle?
– En bas, dans le hall, il y a une longue-vue.
Gabriel descendit quatre à quatre. Une inquiétude venait de le saisir. Monsieur et madame Belvidera n’étaient-ils pas dans une de ces barques? En admettant qu’ils fussent arrivés depuis longtemps à Cadenabbia, ils pouvaient avoir poursuivi leur promenade, ou bien s’être déjà réembarqués pour le retour.
Les portes claquaient dans tout l’hôtel; les domestiques couraient; des ordres, des appels 190en toutes les langues étaient échangés, des corridors au hall, du hall aux salons et aux chambres; l’escalier et l’ascenseur étaient envahis par une foule de personnes rentrant du dehors, surprises par l’ouragan, portant sur leurs vêtements légers les traces de larges gouttes d’eau qui appliquaient la batiste blanche sur la chair des bras, en taches roses. Le vent tordait les arbres du jardin, renversait les tables et les chaises de fer. Au milieu de ce vacarme, de ce tohu-bohu, de cet enfer, quelques Anglaises, installées contre les vitres, en face d’un paysage de déluge, avec
leurs boîtes à couleurs et leur verre d’eau, continuaient l’aquarelle aux tons tendres commencée avant la tempête.
Était-ce une hallucination causée par son inquiétude, par ses ennuis, par cette heure noire où tout lui apparaissait lugubre? ou encore par les imaginations du poète? Gabriel, fixant la longue-vue sur Cadenabbia, croyait trouver une ressemblance avec M. Belvidera dans l’homme d’un des canots qui continuait à tendre les avirons, à les enfoncer dans l’eau 191agitée, comme dans l’espoir d’y sentir s’accrocher quelqu’un. Son émotion lui brouillait la vue; cette lunette aussi était médiocre. Il lui semblait bien que l’homme qu’il voyait avait des moustaches fortes et noires. Comment était vêtu aujourd’hui M. Belvidera? impossible de se remémorer aucune particularité de son costume. Et il avait passé une heure à causer avec lui avant son départ!
Il quitta précipitamment la lunette. Il voulait savoir, savoir tout de suite, savoir par le plus court moyen ce qui se passait là-bas. Il fallait coûte que coûte qu’il se fît transporter à Cadenabbia.
Il ne prit que le temps d’aller chercher dans sa chambre un chapeau; donna un autre coup d’œil à la longue-vue, qui lui fit distinguer un attroupement sur le rivage de Cadenabbia. Ces gens étaient évidemment attirés par le drame qui venait de se jouer sous leurs yeux; mais tout secours était inutile, car les barques demeurées autour du lieu du sinistre avaient la plus grande peine à se tenir. Il traversa le jardin en courant et héla un batelier. Aucun 192ne répondit. La rive était déserte et tous les canots tirés très haut sur la pente sablonneuse. De grosses lames, pareilles à celles de la mer, venaient cependant les lécher, et les plus fortes, en les secouant, faisaient rendre un bruit sourd aux avirons déplacés par le choc.
– Ohé! ohé!…
Personne ne se montrait. La pluie pourtant avait cessé, et le vent avait moins de rage.
Il s’apprêtait à détacher lui-même une barque et à se risquer seul, quand un batelier se précipita à son service. Il ne fit qu’un bond et fut dans la barque la plus rapprochée. Il empoigna lui-même la seconde paire d’avirons, afin de ne penser à rien pendant la traversée.
– Mauvais temps! fit le batelier.
– Oui, oui, dépêchons-nous!
L’homme dodelina de la tête.
Le vent avait de courts apaisements mais des brusques retours si vifs, que les deux rameurs ne cessaient d’être tenus en haleine. Le batelier laissait de temps à autre échapper un juron où le nom de la Madone revenait avec insistance, dans une confusion complète de l’impré193cation et de la prière. Gabriel ne se rendit aucun compte de la façon dont ils firent cette courte et brutale traversée. Un chapeau de femme ballotté à la surface de l’eau, qui frappa son attention alors qu’ils approchaient de Cadenabbia, lui rappela tout à coup ce qu’ils venaient faire là. Le souci de la lutte pour sa propre défense durant tout le trajet, lui avait fait négliger jusqu’au motif pour lequel il exposait sa vie.
Ce chapeau, en tout cas, n’était pas celui de Luisa. Cette seule constatation fit virer le sens de sa préoccupation, et il ne fut plus soutenu que par la perspective de l’immense plaisir qu’il aurait à apprendre que Luisa allait bien, et qu’elle était là, tranquille et belle, à regarder de loin la tempête.
– Monsieur, dit le batelier, c’est noir de monde.
Un grand nombre de personnes les entourèrent à leur arrivée. On avait suivi les péripéties de leur traversée.
Gabriel regarda tout autour de lui. Il n’avait qu’un but, apercevoir Luisa.
194Elle se frayait un passage, avec son mari, au travers des groupes, pour parvenir jusqu’à lui.
L’un et l’autre étaient anxieux depuis qu’ils avaient reconnu Dompierre à la lorgnette, dans la barque.
– Qu’y a-t-il? qu’y a-t-il? s’écria madame Belvidera; est-ce qu’il est arrivé quelque chose là-bas?
– Là-bas? fit-il.
Il était complètement hébété par le bonheur de la voir vivante, d’entendre sa voix. Il souriait; il aurait voulu lui sauter au cou, l’embrasser, lui dire seulement: «Toi! toi! C’est toi!…» Il ne comprenait même pas pourquoi elle avait pu s’inquiéter de ce qui se passait «là-bas», c’est-à-dire de ce qui aurait pu arriver à la petite Luisa.
– Là-bas? répétait-il, mais rien du tout, il n’y a rien!…
– Vraiment! vraiment! mais il dit vrai; il a l’air heureux comme s’il arrivait de la promenade… Mais alors, qu’est-ce que vous venez faire ici par un temps pareil?
195 Ce que je viens faire?… Mais je ne sais pas… je ne sais pas!…
– Ne plaisantez pas tout haut, dit M. Belvidera, car tous ces gens seraient furieux; vous leur avez donné des émotions désagréables depuis une demi-heure; ils vous ont cru perdu; s’ils savaient que vous n’aviez pas de motifs sérieux pour vous exposer et un homme avec vous, vous comprenez qu’ils seraient en droit de vous faire un froid accueil.
– Ah! dit Gabriel, au diable! mais je suis bien heureux de vous trouver là!
Il respirait avec enthousiasme; il éprouvait une espèce d’ivresse après l’heure mauvaise qu’il venait de vivre. Il leur prenait les mains à tous les deux. Il se tenait à quatre pour ne pas faire une imprudence, ne pas dire franchement toute sa joie, ne pas dire pourquoi il était venu!
– Vous avez besoin de prendre quelque chose, dirent-ils.
Ils l’entraînèrent à l’intérieur. Une fois seuls, M. Belvidera lui mit la main sur l’épaule:
196– Voyons! dit-il, sérieusement, où avez-vous la tête?… Est-ce une gageure?
C’était lui souffler le mot. Il ne l’eût pas trouvé. Puisqu’il fallait donner une raison à son escapade, autant valait celle-là qu’une autre.
– Une gageure! vous l’avez dit. C’est absurde, c’est fou; c’est peut-être criminel, tant que vous voudrez! Une gageure!
Monsieur et madame Belvidera joignirent les mains:
– Enfant! enfant que vous êtes!

***

La vie reprit avec l’apaisement de la nature. Le chapeau de paille fleuri avait été emporté au loin, et dès avant la fin de la journée, les jardiniers avaient balayé les feuilles arrachées, les branches brisées, et jusqu’aux dernières traces de l’ouragan.
Dompierre, après le dîner, accompagna monsieur et madame Belvidera sur la terrasse. Ils étaient assis sur un même banc, sous les platanes magnifiques qui penchent jusque 197dans l’eau leurs basses branches. L’orage avait rafraîchi la température; on respirait un air léger imprégné de l’odeur humide des feuillages. Dans le silence, on entendait à longs intervalles le choc des dernières gouttelettes d’eau dégringolant et se grossissant de feuille en feuille, jusqu’à former la goutte énorme qui tombe à terre en claquant, ou, surprenant une nuque dégagée, arrache aux jeunes femmes un cri.
Le lac encore agité amenait presque à leurs pieds ses petites lames clapotantes. Mille lumières étincelaient sur le rivage de Bellagio; de grands nuages déchirés couraient sous la lune. Tous trois regardaient fixement devant eux, au travers des feuilles éclaircies, cette belle nuit troublée qui annonçait la fin de la saison.
Dompierre, tout contre Luisa, respirait dans le vent son odeur, son souffle, et quand il tournait la tête pour regarder la tache claire que son teint pâle dessinait dans l’ombre, reconnaître seulement sa bouche lui faisait frissonner tout le corps.
Jamais, d’ailleurs, il n’avait senti une si grande tristesse.




198XIV


Elle poussa la porte et entra avec son visage ordinaire. On eût dit qu’elle était sa maîtresse docile de chaque soir. Elle sourit et vint à lui en tendant les lèvres. Il lui avait saisi les deux mains et la maintenait ainsi à une courte distance, voulant s’imposer à toute force de ne pas recevoir son baiser.
– Bête!… dit-elle.
– Luisa! Luisa!
– Bête! répéta-t-elle, tenant toujours sa bouche tendue.
«La battre! se disait-il.
Elle était à peine vêtue; elle avait passé sur 199ses dessous un manteau de laine, avant de se coucher. Elle avait dû dire à son mari: «Je vais embrasser la petite Luisa». Et elle était venue là; son manteau quittait son épaule et elle tendait les bras à son amant dans l’attitude d’une amoureuse. Cependant une heure auparavant elle l’avait brisé par sa contenance si lointaine, si étrangère!
– Non! non! dit-il, en l’écartant, je ne peux pas vous embrasser!…
– Ah! fit-elle. Je m’en vais.
– Ne t’en va pas!
Malgré l’absurdité de toute explication, il éprouvait une sorte de nécessité de lui dire: «Tu ne m’aimes plus!» Il ne pouvait pas lui dire autre chose; il ne pouvait pas non plus ne pas le lui dire. C’était la grande affaire; c’était tout ce qu’il y avait entre eux. C’était peut-être ce qu’elle venait cueillir sur ses lèvres, ce qu’elle cherchait à provoquer par ses moyens détournés de femme. Il fallait que ces mots-là fussent prononcés pour en finir.
– Mais parle donc! dit-elle.
200– Je ne peux pas!
– Alors dis quelque chose, dis n’importe quoi! cela soulage!…
Elle dit cela avec une si sublime candeur, une sincérité si éclatante que Gabriel l’embrassa et lui soutint la tête sur son épaule. Elle n’était pas étonnée de ce qu’elle avait dit; elle ne comprenait pas que ces quelques mots eussent pu toucher le pauvre garçon. Elle ne savait pas qu’elle venait de lui dire plus que n’eût fait une longue confession péniblement arrachée par lambeaux.
«Dis n’importe quoi, cela soulage!» C’est-à-dire: quand tu as un cas de conscience qui t’étouffe; quand tu ne sais plus où donner de la tête, ne cherche pas midi à quatorze heures. Ce qui est au-dessus de nos forces ne redescend pas se mettre à notre portée, n’est-ce pas? Eh bien! perds donc la tête, va! étourdis-toi, fais n’importe quoi, tout ce que tu feras te sera favorable. Nous autres femmes, nous ne savons pas, la plupart du temps, ce que nous faisons…»
Et lui qui allait la secouer, la rudoyer et lui 201corner à tue-tête la fameuse question de l’homme trahi: «Pourquoi mens-tu?»
– Mais embrasse-moi donc!
Voilà. Telle était sa conclusion. Tout devait aboutir à ce résultat. Il fallait qu’il fût heureux de l’avoir là, entre ses bras, il fallait profiter du moment, ne pas être troublé par l’état d’esprit qui avait pu être le sien l’heure précédente
, ou qui serait tantôt le sien.
Pourtant, il savait qu’elle souffrait; c’était trop visible à l’affolement auquel elle se livrait depuis l’arrivée de son mari; à ce mouvement sans répit qu’elle dirigeait elle-même, bien qu’elle en attribuât l’initiative à M. Belvidera; à ce voyage comploté uniquement pour ne pas demeurer en place, – puisqu’elle avait voulu que Dompierre en fît partie, ce qui la laissait toujours entre son mari et son amant. – Elle souffrait parce qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer son mari, et parce qu’elle croyait en même temps aimer son amant. Celui-ci était certain qu’elle était toute à son mari quand il la possédait; et il était évident qu’elle se montait la tête pour se croire toute à son amant 202chaque fois qu’elle était dans ses bras. Mais la malheureuse devait avoir des transitions atroces entre ses sentiments contradictoires. De là ses tentatives de fuite avec son mari seul; de là son peu de honte à revenir parfois se livrer à son amant.
Il fallait à tout prix qu’une solution intervînt.
Ils étaient appuyés contre le lit. Elle avait perdu son manteau et il soutenait d’un bras sa taille. Ses doigts agités se brûlaient au contact du linge sur la chair brûlante. C’était la première fois qu’il ne se précipitait pas comme un fauve sur ce corps qui contenait pour lui toute la volupté. Il écartait le plus doucement possible ses caresses. Elle commençait à se moquer de lui. Il ne l’avait jamais autant aimée.
– Vous rappelez-vous, Luisa, une matinée d’Isola Bella?… C’était un de nos premiers jours. Vous aviez monté un peu vite les marches des terrasses et, tout en haut, vous êtes restée une longue minute pensive en face du paysage magnifique. Je vous regardais res203pirer, sous votre ombrelle; vos lèvres étaient entr’ouvertes, on apercevait un peu vos dents, et votre poitrine se soulevait…
Il vit son regard se retirer de lui tout à coup et s’enfoncer dans le monde des images. Elle lui dit:
– Ne me rappelez pas cela!
– Ce fut à ce moment-là que j’eus le premier sentiment de crainte pour l’avenir de notre amour. Il ne m’était pas venu jusque-là à l’esprit qu’un homme avait dû tenir et tenait encore une grande place dans votre vie… Vous fîtes la remarque, obligeante pour moi, que, jusqu’alors, vous n’aviez jamais pu contempler un paysage sans être interrompue par quelqu’un…
Elle comprit qu’il voulait la faire parler de son mari; elle para cette attaque:
– Voulez-vous que je vous dise à quoi je pensais quand je vous ai dit cela sur la terrasse?… Oh! je revois tout comme si j’y étais encore. Vous étiez à côté de moi, accoudé à la balustrade, et vous ne me regardiez pas tant que vous le dites; vous me regardiez de temps 204en temps par petits coups, mais ce que vous regardiez c’était le paysage, et si vous me regardiez, c’était parce que vous vouliez voir si je l’admirais… Oh! je vous connais! si je ne m’étais pas pâmée devant ce que vous trouviez magnifique, vous m’auriez prise pour une sotte… Alors je vous ai modulé cette phrase, savez-vous pourquoi? parce que je savais que cela ferait
bien!
– Luisa! Une nuit que nous étions montés sur la petite esplanade de notre olivier, dans le jardin de l’Hôtel des Îles-Borromées, j’ai senti que je vous perdais; vous vous en alliez de moi; je vous ai fait horreur un moment; qu’aviez-vous?
Elle se passa la main sur le front. Il ne désirait plus que de nouvelles blessures à son amour-propre et à son amour. Il voulait qu’elle le torturât en lui parlant de son mari.
– Vous tenez à le savoir? dit-elle.
– Oui!
– C’est absurde. Tant pis pour vous!… Il y avait dans le jardin d’une de mes tantes, sur le Pausilippe, un vieux chêne vert dans lequel 205on montait à peu près de la même façon, et où l’on avait la plus belle vue de Naples. Le soir de mes fiançailles avec monsieur Belvidera, on nous laissa nous promener tous les deux, et nous montâmes par enfantillage dans l’escalier ménagé au cœur de l’arbre. Ce fut là qu’il me donna son premier baiser, et à ce moment, il me sembla que le monde entier était changé pour moi. Quand je relevai les yeux, je ne reconnus rien de ce que j’apercevais, ni la mer, ni le Vésuve, ni la longue ville étalée à nos pieds, sauf lui qui me soutenait la taille et me regardait. Il effaçait tout; je ne voyais plus que lui…
– Mais pourquoi, si souvent, m’avez-vous entraîné vous-même dans l’olivier?
– Est-ce que je sais?
– Luisa, vous me trahissiez au milieu de vos meilleures caresses!…
– Qui dites-vous que je trahissais?
Il n’osa répéter que c’était lui qui se plaignait d’être trahi.
La pendule sonna. Gabriel dit:
– Il vous attend!
206– Oui.
– Luisa! et vous allez passer comme cela toute chaude, dans son lit!
– Toute chaude! fit-elle, ce n’est pas l’entretien que nous avons, je suppose, qui me vaudra cette qualité.
Et elle se laissa tomber tout d’une pièce, sur le dos, en travers du lit, ses beaux bras relevés et noués sous la nuque. Il détournait la tête pour ne pas voir la chair de ces bras, ni cette gorge, ni ce ventre, ni ces belles jambes adorées; mais le parfum de tout ce corps montait, l’environnait, l’étourdissait.
Il ne pensait plus; sa volonté était tombée; l’enivrement devint tel que les jarrets lui tremblaient.
Il avait préparé une phrase courte et nette à dire, à cette femme, les yeux dans les yeux, tout à coup, sans avoir revu ni son bras ni son sein. Après quoi, tout serait fini.
Quand il atteignit son visage, il dit tout autre chose que ce qu’il avait décidé; il répétait stupidement:
– Il vous attend!… il vous attend!…
207– Il m’attend! dit-elle. Mais, vous ne pensez donc qu’à lui?… En effet, ajouta-t-elle, vous êtes tellement son ami!
– Oh! dit Gabriel, suffoqué par la surprise et la colère.
Il ne pouvait plus entendre de mot plus cruel et plus irréparable; et il en cherchait en vain un plus atroce à dire, lui, et qui pût incendier jusqu’au souvenir de leur passion.
Elle eut une sorte de rire sourd, et lui happa les lèvres, en étouffant le mot qu’il allait dire, dans un baiser où il sombra tout entier…




208XV


À l’heure où la Reine-Marguerite avait apporté aux îles Borromées Dante-Léonard-William Lee, son ami Gabriel Dompierre et la mystérieuse «Sirène», le même bateau ramenait aujourd’hui à Stresa le groupe de personnes que sept ou huit semaines de villégiature avaient formé autour de ces trois premiers passagers.
On était à la fin d’octobre; l’automne autour des lacs italiens étale à cette époque sa luxuriante magnificence; mais les journées déjà courtes devaient priver les voyageurs de la vue des jardins qui descendent en terrasses 209au flanc des collines, pareils à de gigantesques escaliers que les vignes-vierges et les pampres teintent d’or, de rouille et de sang. Dès Luino, le point de départ, presque à l’extrémité septentrionale du lac, le vapeur avait allumé ses feux et filait en pleine nuit.
Ce fut une surprise lorsque, aux approches de Laveno, on entendit une voix de femme s’élever, de l’avant du bateau. Comme un oiseau heureux de revoir l’arbre où son nid s’abrite, Carlotta chantait, parce qu’elle se retrouvait sur l’eau et dans l’endroit où chaque soir elle avait coutume de conduire sa barque et ses fleurs.
Elle chanta comme à l’ordinaire, la même chanson étrange, éclatante et douloureuse, aux paroles de mort et d’amour, et dont l’accent était tantôt celui de l’innocence, et tantôt celui d’une impudeur effrénée.
Ce chant, si beau par lui-même, était tellement inattendu, et produisait, dans la nuit, et par cette fuite du bateau au milieu du lac sombre, un effet si puissant, qu’il n’y eut personne qui ne se tût pour écouter. Beaucoup 210s’avançaient afin de discerner la figure de celle qui chantait.
Gabriel et Luisa se regardèrent. Il semblait que ce n’était que d’aujourd’hui qu’ils comprenaient la force secrète de ce rythme et de cette mélodie, qui était la première chose qui les eût émus le soir même de leur arrivée, lors de la rencontre avec la barque fleurie. Ils l’écoutaient ce soir avec colère, avec terreur, et avec un triste plaisir. Ce n’était plus pour eux la voix d’une fille quelconque, ni telle chanson plus ou moins harmonieuse et touchante, mais c’était l’expression sensible, de toutes les choses de ce pays et de ce ciel, coalisées en vue d’une fascination des créatures, dont le but secret nous échappe. Est-ce que cette Carlotta, toute beauté et tout inconscience, n’était pas l’image merveilleuse du mystérieux génie qui gouvernait ici?
Quand le bateau stoppa à Laveno, Carlotta ne s’était pas interrompue. Les gens du port, accoutumés à cette musique, cherchaient sa barque et sa cargaison. Comme on ne l’avait pas entendue depuis plusieurs jours, on se 211pressait aux abords de l’embarcadère, et beaucoup applaudissaient à cet heureux retour de la marchande de fleurs. Combien de femmes, combien d’amants, combien de ces rêveurs solitaires que l’on voit promener sur ces rives leur spleen ou leur chagrin, avaient manqué ces jours derniers de cette jolie chanson du soir! Combien d’âmes animait et charmait, sans qu’elle s’en doutât, la belle enfant des îles qui ne croyait répandre pour un peu d’or que des fleurs et d’innocentes paroles! Les bravos gagnaient, s’élargissaient; on accourait de toutes parts, et lorsque le bateau vira en frôlant les jardins des villas emplies d’ombre, des voix d’enfants claires et joyeuses, et des voix plus mâles et émues, venues de tout un monde invisible, prolongèrent les acclamations. Enfin l’on quitta la rive pour gagner Pallanza en traversant la lac en sa largeur, et Carlotta ne chanta plus que pour la Reine-Marguerite.
– Il faut convenir, dit madame de Chandoyseau, que cette fille a un organe admirable!
212– Cette fille fait du mal, opina le révérend Lovely.
Plusieurs personnes sourirent. Dompierre se souvint qu’il n’avait pu s’empêcher d’en faire autant, quand le clergyman, prenant son bain, il y avait de cela quelques semaines, lui avait dit: «Ce pays-ci est mauvais». À voir ce soir le malheureux vieillard, et lui-même, et l’accablement de leur entourage, il ne jugeait plus que ces paroles de puritain fussent tout à fait ridicules.
D’ailleurs tous étaient sous le charme. Des femmes voulaient embrasser la chanteuse, et on envoyait des fillettes lui demander son nom. La traversée fut trop courte.
– D’où est-elle? où va-t-elle? interrogeait-on de tous les côtés.
On fut rassuré quand on sut qu’elle allait jusqu’à l’Isola Bella. On lui jetait de la monnaie qu’elle ramassait avec son avidité ordinaire; et son humeur ayant profité de cet encouragement, le plus puissant pour elle, elle donnait toute sa voix, elle enflait son chant avec une frénésie nouvelle. Qu’éprouvait-elle, outre la joie d’augmenter son trésor? Commençait-elle 213à comprendre l’espèce de royauté qu’elle exerçait sur ce lac et ces îles? Était-elle grisée ce soir par l’enchantement même qu’elle avait répandu autour d’elle? À un moment, elle mit un tel accent sauvage, dans la passion que traduisait son refrain, que nombre de personnes, et des hommes même, furent ébranlés jusqu’à cette courte angoisse courte qui vous loge une larme au coin de la paupière, et vous laisse hésitants, gênés, gauches, presque honteux d’avoir été touchés si à vif.
Alors elle se tut, et aucune insistance ne fut capable de
lui faire reprendre sa chanson. Elle était tapie sous son châle, et se cachait la figure. Des hommes du bateau voulurent la découvrir, et ils lui tiraient son châle en riant. Mais elle leur lança des mots crus, qui leur firent comprendre qu’elle ne plaisantait pas.
À la station de Pallanza, un homme qui se tenait sur le quai demanda à haute voix si Carlotta n’était pas à bord.
– Carlotta! par la Madone! je crois bien qu’elle est à bord!
– Carlotta! cria l’homme.
214Et ceux qui le connaissaient reconnurent le timbre du farouche Paolo.
– Carlotta! reprirent les hommes du bord, réponds donc, c’est ton promis!
Carlotta restait immobile sous l’abri de son châle noir, et ne soufflait pas. Elle grelottait, comme si elle eût été prise de froid tout à coup. Ce n’était pourtant pas sa coutume d’avoir peur.
Le promis s’élança, en bondissant, sur la passerelle qu’on était sur le point de retirer. Le capitaine allait commander de l’avant.
– Arrêtez! arrêtez! il y a encore un voyageur à descendre.
Le bateau crachait de grands jets de vapeur. Tous les passagers, préoccupés de la Carlotta, étaient anxieux de la scène qui allait se passer entre le fiancé colère et brutal et la belle fille qui s’aplatissait en tremblant, à la façon des animaux qui pressentent un malheur.
– Laissez-la, laissez-la! lui disait-on, qu’est-ce que ça vous fait? elle descendra plus loin, à l’Isola Bella.
Mais il était furieux; il n’entendait rien; il 215culbutait tout le monde. Il se jeta sur Carlotta et, l’empoignant à bras le corps, ce bout d’homme plus petit qu’elle l’emporta jusque sur le quai. Elle se débattait et hurlait. Personne de ceux qui savaient le caractère de Carlotta, son dédain ordinaire envers les menaces, ne comprenait cette frayeur subite à suivre Paolo venu au-devant d’elle, pour la transporter en barque à l’
Isola Madre.
Les roues du vapeur battirent à grand bruit et étouffèrent les cris de la malheureuse Carlotta. Tout le monde demeura péniblement ému de cette brusque séparation. Le bateau s’était déjà éloigné de Pallanza, quand un des hommes de la Reine-Marguerite fit remarquer du doigt la petite barque filant vers l’Isola Madre et que l’on distinguait assez nettement, grâce aux feux de l’embarcadère. On se pressa sur l’arrière et
on ne pouvait s’empêcher de demeurer les yeux fixés sur ce petit point noir, avec un regret, peut-être une inquiétude, une indéfinissable mélancolie.




216XVI


Dans la nuit, Gabriel, qui ne pouvait dormir, ouvrit sa fenêtre
et, ayant tiré une chaise sur le balcon, il s’y installa et respira l’air frais que la grande quantité des arbres verts imprégnait d’un parfum un peu âpre. En se penchant, il s’aperçut que la fenêtre de Lee n’était pas fermée, et qu’il y avait de la lumière dans sa chambre. Le poète, ayant entendu le mouvement de son voisin, parut. Les balcons se touchaient et, de l’un à l’autre, on pouvait causer facilement.
– Vous travaillez?
– Oui, dit Lee, je mets la dernière main à 217un ouvrage où j’espère avoir enfin montré un homme!
– Un homme?
– Oh! je ne parle pas de l’homme tel que le conçoivent vos romanciers et généralement toute votre littérature. Pour vous autres, vous avez créé une figure d’homme, lorsque vous êtes assuré que quelques poignées de crétins, de filous ou de pieds-plats de vos contemporains s’y reconnaîtront comme en un miroir. J’ai conçu, moi, un homme, grâce à l’instinct du beau que Dieu mit en moi et que toute ma vie fut employée à éclairer, à développer, à magnifier, enfin. Si je ne mets pas au jour, par le moyen de l’art, une figure différente de celle que j’eusse pu produire plus simplement en m’accouplant avec une maritorne, je ne vois pas la raison de me priver du farniente ou des plaisirs d’un viveur. J’espère donc vous faire voir un être qui se hausse au-dessus de la conception de l’humanité que vous vous faites communément.
– Ah!
– Vous glorifiez sans lassitude l’amant! 218Mais l’exaltation perpétuelle de l’amant est une honte pour une littérature. Je sais bien que jamais vous n’obtiendrez que l’humanité se défasse d’une forte et secrète complaisance envers toutes les choses de l’amour. Elle sera donc également indulgente aux acteurs de l’amour quels qu’ils soient. Il n’en est pas moins vrai que l’artiste, le poète, dont la mission est de donner des exemples de beauté, devra s’abstenir de nous exhiber le spectacle de la passion amoureuse, c’est-à-dire le cas où l’homme se ravale à plaisir au niveau de la bête, devient inintelligent, obtus, fermé à l’univers entier, prêt à toutes les bassesses, à toutes les trahisons, aux crimes les plus dégradants, dans le seul but de se vautrer sur une créature, de se perdre, de s’anéantir, soi, sa personnalité, son avenir, dans un être dont la séduction se fane dans le temps même qu’elle vous fait pâmer!… Ne m’objectez pas que j’exagère, que ce n’est pas cela; qu’il y a un amour plein de charme, de grâce et de poésie: Roméo, Juliette, les balcons, les romances, la musique, les fleurs…
. C’est le 219piège de la nature! qui ne sait de quoi il retourne? Partout où l’amour atteint la passion, il y a démence, rage, cruauté, lâcheté, mensonge, infamie et meurtre. Tout amour, qui cesse d’être une bleuette, aboutit à l’épanouissement de nos plus bas instincts!… Certes, mon héros sera celui qui, se détournant de votre idole d’Éros adorée par les siècles, aura le front de lui cracher à la face et de lui vomir son dégoût!…
– Je vois, dit Dompierre, que votre sujet vous possède… autant que le pourrait faire le sentiment de l’amour, et il vous rend cruel comme un amoureux!…
– En effet, je suis amoureux de mon sujet!
– L’amour entre chez nous comme un voleur, et l’on est déjà à genoux avant d’avoir eu le temps de crier: au voleur!
La rage du poète contre la passion de l’amour semblait croître depuis le voyage de Bellagio, et elle s’exerçait à tout propos avec une telle violence, que Gabriel se demandait si cette haine philosophique ne provenait pas d’une sorte de dépit ou d’un combat acharné 220contre l’ennemi lui-même qui menacerait d’enlever la place.
Gabriel quitta l’Anglais et poussa avec précaution la petite porte extérieure du bâtiment des dépendances, dont il gardait toujours une clef en prévision de ses sorties nocturnes; et il se trouva dans le jardin.
Le jet d’eau, comme au temps de nuits plus heureuses, égrenait toujours ses fines perles dans le bassin, et c’était le seul bruit. Les chênes-verts tachaient l’ombre de leur masse opaque; et le malheureux amant distingua les pointes aiguës et noires du bouquet de cyprès où il avait tant de fois tendu les bras à sa maîtresse.
Le parfum de la nuit était aussi le même. Toutes les choses qu’il apercevait avivaient l’affreuse plaie de son cœur.
La fenêtre de Lee était la seule qui fût éclairée, et il regarda d’en bas le poète, allant et venant dans sa chambre, se passant la main dans les cheveux, rejetant brusquement la tête en arrière, enfin en proie à la grande surexcitation de l’œuvre orgueilleuse dans laquelle il 221espérait noyer la sourde poussée de ses appétits naturels. On le voyait venir parfois jusqu’au balcon, et là, en face de la splendide nature endormie, il semblait prendre un singulier plaisir à la défier et à arracher, dans une lutte monstrueusement inégale, sa cervelle et sa chair à l’universel enchantement.
– Grand bien lui fasse, soupirait à part lui Gabriel, et tant mieux s’il y échappe!…
Il alla machinalement s’asseoir sur le petit banc de bois, au pied des cyprès, d’où il avait coutume d’épier l’arrivée de Luisa, de discerner sa silhouette claire dans l’obscurité, et de bondir à son approche. Il y sentit l’irrémédiable fin de cette vie de rêve. Le silence accentué par le menu bruit des gouttelettes d’eau tombant dans la vasque, ce silence qu’il avait tant aimé parce qu’il savait quel pas chéri l’allait rompre en faisant crépiter le gravier des allées ou les feuilles de l’automne, lui donna cette fois-ci l’impression d’un désert mortel, d’un abandon général des êtres et des choses. Il eut presque peur et regarda à droite et à gauche, d’un mouvement d’enfance qu’il 222se rappelait avoir exécuté étant petit, quand on le faisait monter, le soir, dans l’escalier obscur. Tout aussi puérile était la réflexion qui le ranima: «Si elle venait! se disait-il, s’il lui prenait l’idée de redescendre ici; même pas pour moi, puisque nous ne nous y sommes pas donné rendez-vous, mais par l’entraînement de l’habitude ou par cette complaisance que l’on a parfois pour des souvenirs qui veulent revivre! Si elle venait!…»
Hélas! si elle venait, ce serait encore entre eux une de ces scènes intolérables où ils se traitaient en ennemis acharnés. Ils n’avaient plus de caresses; ils se faisaient mal, se battaient, s’écorchaient.
Et c’était cela qu’il attendait, en se piquant la figure et les mains contre les aiguilles des sapins!
Il se souvenait de la voix de Luisa!
De tous les souvenirs de l’amour, le plus atroce est celui du son de la voix. «Mio! mon Mio!» Ses oreilles s’emplissaient de ce chant incomparable: «Mio! mon Mio!» Puis il se releva précipitamment; il avait cru entendre; 223il fit un pas dans l’allée. Personne! Le désert, plus vide, plus immense que jamais. Le bruit du jet d’eau l’impatientait; il eût voulu trouver la clef pour arrêter ce murmure infatigable, lié dans sa mémoire à une autre musique, et qui contribuait à la lui rendre obsédante.
Il continua de marcher dans le jardin. Là-bas, tout au fond, était le petit kiosque meublé, que la nuit lui cachait. Mais, plus près, il apercevait les branches plusieurs fois tordues sur elles-mêmes du vieil olivier dans lequel on montait jusqu’à une petite plate-forme, pour découvrir le lac. «C’est là, pensait Gabriel, qu’une nuit elle oublia que c’était dans mes bras qu’elle était, et qu’elle fut presque épouvantée quand je lui parlai tout à coup! Elle revoyait la figure de son mari dans un jardin
de Pausilippe!…»
Jusque-là, il n’avait jamais souffert par l’amour, ou, du moins, dans la douleur sentimentale de la vingtième année, il n’avait souffert que pour bénir la chère cause de son mal, et l’amour qui le faisait pleurer demeurait quand même pour lui un joli dieu, au visage 224aimable et plus beau que toutes les choses de la terre. Eh! parbleu! c’était ainsi que le voyait en ce moment-ci Ghislaine, cette petite fille qui s’était mise à s’éprendre de lui. Ah! il eût eu beau jeu, celui qui se fût avisé d’aller médire de l’amour vis-à-vis de cette enfant qui en souffrait pourtant! Gabriel ne la plaignait pas. Que n’eût-il pas donné pour être affecté de la même façon qu’elle, pour être fier de son sentiment, pour se sentir ennobli de sa propre douleur!
Gabriel monta par le petit escalier tournant, jusqu’au cœur du vieil arbre où il avait tenu dans ses bras le corps de Luisa. «Elle était là, pensait-il, je sentais sur mes genoux son poids bien-aimé; le parfum de sa gorge et de ses cheveux m’environnait; un de ses bras, – son bras, mon Dieu! puis-je revoir cette image sans mourir! – était sorti complètement du peignoir, et l’obscurité m’empêchant de le voir, je le parcourais lentement des lèvres, depuis la grâce vivante du poignet jusqu’au délire mortel que contient la rondeur de l’épaule. Je lui dis: «Luisa, il n’est pas pos225sible que je survive au délice que vous me donnez!»
La nuit s’avançait; le lac et les montagnes commençaient à blanchir. Il pensa: «Ce serait le moment de nous en aller, si elle était là!» Et il se leva et partit, comme s’il la suivait.
Il prenait des précautions pour ne pas faire de bruit en marchant sur le sable. Il se souvint d’un cri qu’elle avait poussé, un matin qu’ils rentraient côte à côte, en appuyant le pied sur un limaçon dont la coque avait craqué. Quelques oiseaux lui avaient répondu et les massifs s’étaient éveillés autour d’eux.

Gabriel remarqua que Dante-Léonard-William était encore à son balcon. Il avait éteint sa lampe. Il était debout et regardait au loin. Sans doute voyait-il l’aube répandre à flots son lait matinal sur les collines et sur les eaux!… Peut-être acceptait-il enfin la dangereuse invitation que ce dernier matin d’octobre répétait, une fois suprême!…




226XVII


Madame de Chandoyseau et monsieur Belvidera, qui n’avaient vu ni l’un ni l’autre l’Isola Madre, ayant exprimé chacun séparément leur intention d’y faire une excursion, on apprit pendant le déjeuner que les barques avaient été retenues de part et d’autre pour l’après-midi.
Dans ces circonstances, il se trouve toujours un M. de Chandoyseau pour s’écrier:
– Quel heureux hasard! nous ferons route ensemble.
Dompierre avait voulu se soustraire à cette promenade; mais on savait que lui seul 227pouvait avoir de ses amis les jardiniers l’autorisation de rester dans l’île après le coucher du soleil, et c’eût été bien peu aimable à lui de refuser son précieux concours. On emportait une collation et des rafraîchissements. C’était une très jolie partie de plaisir. Qu’est-ce qu’il y a de plus agréable qu’un pique-nique entre amis?
C’était une de ces journées radieuses où l’automne semble semer ses trésors à profusion, jeter la chaleur et la lumière à pleines mains, comme s’il vous disait: «Allez, allez! c’est la fin, je donne tout; nous n’avons plus d’économies à faire; nous mourons demain!»
Gabriel courbait les épaules sous la pesanteur des arbres où il avait passé à l’époque heureuse de son amour, au bras de Luisa. Le palais couleur d’abricot, les balustrades fleuries, les lianes encombrantes des allées, le parfum des plantes exotiques, et la présence encore de celle qui lui avait divinisé tout cela, mais aujourd’hui suspendue au bras d’un autre, lui versaient un enivrement qui s’accentuait pas à pas. Il fouettait de sa canne la tige des plantes, et il 228se redressait parfois, tout en marchant, comme s’il eût senti que sa taille ou ses membres fléchissaient.
Madame de Chandoyseau s’exclama en passant devant la fenêtre de la chambre des fleurs. Il y en avait une quantité en pots, et quelques-unes, déjà cueillies et humectées d’eau fraîche, étaient disposées sur les paniers et faisaient avec le mobilier rustique le plus gracieux effet.
Madame Belvidera et Dompierre étaient demeurés en arrière.
– Venez donc! venez donc! leur dit-on; il faut absolument voir cela, c’est délicieux!
– Ah! dirent-ils.
Et ils s’avancèrent jusqu’à l’appui de la fenêtre, pendant qu’on se retirait pour leur faire place.
Ils durent se pencher, explorer la pièce du regard.
Gabriel murmura:
– Je veux vous avoir là, une dernière fois, quand la nuit tombera, là!
Elle ne lui répondit pas et s’écria comme tout le monde:
229– C’est délicieux! c’est délicieux!
On goûta sur l’herbe, à l’endroit précisément où les deux amants avaient été le plus touchés par la beauté du paysage. C’était au milieu de camphriers, d’arbres à thé, de houx frisés et de chênes-verts. Un vieux cèdre étalait au-dessus d’eux, comme l’implacable main de la destinée, sa branche plate, gigantesque. On voyait Pallanza toute blanche, au travers d’une fenêtre de feuillage. À cinq heures, la grille de la grande entrée fut fermée et le bruit
du fer en retentit.
– À présent, nous sommes absolument tout seuls dans l’île?…
– Tout seuls, avec les jardiniers.
On battit des mains, ce fut un bonheur pour tous de profiter d’un avantage exceptionnel.
À l’heure du coucher des oiseaux, l’air fut déchiré par un grand vacarme, et l’on vit passer les paons qui rentraient.
Puis vint la promenade à la nuit tombante que hâte l’ombre des arbres séculaires. Dans le demi-jour, on marchait sur la couche profonde des feuilles sèches. Elles étaient en si 230grande abondance dans certaines allées que les pieds s’enfonçaient très avant et sentaient les arrière-couches déjà fermentées. Une odeur
lourde s’en dégageait. À la moindre brise venue du lac, les feuilles tombaient en neige d’or voletante qui s’attachait aux chapeaux des femmes, ou se plaquait sur les poitrines et les visages, en furtifs et inquiétants baisers de lèvres froides. Mais, çà et là, une grande trouée s’ouvrait sur le couchant coloré encore, et la braise des feuillages ranimée par les restes de l’incendie céleste, réchauffait soudain, faisait rire quelqu’un sans qu’il sût pourquoi.
On joua à cache-cache. On se perdit.
Gabriel se trouva vis-à-vis de Luisa au hasard du jeu. C’était dans la proximité du palais. Il empoigna la jeune femme par la main sans lui rien dire et l’entraîna. Ils parcoururent toute une allée sans prononcer une parole. L’ombre était déjà partout assez épaisse. Il souleva le lierre, poussa la porte de la chambre des fleurs sans rencontrer de résistance. Ils n’entendaient l’un et l’autre que leurs 231souffles très émus, et au loin, dans le parc
, les longs cris du jeu. Gabriel verrouilla la porte sans quitter la main de Luisa:
– Ah! je t’ai! dit-il, en la baisant comme une bête vorace.
Elle était hébétée, folle, absente. Elle ne songea qu’à dire:
– Prends garde! je suis pleine de feuilles.
Mais il mordait, avec le corsage, les feuilles rouillées au goût corrompu de chose morte.
Ils roulèrent parmi les fleurs dont ils entendaient se rompre les tiges sous leur poids.
– Oh! oh! disait Luisa, c’est fini! c’est fini! Il est temps de s’arracher à tout cela.
On entendit à nouveau les cris et les appels lointains des joueurs.
– On nous croit perdus, dit Gabriel.
– Perdus, en effet! répétait-elle.
– Ah! donne! donne! criait-il, en lui écrasant la gorge de ses baisers.
Et tout le corps de la malheureuse se cabrait.
– Tu vois, tu vois! criait-il, il y a tout de même un Dieu qui nous protège, puisque je t’ai
là, dans cette chambre qui nous attend 232depuis des semaines, dans cette chambre que j’avais fait aménager pour nous, où je m’étais juré de t’avoir… Tu vois, nous y sommes chez nous! Ah! je t’aurai encore, je t’aurai encore ici!…
– Non, je me sauverai!
– Mais si! vois donc comme c’est fait exprès: on dirait que tout le monde s’est entendu pour nous laisser ici… Lee n’est pas là aujourd’hui, et jusqu’à la Carlotta qui devrait venir chercher ses fleurs à cette heure-ci et qui ne vient pas!…
– Mais elle viendra: elle va venir. Allons-nous-en!
– Reste encore! attends que je devienne fou: je me jetterai par cette fenêtre et tu seras débarrassée de moi!
– Voilà encore des feuilles! dit-elle
impatientée, en retirant les choses humides de sa chevelure. Ah! cet automne effrayant, tout rouge, et pourri en dessous, as-tu vu, ce soir? Écoute! écoute!
Des cris plus vifs et plus prolongés venaient du dehors.
233– Allons-nous-en! allons-nous-en!
Gabriel lui-même s’était relevé à cause de la vigueur du cri que l’on venait d’entendre.
– J’ai peur! dit Luisa.
Il avait ouvert la fenêtre et prêtait l’oreille.
– Cela ne vient pas du parc, dit-il; il y a quelqu’un qui a appelé sur la grève… Peut-être sont-ils déjà descendus aux barques et ils nous appellent pour partir.
– Donne-moi la main, dis! ne me laisse pas!
Ils tremblèrent tous les deux simultanément, les mains unies. Un cri horrible venait de jaillir dans le silence du soir.
– N’aie pas peur, dit Gabriel, on ne nous appelle pas, mais viens, viens!
Et il l’entraîna à demi morte d’effroi.




234XVIII


Ils tombèrent presque aussitôt au milieu des jardiniers qui se précipitaient du côté du sentier qui conduit à la porte dérobée par où les deux amants avaient pénétré un jour dans l’Isola Madre.
– Qu’est-ce qu’il y a?
Mais les hommes bondissaient sans répondre. Une de leurs femmes, le poing sur la hanche et hochant la tête, dit:
– Oh! c’est Paolo. Il en veut à Carlotta. Il l’a peut-être bien tuée à l’heure qu’il est.
Gabriel ne put se tenir et s’élança à la suite des jardiniers en disant à Luisa de l’attendre; 235il lui apporterait immédiatement des nouvelles.
Arrivé à la petite porte dissimulée sous les lianes fleuries, la petite porte des contes de fées, il rencontra un groupe de trois jardiniers contenant à grand’peine Paolo qui gesticulait et hurlait.
– Votre ceinture, signore, s’il vous plaît! dirent-ils; nous n’avons pas de quoi le tenir!…
Gabriel défit sa ceinture, et on lia les mains au forcené.
– À la bonne heure! dit Gabriel, comme cela!…
– Oh! signore, malheureusement c’est trop tard!
– Comment! c’est trop tard?…
Les trois hommes regardèrent tous dans la même direction, et, avec un geste résigné des bras:
– Ça y est!
– Grand Dieu! il l’a tuée!
On voyait à une cinquantaine de mètres les lueurs vacillantes des lanternes que quelques-uns des hommes avaient songé à apporter; et on distinguait, tout autour, des gens courbés ou à genoux.
236Le jeune homme ne fit qu’un saut. On l’accueillit par le même mot simple et tragique:
– Ça y est!
Quelqu’un ajouta:
– Ça devait arriver.
Carlotta était couchée sur le sable. Ses cheveux avaient été défaits dans une lutte corps à corps où elle avait dû se défendre désespérément; une blessure à la tempe rougissait cette toison noire magnifique, presque à l’endroit où elle avait coutume d’y piquer des roses; sa bouche était entr’ouverte; on apercevait l’arc d’ivoire de ses dents. On avait déchiré son corsage dans l’espoir qu’elle respirât encore, et sa pure poitrine de déesse demeurait immobile comme un marbre. On la recouvrit. Sa figure gardait, comme aux jours de son court bonheur, la sérénité puérile ou divine des chefs-d’œuvre antiques. Avec sa lèvre relevée et ses bras demi-nus écartés en croix, elle n’était pas différente de ce qu’elle était dans sa barque lorsque, élargissant les bras pour saisir les avirons, elle commençait de chanter.
237Les amis arrivèrent, ayant cessé le jeu en entendant les cris. Madame Belvidera s’était jointe à eux; et les femmes des jardiniers étaient également descendues.
Tons vinrent grossir le groupe des hommes muets penchés sur le cadavre de la marchande de fleurs. Il se fit un remuement. De courtes réflexions étaient étouffées dans les gorges crispées. Cela faisait des espèces de gloussements, émouvant langage de terreur.
Puis les femmes de l’île s’agenouillèrent une à une. Une vieille qui était courbée en deux se lamentait:
– Sa mère! sa pauvre mère! qu’est-ce qu’elle va dire?
Alors toutes les femmes se mirent à pleurer.
Un de ces hommes
rudes, en contemplant l’admirable morte, brandit le poing avec indignation:
– Quel malheur! dit-il.
Tous sentirent l’injustice des choses. L’extraordinaire beauté de la jeune morte les touchait jusqu’au plus profond de leurs instincts, et ils sentaient qu’elle était faite pour charmer les 238regards et enchanter le monde. Ils ne pouvaient relever les yeux, tant la beauté qu’elle gardait dans la mort avait de puissance. Ils étaient tous en colère. Peu à peu ils firent comme les femmes, se mirent à genoux, demeurèrent longtemps ainsi, dans une sorte de stupéfaction religieuse, en face de cet outrage du ciel, qu’il fallait accepter.
Puis les étrangers s’éloignèrent, à l’heure du dîner.
On croisa dans l’ombre une barque où l’on reconnut Dante-Léonard-William. Il avait son chapeau rabattu sur les yeux; un manteau à grand col relevé l’enveloppait. Il allait probablement au-devant de Carlotta pour une de ces promenades nocturnes qui étaient toujours demeurées mystérieuses. Peut-être se contentait-il, en ces entrevues, de s’asseoir à côté d’elle, et de dire des vers en regardant dans ses yeux la couleur bleue des montagnes
. Peut-être suivait-il sa barque dans le sillage embaumé des fleurs? Alors, ce soir, il allait mettre le pied dans le sable rougi du sang de sa jolie muse; il l’attendrait sur la grève; il 239l’appellerait doucement en disant plus haut certains vers auxquels l’oreille de la pauvre enfant était sensible! Dompierre, qui connaissait par cœur ces vers, tremblait à la pensée que la voix du poète les prononcerait ce soir sans éveiller l’écho charmant de la chanson accoutumée; il les entendait par avance retentir et s’éteindre en vain sur cette grève d’Isola Madre, désormais muette et défleurie.
Lee ne répondit pas au mouvement que sa vue avait provoqué dans la barque. Il ne voulait pas être reconnu.
Quelqu’un dit:
– Ne conviendrait-il pas de l’avertir?
Dompierre hésita un moment; puis, se ressouvenant du dédain de l’Anglais pour tout malheur particulier et pour les émotions de l’amour:
– Laissons-le donc, dit-il, que voulez-vous que cela lui fasse!
La barque du poète continua de filer dans l’ombre
de l’Isola Madre.




240XIX


La mort de Carlotta bouleversa l’Hôtel des Îles-Borromées. Chacun la connaissait, lui achetait des fleurs, et avait coutume d’aller l’entendre, le soir, dans les jardins ou sur le lac. Sa beauté était proverbiale.
On se porta, après le dîner, sur le bord du lac. Beaucoup avaient l’intention de se faire conduire jusqu’à l’endroit où le crime avait été commis.
Ceux qui n’allaient point à l’Isola Madre éprouvaient un instinctif besoin de contempler au moins de loin la figure désormais sinistre 241de l’île qui contenait cette nuit le corps inanimé de la Carlotta.
L’allée qui longeait l’eau, en face de l’île, se trouva garnie d’une foule nombreuse. On avait fait apporter des sièges, et tous les pensionnaires de l’hôtel étaient là, animés de l’étrange curiosité que donne le voisinage de la mort.
Le ciel était pur, l’air calme et doux. Malgré le murmure des voix, le grand silence du lac était sensible, et chacun avait la certitude qu’aucun chant ne s’élèverait ce soir de là-bas, du côté de la grosse masse enténébrée de l’île mère!
Assis en face de madame Belvidera, Gabriel Dompierre, accablé, tournait la tête tantôt vers la jeune femme et tantôt vers cette grande plaine immobile où s’était mirée une période si émue de sa vie. Ni l’un ni l’autre des deux amants n’osait parler. Mais tous deux comprenaient le sens du mystère que la nature impitoyable semblait avoir représenté devant eux et pour eux. Car l’illusion de la vie est telle que la plupart des événements et des choses y 242paraissent vraisemblablement organisés pour ou contre chacun de nous.
Ils se rappelaient cette voix entendue sur le lac, dès la première soirée de leur séjour, cet attrait irrésistible qui les avait placés côte à côte dans une même barque, à la poursuite de la séduction flottante qu’avait été la jolie marchande de fleurs. Et, chaque soir, la chanson ardente et naïve avait été une invitation nouvelle à l’amour. Cette mélodie les avait été chercher, les avait attirés, fascinés, jusqu’à ce qu’elle les berçât aux bras l’un de l’autre dans la barque amarrée sur le sable, aux environs des lauriers roses. Quelle volonté cachée, quel caprice inconnu avait prémédité et exigé leurs baisers, leurs extases et jusqu’à leur douleur présente?
Et la figure de Carlotta grandissait dans leur esprit. Certaines paroles de Lee leur revenaient à la mémoire, et ils ne souriaient plus du poète qui avait salué en cette fille des Borromées le génie du lac et des îles. Qu’est-ce exactement que la réalité, dans le monde? À quel point précis se différencie-t-elle du rêve?
243Maintenant, il avait disparu, le joli dieu du lac et des îles. Jamais plus aucune de ces rives ne recevrait l’image de sa beauté, ni ses fleurs, ni ses chansons! Le vent sévère de l’arrière-automne allait disperser les mille parcelles desséchées des ombrages que son charme avait pénétrés. Tout allait se faner, se dénuder et mourir; tout ce pays serait prochainement dépeuplé. Les îles Borromées étaient sans âme.
Très peu s’aperçurent de la barque de Lee, qui aborda aux marches situées près de l’endroit où se trouvaient monsieur et madame Belvidera et Dompierre. Avec son grand chapeau et son manteau romantique, le poète traversa la foule comme une ombre. Il marchait à grands pas et d’une allure précipitée.
Une curiosité invincible fit lever Gabriel. Il avait hâte de savoir l’impression de l’accident sur cette étrange cervelle. Machinalement, monsieur et madame Belvidera se levèrent avec lui et le suivirent. Ils portaient le poids des événements, et parlaient peu. Ils se promenèrent de long en large dans le jardin des annexes, où Gabriel les avait entraînés; ils 244firent le tour du jet d’eau au perpétuel murmure. Le jeune homme leva la tête: on allumait la lumière dans la chambre de Lee. Gabriel allait surprendre la figure de l’Anglais, savoir!… Mais le moyen était par trop indiscret; il essaya d’entraîner ses compagnons. Mais tout à coup, il leur dit, sans pouvoir se maîtriser:
– Regardez!
Ils levèrent la tête. Lee était assis, la figure en plein dans la clarté de la lampe; il venait de se mettre à sa table de travail, simplement, mais ses mains étaient inertes, tombées devant lui, et, pour la première fois, de sa vie d’homme, peut-être, des larmes coulaient le long de ses joues glabres.
– Regardez! regardez!
Dompierre raconta ce qu’il savait des relations de Lee et de la marchande de fleurs.
– C’était donc lui! s’écria M. Belvidera.
– Le malheureux!
– Il souffre de son orgueil abattu; mais que n’a-t-il pas souffert avant de pouvoir pleurer comme cela!
245– Oui, dit madame Belvidera, cela se voyait sur sa figure. Maintenant il sera moins laid.
Ils restaient tous les trois immobiles et très émus devant ce baptême de la douleur d’amour qui achevait de faire d’un poète un homme.




246XX


On vit une dernière fois la figure de Carlotta, environnée de tout ce que la saison pouvait encore fournir de fleurs. La petite blessure de la tempe était invisible, et le repos de la mort idéalisait à peine ses traits qui avaient toujours été beaux et tranquilles.
Quand la bière, où ce corps charmant était couché à demi découvert, parut sous le portail de la petite chapelle d’Isola Madre, un frisson parcourut l’assistance composée de personnes innombrables massées dans le parterre étroit, juchées sur l’appui des fenêtres, sur les escaliers, sur la terrasse supérieure, et répandues 247fort loin dans les jardins. Ce peuple des îles et des lacs d’Italie, presque païen encore, avait un mouvement de révolte de ce qu’on lui ravît une si grande beauté.
Mais tout disparut promptement, et les gens trop éloignés, qui n’avaient pas entendu le bruit sourd de la chute du cercueil dans la terre et qui se haussaient sur la pointe des pieds, n’aperçurent plus que les fleurs que chacun jetait et qui se superposaient en une sorte de montagne croulante et sans cesse surélevée.
Après quoi, des centaines de barques s’éloignèrent
dans toutes les directions. De petites lames dures agitaient le lac, et toutes ces coques de noix vacillaient. La crainte du danger détourna les esprits de la tristesse de ce que l’on venait de voir et de tout ce que l’on sentait d’irrévocablement révolu. En mettant le pied à terre, madame Belvidera s’approcha de son amant et lui dit:
– Adieu, mon ami; nous partons.
Il s’attendait à tout. Cependant, il porta la main à la gorge, comme s’il se sentait étouffer.
248– Quand?
– Tantôt, après déjeuner.
– Tantôt! fit-il atterré… alors… c’est fini!
– Allons! dit-elle, soyez raisonnable!
Dompierre monta chez lui. Il ne se sentait pas le cœur de déjeuner. Les dernières semaines de sa liaison avaient été douloureuses; cependant il eût souhaité qu’elles durassent longtemps.
Il entendit Lee, qui demeurait enfermé dans sa chambre depuis la mort de Carlotta. Autre drame, terrible et muet peut-être pour toujours. Il s’accouda à la fenêtre et attendit que l’omnibus de l’hôtel vînt s’ouvrir devant la porte du hall et ensevelir à jamais pour lui, dans son coffre aux lettres dorées, Luisa!
Luisa emportée, disparue! dans un instant! dans l’instant qui vient!…
Ces minutes d’exaspération ne sont pas assez longues. Et pourtant il lui a semblé que le temps du déjeuner n’en finissait pas. Mais qu’il voudrait donc demeurer là des jours, dans 249l’attente d’un moment ou Luisa paraîtrait, oh! même de loin, là-bas, au tournant d’une allée! Il écoute le bruit incessant du jet d’eau; il n’a pas la force de tourner la tête du côté du massif des cyprès.
C’est fait. Il vient d’apercevoir la lourde voiture. Un cri retentit. Il a reconnu sa voix. C’est elle qui appelle la fillette.
– Luisa!
Son appel se prolonge et se perd dans les jardins. Il voit de loin l’enfant qui court, les cheveux au vent.
Il descend. M. Belvidera vient à lui, les mains tendues; il s’excuse de partir si rapidement; il est rappelé par dépêche.
Gabriel lui répond par quelques phrases de politesse.
Voilà madame Belvidera qui descend, avec des paquets, des ombrelles, des plaids. Elle demande à madame de Chandoyseau si son chapeau n’est pas posé de travers. Elle a oublié un gant; elle fait remonter la femme de chambre. Elle appelle la petite Luisa que tout le monde embrasse.
250– Nous ne sommes pas en retard, au moins?
L’omnibus est là, béant. Les malles sont posées sur l’impériale en lourd échafaudage; on a retiré la petite échelle accrochée à la tringle de fer, et un homme est debout à la portière de la voiture. M. Belvidera distribue les derniers pourboires.
– Allons! allons!
Madame Belvidera, qui n’a pas eu seulement le temps de serrer la main de tout le monde, se tourne vers Dompierre, et, avec un sourire très bon, très aimable:
– Adieu, monsieur, dit-elle.
Il s’incline et prend la main qu’elle lui donne.
– Adieu, madame.
C’est aussi simple que cela.
Monsieur, madame Belvidera et l’enfant sont installés, avec deux étrangers, dans l’omnibus. Le portier galonné en ferme la portière à grand bruit, et soulève sa casquette. Alors, de l’intérieur, ce sont des sourires et des signes de main. Le fouet du cocher a claqué. Le véhicule s’ébranle, et dans le temps de quatre 251secondes, il a tourné sur la route et disparu.
Et on entend l’appel mélancolique, le long sifflet du bateau qui approche de l’embarcadère.




252XXI


Ceux qui restaient allèrent se promener. À part quelques connaissances assez indifférentes, il n’y avait plus autour de Dompierre que les Chandoyseau et Ghislaine. Le révérend Lovely et sa femme étaient partis, et Lee était là-haut tout seul.
On ne craignait plus le soleil; le lent tonneau d’arrosage avait interrompu sa promenade des beaux jours de torpeur, et les pluies fréquentes lavaient les allées.
Gabriel sentait approcher le chagrin qui déborde, éclate et se répand comme un fleuve qui a crevé ses digues. C’était une sourde 253rumeur grossissante qui semblait lui monter de la poitrine à la gorge, et qui se portait aussi sur la vue qu’elle brouillait peu à peu. Car le fait lui-même n’est presque rien en comparaison de son retentissement: l’adieu, l’omnibus et la dernière ligne du profil qui disparaît au tournant de la route, c’est à présent que cela pénètre et opère son ravage!
Il était tenté de fuir. Il avait eu plusieurs bonds en avant; il avait préparé le mot de congé: «Vous permettez?…» ou: «Pardon!…» Mais sa nature de voluptueux se rebellait inconsciemment contre le vide épouvantant qu’il allait éprouver dans la solitude. Et il restait par lâcheté dans la compagnie d’un homme nul et de ces femmes dont il sentait que l’une au moins était pleine de tendresse pour lui.
Parler de n’importe quoi; s’impatienter même de la vanité de l’heure qu’il allait passer là, c’était toujours reculer le moment de la redoutable explosion. Et il restait.
En passant sous les épais massifs d’arbres verts tout ébranlés encore de l’organe de Luisa, 254Gabriel entendait la voix fine, fraîche, mesurée et précise de la jeune fille qui parlait avec justesse, redressait avec application les erreurs de son beau-frère et de sa sœur. Il fallait son extrême misère présente pour qu’il se trouvât seul dans ce groupe. Mais il sentait que c’était pour lui que Ghislaine se donnait la peine de parler. Et il avait dans son dénuement un besoin éperdu que l’on s’occupât de lui.
L’émotion de la pauvre enfant était au comble. Son amour étant né malheureux, elle éprouvait toute la joie possible aux femmes destinées à souffrir, en s’apercevant que pour la première fois sa tendresse ne répugnait pas au jeune homme.




255XXII


À la suite d’une pénible nuit, Gabriel se hasarda à frapper à la porte de Lee. Les deux hommes se serrèrent la main. Puis ils causèrent comme à l’ordinaire, mais leur conversation trébuchait à chaque pas et tombait.
– Il est temps de partir, dit Dompierre.
– Oui.
– Quand?
– Quand vous voudrez.
– Demain.
Gabriel descendit et donna des ordres au bureau. Ensuite, il regarda successivement sa montre, une horloge, une autre horloge et puis 256sa montre encore, dans l’espoir de trouver le temps plus avancé qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Les pensionnaires étaient clairsemés, les corridors reprenaient le calme des mortes-saisons; à chaque passage du bateau l’hôtel se dépeuplait davantage.
Une pluie fine bruinait au dehors; il resta quelques minutes contre la vitre d’une porte-fenêtre, en face de l’immense tristesse qui avait envahi le paysage. Le lac était à demi voilé, les îles invisibles. Gabriel noyait sa pensée dans le deuil de la nature; et le vent qui chassait la pluie en nuages grisâtres rasant la surface de l’eau, semblait promener sur cette désolation les formes mêmes de sa douleur.
Il ouvrit la porte du salon de lecture et trouva là Ghislaine. Il avait tant souffert depuis la veille qu’il avait oublié cette vivante tendresse dont le contact lui avait été cependant comme un frais pansement sur sa blessure.
Elle était assise, dans le jour de la fenêtre. La chair délicate de son visage, les alentours extrêmement sensibles de ses yeux manifestèrent une émotion vive. Cette rencontre, ces 257derniers instants, c’était pour elle l’aboutissement d’un long drame silencieux de deux mois.
Mais, que dire? Ils refoulaient tout ce qui leur montait aux lèvres. Il voulait dire: «Mais non! pauvre petite, c’est impossible! vous sentez bien que je ne vous aimerai pas!…» Elle voulait lui dire: «Je vous aime! je vous aime! et je serai si heureuse en continuant de souffrir par vous!…»
Par contenance, ils tournèrent la tête vers la vitre que la pluie battait. On n’apercevait que les feuilles ruisselantes des fusains et des lauriers-cerises et les grands glaives tordus et flamboyants des aloès sur lesquels l’eau glissait comme sur une peau grasse.
– Quel temps!
– Quel temps!
– Est-ce que vous partez bientôt?
– Oui, demain.
Elle eut un frémissement imperceptible:
– Comme nous! dit-elle.
Ils regardèrent encore tomber la pluie.




258XXIII


Sous la pluie persistante, Gabriel Dompierre et Dante-Léonard-William Lee, monsieur et madame de Chandoyseau et Ghislaine quittèrent Stresa par le bateau du matin. Installés à l’arrière, sous l’abri de toile qui couvrait le pont, tous donnaient un dernier coup d’œil à cette anse privilégiée du lac Majeur qui contient Pallanza, Baveno, Stresa et les trois îles.
M. de Chandoyseau hasarda cette réflexion:
– Que diable! il ne faut pas nous plaindre, nous avons passé là une bien belle saison.
Dompierre regardait fuir les rives d’où le poète avait vu émerger une trop réelle sirène; 259il s’appliquait à percer le brouillard; il s’acharnait à distinguer une dernière fois tel
ou tel lieu, à ressusciter tel souvenir dont la saveur lui versait un suprême enivrement.
La pluie s’épaississait, le bateau filait, toute cette baie de volupté disparaissait dans une grisaille impénétrable; on tourne et ce n’était plus la peine même de regarder. Gabriel eut une oppression comme si l’air venait à lui manquer; ses narines battaient; sa bouche était entr’ouverte en quête d’un souffle épuisé, il avait senti expirer le parfum des îles Borromées.



FIN

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